Cinéma

Rewind And Play – sur Babylon de Damien Chazelle

Critique

Fait autant d’amour pour les films et leur fabrication que de haine pour l’industrie du cinéma, Babylon, le quatrième long métrage de Damien Chazelle, se délecte à rejouer les scènes cultes du septième art comme des standards de jazz.

Dans la voiture pourrie qui ne lui appartient pas et qu’elle conduit vite et mal, Nellie LaRoy, parfaite inconnue, arrive à la soirée du producteur Don Wallach sans y avoir été invitée et renverse une statue en se garant. Déboulonner les idoles pour prendre leur place semble bien être le projet de celle qui s’autoproclame star par essence.

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Revoir les hiérarchies ou les idées reçues serait celui du cinéaste Damien Chazelle avec son quatrième long métrage, échec commercial aux Etats-Unis, fait autant d’amour pour les films et leur fabrication que de haine pour l’industrie du cinéma et qui rejoue les scènes cultes du cinéma comme des standards de jazz.

Chazelle redouble

Nellie vit dans l’Hollywood du milieu des années 1920 mais pourrait tout aussi bien être l’aïeule trash, débordante de confiance en elle et hyper sexualisée de la Mia (Emma Stone) de La La Land (2016). Dans son deuxième long métrage, Chazelle rendait hommage à la comédie musicale à travers la romance entre cette aspirante actrice et Sebastian, jazzman en mal de scène et de notoriété. Leur rencontre devant la porte d’une soirée hollywoodienne se rejoue ici, le cinéaste franco-américain samplant son propre film.

Manny Torres, homme à tout faire d’origine mexicaine, aide Nellie à entrer devant le manoir du producteur. Avant de la conduire dans l’antre des plaisirs, il la guide dans une pièce où une montagne de cocaïne remplit une table basse. Tandis qu’elle enchaîne les lignes, ils parlent de ce qui les fascinent dans l’usine à rêves. « To be part of something bigger », dira Manny. Au petit matin, leur désir est exaucé: Nellie est embauchée sur un tournage le jour même parce qu’une actrice a sombré dans le coma pendant la soirée. Manny est pris sous l’aile de la grande star de l’époque, Jack Conrad et se retrouve propulsé assistant sur un tournage de film historique.

Le rêve américain de Nellie se construit sur le cadavre pas encore froid d’une starlette, et Babylon n’aura de cesse de fustiger la violence inhumaine de ce monde dont il admire toutefois l’artisanat. Trop rapide pour être honnête, cette ascension pourrait n’être que le délire égotiste et cocaïné de la jeune femme : une montée extatique où tous les fantasmes prennent corps et qui sera bien entendu suivie d’une descente tout aussi brutale et excessive. Le film, qui s’aime un peu trop tout en détestant son objet, semble lui-même gorgé de poudre blanche : Babylon est un trop plein permanent qui exulte et déborde de tous côtés.

Dans son ascension irrésistible, Nellie jouée par Margot Robbie, croise Jack Conrad, star interprété par Brad Pitt, au faîte de sa gloire, donc fatalement sur le déclin. Once Upon A Time In Hollywood (2019) pourrait évidemment être aussi le titre de Babylon : en reprenant le casting du film de Quentin Tarantino, Damien Chazelle rend hommage à cet autre cinéaste sampleur et traite ses figures en miroir pour ce chant d’amour au cinéma qui tire vers la relation masochiste voire nécrophile.

La chute de Babel

Babylon pourrait aussi se voir comme un portrait presque documentaire de Brad Pitt et du vieillissement d’une star à l’aura inentamée. Du haut de son piédestal, Jack Conrad appelle Gloria Swanson ancienne gloire du muet et ruse pour la convaincre de jouer dans un petit film en réduisant son cachet. À la fin du film, c’est lui qui recevra un coup de fil identique lui proposant un rôle bien en deçà de sa notoriété. Ce qui bouleverse les hiérarchies plus rapidement que de coutume, c’est la révolution technique que va représenter le cinéma sonore. Babylon en reconstitue le bourdonnement dans une pagaille aussi créatrice que mortelle et remixe des anecdotes inspirées de faits réels relatées dans Chantons sous la pluie de Gene Kelly et Stanley Donen, comédie musicale tournée en 1952 devenue œuvre canonique sur les ravages de la fin du muet.

