Littérature

Quand le Carré rencontre Sebald – sur L’espion qui aimait les livres de John le Carré

Écrivain

Ouvrage posthume et inédit du créateur de Smiley, L’espion qui aimait les livres offre dès la page 21, une surprise : John le Carré rencontre W. G. Sebald ! Cela paraît improbable, mais devait bien arriver : le maître du roman d’espionnage, fasciné depuis toujours par l’Allemagne, grand mais très ironique esprit européen, dit son admiration pour le Bavarois exilé depuis les années 60 dans l’est de l’Angleterre, auteur immense d’une œuvre brutalement interrompue en 2001 par un accident de voiture.

Un livre posthume et inédit de John le Carré, pas un fond de tiroir (nous promet-on), un vrai roman achevé et conçu comme tel : quelle joie ! Peu importe, alors, l’histoire détaillée de sa publication, le fait par exemple que l’auteur en ait terminé la rédaction dès 2014, semble-t-il, avant donc la parution du testamentaire et magnifique Héritage des espions

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Le livre est bien là, disponible sous le titre français de L’espion qui aimait les livres, traduit par la fidèle Isabelle Perrin qui a pris seule la relève de sa mère. À cet égard, il faut insister sur le délice frissonnant qu’on a éprouvé pendant des années à retrouver leurs deux noms, à chaque fois, sur la couverture du roman qui paraissait : « traduction de l’anglais par Isabelle et Mimi Perrin », laquelle Mimi fut un personnage assez romanesque, chanteuse de jazz fameuse avant de devenir, entre autres, la voix française de le Carré…

Bref, nous commençons à lire L’espion qui aimait les livres (ne serait-ce pas quelque chose comme une épitaphe, cette très libre adaptation du titre original, Silverview ?), en nous disant qu’il va falloir savourer ce moment, en craignant tout de même (avouons-le) d’être déçu, surtout après le formidable Retour de service paru il y a deux ans… Et voilà que nous attendait une surprise, dès la page 21 : John le Carré rencontre W. G. Sebald ! Cela paraît improbable, mais devait bien arriver : le maître du roman d’espionnage, fasciné depuis toujours par l’Allemagne, grand mais très ironique esprit européen, dit son admiration pour le Bavarois exilé depuis les années 60 dans l’est de l’Angleterre, auteur immense d’une œuvre brutalement interrompue, mort dans un accident de voiture en 2001. Bien sûr, c’est là quelque chose comme un hommage, d’autant que le livre de Sebald cité dans L’espion qui aimait les livres est l’un des plus beaux et peut-être des plus mélancoliques, Les Anneaux de Saturne, où le narrateur nous fait déambuler sur les chemins du Suffolk et croiser Kafka ou Thomas Browne au fil d’une marche vagabonde, d’une méditation proprement vertigineuse.

Comment John le Carré en arrive-t-il à Sebald ? Par le biais de la mélancolie, justement, celle qui baigne tout particulièrement les derniers livres du romancier, et qui donne à celui-ci une lumière spécialement crépusculaire… L’intrigue se met en place, ainsi, à travers la relation qui se noue entre un jeune homme, Julian Lawdnsley, ex-trader lassé par la finance qui s’est reconverti en libraire dans « une petite station balnéaire perdue sur les côtes du Suffolk », et son premier client, un certain Edward Avon, personnage intriguant, qui dit avoir bien connu son père autrefois et a tous les atours, y compris la maîtrise des langues slaves, d’un agent sur le retour… À vrai dire, les connaissances littéraires de Julian ne sont pas très étendues, c’est pourquoi il se fie à son aîné qui lui suggère l’aménagement au sous-sol de sa librairie d’une sorte de « République de la Littérature » vouée aux œuvres les plus importantes de l’histoire mondiale des lettres, et lui fait donc découvrir Sebald comme un possible guide dans cette entreprise :

« Je dois vous avertir d’entrée de jeu que Les Anneaux de Saturne n’est pas un guide touristique au sens où vous et moi pouvons l’entendre. Mais je suis trop pompeux […] Les Anneaux de Saturne est un tour de force littéraire, un voyage spirituel qui débute dans les marches du Suffolk et embrasse tout l’héritage culturel européen jusqu’à sa destruction. Sebald, W. G., précise-t-il en utilisant cette fois-ci la prononciation anglaise pour permettre à Julian de noter. Ancien professeur de littérature européenne dans notre université d’East Anglia, dépressif comme les meilleurs d’entre nous et aujourd’hui décédé, hélas. Qu’il repose en paix. »

À vrai dire, nous ne sommes pas sûrs du sens exact que peut avoir ce projet de « République de la Littérature » dans l’économie générale du roman, d’autant que le personnage d’Edward Avon est tout au long du livre comme nimbé d’une brume de mystère, laquelle ne se dissipe pas vraiment au fil de l’intrigue et enveloppe tout autant sa femme, riche propriétaire du domaine de Silverview, elle-même ancienne responsable importante du MI6, qui est en train de mourir d’un cancer… Dans sa postface au roman, le fils cadet de John le Carré, Nick Cornwell, suggère justement que cet aspect du livre peut expliquer la résistance de son père à l’idée de le publier immédiatement, l’épouse de l’écrivain luttant elle-même, au moment de la rédaction, contre un cancer qui allait lui être fatal. Il semble également que certaines situations du livre aient pu correspondre à des opérations des services de renseignements britannique, dont l’écrivain, par loyauté, n’a jamais voulu décrire le détail réel. Mais qu’importe, au fond ?

