Littérature

Résister aux séismes – sur En éclaireur de Yoko Tawada

Écrivain

De multiples indices laissent deviner, dans la catastrophe qui sert de toile de fond au nouveau roman de Yoko Tawada, le désastre de Fukushima, si prégnant qu’il a suscité au Japon un genre littéraire à part entière. En éclaireur emprunte les codes de la dystopie pour décrire un archipel replié sur lui-même, où la vie des jeunes se raccourcit brutalement quand celle des aînés s’allonge toujours plus.

Que, du côté de Fukushima, aujourd’hui, soit plus de dix ans après la catastrophe qui a touché le Tôhoku, rien ne soit vraiment réglé, on le sait bien si on le dit peu. En Europe, en tout cas. La récente flambée des prix du gaz, du pétrole et de l’électricité nous a conduits au quasi-consensus que l’on constate désormais dans l’opinion en faveur de l’énergie atomique.

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S’il dispose de quelques arguments économiques, stratégiques et même écologiques dont il peut raisonnablement se prévaloir, ce consensus a cependant pour conséquence – et ce n’est pas rien – que le problème de la sécurité des installations nucléaires est totalement laissé de côté. Ou plutôt : on feint qu’il ne se pose pas, faisant comme si ce qui s’était passé au Japon, chez nous, n’arriverait pas. Et du coup, on préfère ignorer également de quel choix technique, politique et sociétal est aussi solidaire l’option du nucléaire.

Le point de vue, au Japon, on s’en doute, est plutôt différent. Le débat continue dont nous ne sommes que lointainement informés. Et il concerne notamment les intellectuels, les écrivains et les artistes, les romanciers, les philosophes et les poètes. La triple catastrophe qui frappa le pays (le séisme que suivit le tsunami qui lui-même causa l’accident nucléaire dont les effets dureront durant des décennies, pendant des siècles), naturellement, n’a laissé aucun d’eux indifférent.

« Mais il y a eu Fukushima… »

Le cas le plus exemplaire – et le moins méconnu en Occident – est certainement celui de Kenzaburô Oé, prix Nobel de littérature et, de très longue date, militant de la cause anti-nucléaire – comme le prouvent certains de ses romans et plusieurs de ses essais (notamment Notes de Hiroshima, livre vieux de plus d’un demi-siècle[1]). Afin de protester contre la reprise par notre pays des essais de l’arme atomique dans le Pacifique, – c’était en 1995, soit cinquante ans après le double bombardement qui dévasta Hiroshima et Nagasaki – il avait provisoirement rompu tout


[1] Kenzaburô Oé, Notes de Hiroshima [1965], traduction de Dominique Palmé, Gallimard, 1996.

[2]  Kenzaburô Oé, « In late style », La Nouvelle Revue française, n°599-600, mars 2012, p. 336.

[3] Sur ce point, voir Philippe Forest, « La cendre des cerisiers », in Retour à Tokyo, Allaphbed 7, Éditions Cécile Defaut, 2014, p. 151-164.

[4] Corinne Quentin, Cécile Sakai (dir), L’Archipel des séismes. Écrits du Japon après le 11mars 2011, Philippe Picquier, 2012.

[5] Fumiko Sugie, Vers une nouvelle littérature japonaise post-catastrophe au Japon: le récit, le temps et l’image chez Furukawa Hideo, après le 11 mars 2011, Thèse de doctorat en Études japonaises dirigée par Madame Cécile Sakai et soutenue le 9 décembre 2022 à l’Université Paris Cité, Centre de Recherche sur les civilisations de l’Asie Orientale (UMR 8155).

[6] Furukawa Hideo, Ô chevaux, la lumière est pourtant innocente, traduction Patrick Honnoré, Picquier, 2013, rééd. Piquier Poche, 2018, p. 123.

[7] Saeko Kimura, Sur la littérature post-catastrophe : pour une nouvelle littérature japonaise, Seidosha, p. 213.

[8] Kazumiki Chiba, La littérature contemporaine peut-elle soulager les blessures du désastre ? Le choc du 11 mars et la mélancolie, Mineruba shôbô, 2019.

[9] Yoko Tawada, Opium pour Ovide, traduction de l’allemand par Bernard Banoun, Verdie, 2002, Train de nuit avec suspects, traduction du japonais par Ryoko Sekiguchi et Bernard Banoun, Verdier, 2005.

[10] Yoko Tawada, Journal des jours tremblants. Après Fukushima, traduction de l’allemand par Bernard Banoun, Verdier, 2012, p. 97.

[11] Yoko Tawada, En éclaireur, traduction du japonais par Dominique Palmé, Verdier, 2023, p. 31.

[12] Ibid., p. 140.

Philippe Forest

Écrivain, Romancier, essayiste

Rayonnages

LivresLittérature

Mots-clés

Nucléaire

Notes

[1] Kenzaburô Oé, Notes de Hiroshima [1965], traduction de Dominique Palmé, Gallimard, 1996.

[2]  Kenzaburô Oé, « In late style », La Nouvelle Revue française, n°599-600, mars 2012, p. 336.

[3] Sur ce point, voir Philippe Forest, « La cendre des cerisiers », in Retour à Tokyo, Allaphbed 7, Éditions Cécile Defaut, 2014, p. 151-164.

[4] Corinne Quentin, Cécile Sakai (dir), L’Archipel des séismes. Écrits du Japon après le 11mars 2011, Philippe Picquier, 2012.

[5] Fumiko Sugie, Vers une nouvelle littérature japonaise post-catastrophe au Japon: le récit, le temps et l’image chez Furukawa Hideo, après le 11 mars 2011, Thèse de doctorat en Études japonaises dirigée par Madame Cécile Sakai et soutenue le 9 décembre 2022 à l’Université Paris Cité, Centre de Recherche sur les civilisations de l’Asie Orientale (UMR 8155).

[6] Furukawa Hideo, Ô chevaux, la lumière est pourtant innocente, traduction Patrick Honnoré, Picquier, 2013, rééd. Piquier Poche, 2018, p. 123.

[7] Saeko Kimura, Sur la littérature post-catastrophe : pour une nouvelle littérature japonaise, Seidosha, p. 213.

[8] Kazumiki Chiba, La littérature contemporaine peut-elle soulager les blessures du désastre ? Le choc du 11 mars et la mélancolie, Mineruba shôbô, 2019.

[9] Yoko Tawada, Opium pour Ovide, traduction de l’allemand par Bernard Banoun, Verdie, 2002, Train de nuit avec suspects, traduction du japonais par Ryoko Sekiguchi et Bernard Banoun, Verdier, 2005.

[10] Yoko Tawada, Journal des jours tremblants. Après Fukushima, traduction de l’allemand par Bernard Banoun, Verdier, 2012, p. 97.

[11] Yoko Tawada, En éclaireur, traduction du japonais par Dominique Palmé, Verdier, 2023, p. 31.

[12] Ibid., p. 140.