Chazelle prend un plaisir fou à reconstituer la fabrication des films jusque dans les détails en plein désert californien. Où avait-on déjà vu l’élaboration des intertitres muets, leur rédaction poétique, leur peinture minutieuse sur un carton, et le banc titre sur lequel ils étaient filmés avant d’être ajoutés au film ? Dans la reconstitution d’une journée de tournage, Chazelle fait se côtoyer plusieurs plateaux se à quelques mètres les uns des autres qui représentent des productions de budgets différents et la diversité des genres. On y voit surtout Hollywood en précipité de la société américaine de la fin du 19e, concentré de la ruée vers l’or, du settlement à l’ouest mais aussi lieu où l’argent coulant à flots attire les transfuges venus d’une Europe face au péril fascisant.

Le metteur en scène auquel se dévoue Manny est européen, sorte de mélange entre Erich Von Stroheim et David W. Griffith (joué par le réalisateur Spike Jonze). Jack Conrad est l’incarnation de ce melting pot, lui qui parle un pidgin italien à l’accent de l’Ohio et qui enchaîne les conquêtes venues d’Europe de l’est, toujours plus jeunes, toujours issues de l’art noble qu’est l’opéra, et qui toutes, l’invectivent dans leur langue natale. Chazelle s’amuse de ces jurons non traduits et nous rappelle ainsi que le passage au parlant, c’est le moment où le cinéma cesse d’être le langage universel des images pour passer en langues vernaculaires.

La fête chez Wallach nous avait déjà montré en ouverture la profonde diversité qui régnait alors dans le milieu du cinéma : Asiatiques, noirs, latinos, jeunes et vieux, homosexuels et héros, pauvre et richissimes se côtoient dans une grande orgie. La mini-série Hollywood (2020) de Ryan Murphy et Ian Brennan avaient essayé de le dépeindre sans trop de réussite, le Hollywood des années 1950 dans une uchronie en forme de revanche donnant à une femme sexagénaire et un scénariste noirs et homosexuel les clés de la boutique. Le souvenir de cette Babylone carnavalesque et honnie, c’est celui d’une Tour de Babel qui chute à la sortie Chanteur de jazz. Un Hollywood sauvage et libre, qui se joue dans le désert, prenant en tous points des airs de conquête de l’Ouest régi par la violence.

Il serait absurde de penser que la représentation de l’avènement du parlant par le cinéaste qui a fait par le passé deux films musicaux, coïnciderait à son regret d’un Âge d’or. Ce qui se joue à la pliure de Babylon, alors que toute l’industrie se met au diapason du parlant en quelques semaines, c’est la soumission à la technique. Dans une séquence proprement interminable qui vient à bout de la patience du spectateur (ce qui est un moindre mal que le sort du cameraman qui meurt littéralement de chaud dans son caisson insonorisé), Nellie tourne son premier talkie. Son jeu, inféodé à la faible sensibilité du micro et à la place des projecteurs, est rendu statique et mécanique. L’avis de la réalisatrice ne compte plus et le producteur n’a d’oreille que pour le technicien.

Ce que conspue Chazelle à travers ce pastiche d’une scène de Chantons sous la pluie, c’est combien les bouleversements techniques actuels lui semblent conduire l’industrie vers des réponses commerciales et non artistiques face à la crise de fréquentation. Le passage au parlant est utilisé ici pour montrer littéralement, la mort du réalisateur à l’avantage des producteurs, l’artistique vassalisé par l’argent. Alors que Manny supervise une scène assez ridicule dans laquelle des comédiens forment une chorale infantile pour chanter Singing In The Rain, il demande à un trompettiste son avis sur ce tableau dont il perçoit le ridicule : «  ce que je pense, c’est que les caméras ne sont pas tournées du bon côté », assène le musicien.

L’erreur de la production mainstream des studios dans les années 1920, c’est de faire du cinéma un lieu du dialogue singeant le théâtre alors qu’il pourrait devenir une grande forme musicale. Babylon est de fait un film profondément mélodique, symphonie de bruits, de musique, mais surtout doté d’un travail sur la rythmique des scènes et les variations de tempo. Il s’essaie à faire en cinéma ce qui fait l’essence du jazz : reprendre à son compte des standards en les réinterprétant (Matrix, Pulp fiction, Elephant Man parmi tant d’autres).