Peu de choses se passent directement dans L‘espion qui aimait les livres : on a des rendez-vous et des doutes, on discute beaucoup, on échange des documents et des enveloppes, on avance indécis vers quelque chose qui pourrait bien ressembler, tout simplement, à la mort… Ou peut-être est-elle déjà là, cette mort, et c’est derrière sa paroi de verre (ou de papier) que nous observons le monde s’agiter absurdement. Le caractère posthume du roman nous fait en tout cas réfléchir, presque en rêvassant, au statut de la fiction chez John Le Carré : ses livres ne sont-ils pas, presque toujours, situés dans une sorte d’à-côté du monde, voire un au-delà, ou alors sa coulisse trouble, son papier carbone dont le déchiffrement méticuleux permet de mieux comprendre le sens, ou plutôt que ce sens était vain ? Il semble même que les personnages les plus chers au romancier, plus méditatifs qu’acteurs, évoluent dans une sorte de caverne platonicienne, une théorie murmurée, qui révèle par sa doublure le moiré du tissu du monde, pourtant mité… C’est là comme un vertige, et l’on sait aussi combien le thème du vertige est important chez Sebald.

L’espion qui aimait les livres est dans ce registre, fondée sur l’incertitude où nous demeurons quant à la nature réelle des êtres.

Un passage des Anneaux de Saturne peut ainsi nous revenir en mémoire, quand le narrateur observe l’océan, un soir à Southwold : « j’eus soudain l’impression de sentir très nettement la lente immersion du monde basculant dans les ténèbres. En Amérique, nous dit Thomas Browne dans son traité sur l’enfouissement des urnes, les chasseurs se lèvent à l’heure où les Persans s’enfoncent dans le plus profond sommeil. L’ombre de la nuit se déplace telle une traîne halée par-dessus terre, et comme presque tout, après le coucher du soleil, s’étend cercle après cercle – ainsi poursuit-il – on pourrait, en suivant toujours le soleil couchant, voir continuellement la sphère habitée par nous pleine de corps allongés, comme coupés et moissonnés par la faux de Saturne – un cimetière interminablement long pour une humanité atteinte du haut-mal. »

Sans trop forcer le trait, on dira de cette superbe rêverie brownienne qu’elle fait écho aux préoccupations de John le Carré, qui s’est toujours interrogé sur les crépuscules conjoints d’un monde et des hommes qui croient, avec vanité ou désabusement (ce sont souvent des Anglais…), en orienter le cours. C’était vrai dans les grands romans, du temps de la guerre froide (La Taupe, Les Gens de Smiley, Une petite ville en Allemagne…), et cela l’est encore dans la dernière période de l’écrivain, avec une sorte d’acuité… au carré (osons la formule) quand il s’agit de continuer à jouer aux espions dans un univers de simulacres, nostalgique des grandes oppositions d’autrefois. L’espion qui aimait les livres est dans ce registre, qui peut s’apparenter à un exercice de style ironique, mais qui est bien davantage : au-delà de son intrigue, comme toujours fondée sur l’incertitude où nous demeurons quant à la nature réelle des êtres (est-il bon ? est-il méchant ? est-ce un ennemi ou notre agent ? etc.), le livre tire sa force singulière de son voisinage immédiat avec la mort, dont il propose quelque chose comme l’apprentissage, sous le signe donc de Sebald, dont le héros Julian lit chaque jour quelques pages.

Dans ce parcours, et comme souvent chez le Carré, quelque chose passe du difficile rapport père/fils, et de la question d’une initiation à laquelle aident mais ne suffisent peut-être pas absolument les livres… Julian et le vieil Edward se retrouvent ainsi, au terme du livre et au bout du monde, à un point qui ressemble aussi au cap terminal de la Grande Bretagne : « Ayant enfin achevé Les Anneaux de Saturne, il savait à quoi s’attendre dans la solitude perdue de ce bout du monde, que même les pêcheurs trouvaient invivable. Ils empruntèrent une allée piétonne, encombrée de poubelle, montèrent un escalier en bois branlant, et se frayèrent un chemin dans la boue, à travers tout un attirail de bateau pour émerger sur un quai jonché de détritus. » Décrivant le lieu comme « un endroit infernal », le romancier s’amuse alors à faire deviser ses personnages sur les drôles de bruits qu’ils pourraient bien entendre là, sur ce quai au bout de nulle part… « La mitraille de la glorieuse histoire de la Grande-Bretagne », propose l’un. « La mitraille de notre glorieux avenir… », renchérit l’autre, dont on croit entendre le rire ironique.

C’est là du pur John le Carré, désabusé et prophétique, sans doute, sur le destin de son pays, et d’une habileté démoniaque dans l’art de mêler sans pesanteur les parcours individuels et les destinées collectives, dans des ténèbres qui n’empêchent pas la drôlerie. Quant à l’avenir… il n’y a pas de vraie réponse aux questions qu’il pose, et même quand on croit l’intrigue bouclée, l’énigme résolue, le mystère continue à sa façon de nous hanter, comme un doute sur la fin, les fins de toutes choses : voilà bien, l’air de rien, le plus métaphysique des écrivains d’espionnage, et peut être le plus distrayant des romanciers métaphysiques. Maître ironique de l’aporie, il n’est pas étonnant de le voir alors conclure toute son œuvre, d’une certaine façon, par la pirouette de cette toute petite dernière phrase : « Et c’est le secret que je ne te révélerai pas ». Mieux encore que « l’espion qui aimait les livres », on y lira la plus parfaite des épitaphes.

John le Carré, L’espion qui aimait les livres, Seuil, 2022, 240 pages.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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