The Elephant in the room

Ce que Chazelle déteste de ce pays hollywoodien qui est le sien, c’est le pouvoir donné à la finance. C’est tout le sens de ce cocktail mondain où Manny envoie Nellie pour qu’elle se refasse une réputation chez des gens influents alors que sa carrière décline. Incapable de se fondre dans ce décorum où l’argent transpire partout, elle aspergera d’un vomi éruptif la plupart des convives. Ce n’est pas la première fois que les fluides débordent les corps mais ce qui est singulier dans cette scène, c’est qu’ils sortent dans la mauvaise direction.

Babylon commence par exhiber de l’urine, du sperme et de la merde dans son prélude décadent, la fête orgiaque qui ouvre durant trente minutes le film avant même que le titre n’apparaisse. On y entre par une alcôve dans laquelle un homme rondouillard allongé par terre regarde, hilare, une jeune femme qui lui urine sur le ventre puis dans la bouche. Quelques instants plus tard, prostré, il pleure comme un bébé face à son corps inanimé. Pour faire sortir le corps sans vie de la jeune fille sans attirer l’attention des convives, Manny a l’idée de lancer au milieu de la fête l’éléphant qu’il a passé l’après midi à acheminer jusqu’au manoir. L’attraction concentre tous les regards qui se détournent du scandaleux cadavre. L’éléphant dans la pièce, au sens propre comme au figuré de l’expression américaine, offre une diversion commode à ce que l’on fait mine d’ignorer.

Inspirée par les chroniques décadentes écrites par le cinéaste Kenneth Anger et rassemblées sous le titre Hollywood Babylon, l’anecdote s’inspire du scandale de l’affaire Roscoe Arbuckle, dans la chambre duquel fut découverte pour l’actrice Virginia Rappe. Le procès très médiatisé de Arbuckle donna lieu à une prise de conscience des producteurs des majors qui demandèrent au sénateur conservateur William Hayes de rédiger un code d’autocensure. Ce que Hollywood a refusé de voir était pourtant bien là, sous ses yeux. Babylon est fait de ces excès de débauche et d’émotions qui redoublent et basculent d’une intonation à une autre. Ce que le règne de l’argent fait à Hollywood, selon Chazelle, c’est le plonger dans un moralisme mortifère et manichéen. Précisément ce que racontent à la chaîne les franchises de super-héros, uniformément filmées comme un freak-show dans une image glauque.

À la fin du film, Manny, terrifié, est conduit par un dealer qui lui annonce, excité, qu’il le conduit dans « the asshole of Los Angeles », galerie où il assiste à des combats de monstres humains surpuissants et sous stéroïdes. Son guide n’est autre que Tobey McGuire, ancien Spiderman qui prend ici le rôle d’un dealer aux traits de vampire. Dans sa villa se joue une fête qui a tout d’une cérémonie funéraire dont les invités sont assommés par la consommation d’opium. En premier lieu Babylon raconte en mode burlesque, presque cartoonesque le moment de bascule moraliste des studios, avant de rejouer sur d’autres modes ce chant funèbre. Le film bégaie des motifs qui se répètent dans des tonalités variées. Les tournages et les fêtes se succèdent sans se ressembler tant l’hystérie naïve du début se fait supplanter par des émotions plus sombres.

L’épilogue se passe en 1952 : Manny, après sa montée euphorique et sa descente infernale s’est imposé un sevrage de cinéma et est ironiquement devenu vendeur d’électroménager. Il retourne au cinéma en cachette de sa femme. Il suffit à l’ancien producteur d’une projection pour replonger dans son addiction. Face à la projection de Chantons sous la pluie qui clame « I’m happy again », Manny a le sourire béat d’un addict qui regoûte à une dose. Il se met à halluciner le visage de Nellie et leur unique baiser dans un mash-up qui récapitule et anticipe toute l’histoire du cinéma. Le rollercoster de la séquence inaugurale tourne au train fantôme, pays des ombres où « la mort cesse d’être absolue » pour reprendre les mots de Maxime Gorki assistant à sa première séance de cinématographe. C’est la profonde mélancolie de Babylon que d’aimer dans les choses, les films ou les êtres, leur disparition à l’œuvre.


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