Art contemporain

Vent nouveau – sur « La Position de l’amour » au Magasin à Grenoble

Critique d'art

Avec « La Position de l’amour », le Magasin a-t-il voulu proposer une exposition de réouverture en forme de réponse à un long désamour pour les Centres d’art contemporain, dont celui de Grenoble aurait été le symptôme ? S’agit-il de raconter autrement la crise structurelle qui traverse les lieux de diffusion et d’expérimentation dans le champ des arts plastiques ?

C’est une véritable renaissance qui a eu lieu en novembre 2022 à Grenoble, celle du Centre national d’art contemporain Le Magasin. Portée par une programmation ambitieuse, par une ambition pluridisciplinaire mais aussi par un nouveau projet, le gigantesque bâtiment se rouvre à nous entre réflexion et prospection.

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Le nouveau projet devait aussi s’initier autour d’un geste fort et d’un projet pensé comme fédérateur. Sans aucun doute évoquer l’amour devait soutenir cette ambition, et cela particulièrement après les tourments qui auront projeté la noble institution grenobloise dans un long silence, parfois gênant ou du moins embarrassant. Alors, aux prémices de cette nouvelle ère de quoi cette réouverture est-elle le nom ? Comment se construit et s’imagine un projet (cette position de l’amour) qui devrait réunir autrement publics, amateurs et professionnels en région Rhône Alpes.

Au cœur du projet du Magasin sont situés les artistes, rouage central de la mécanique de l’un des plus grands centres d’art français et européen. Un équipement historiquement programmatique, proche du modèle allemand des Kunsthallen dont le dispositif s’articule autour d’un volet de structuration des démarches artistiques et de leur fonctionnement. C’est ici que se situe l’esprit du projet des centres d’art et peut être plus particulièrement celui du Magasin avec ses espaces démesurés et l’incroyable histoire de ses expositions. Pourtant, son histoire récente est marquée par de nombreuses incompréhensions qui l’a amené, au seuil de sa reprise en main, à un état de délabrement avancé qui semblait le conduire dans une impasse à l’orée de la crise de la Covid, à son tour dévastatrice.

Écosystème

Une fois cette page tournée s’est ouvert le projet de la nouvelle directrice Céline Kopp. Un programme constitué avec l’équipe du Magasin, dans une volonté et une dimension qui répond à de nouvelles prérogatives, lesquelles s’écrivent sous les termes « transgénérationnelle », « pluridisciplinaire » ou encore « vivante » et cela dans des attentions peut-être trop souvent oubliées. De fait il s’agit également ici de « s’ouvrir à des espaces de rencontre et de débats » parfois négligés dans l’expérience du visiteur.

La réouverture du Magasin est également celle d’un projet d’accompagnement artistique s’inscrivant dans une « pérennité » pour toutes les générations, à l’image du truculent espace jeune public qui marque le seuil du Centre d’art. Lieu collaboratif par essence ce dernier ouvre ses portes par le biais d’un partenariat structurant avec l’Esad Grenoble-Valence et de rappeler, aussi, cette mission première au cœur du projet d’une structure culturelle de proximité.

À l’aune de ce vent nouveau soufflant sur le Magasin, nous pouvons découvrir le propos d’ouverture de l’exposition : « Que signifie être libre pour moi ? La même chose que pour toi, à toi de me le dire. C’est juste une sensation. C’est comme d’expliquer ce que ça fait d’aimer. Tu ne peux pas le faire pour sauver ta vie. »

Le corpus critique qui accompagne l’exposition nous place d’entrée au cœur de problématiques radicalement actuelles, depuis les travaux de la penseuse afro-féministe bell hooks (disparue en 2021) et de l’artiste Ufuoma Essi, « l’amour » est ici réfléchi dans une démarche de l’acte d’aimer. L’amour est alors un mystère, un objet rétif à la représentation caractérisé par sa pratique du « fait d’aimer ».

À l’instar d’une résistance même à l’acte d’aimer, c’est une démarche du « self help » que l’on retrouve dans les salles de l’institution grenobloise. Ici se redessine une autre formule du care, c’est-à-dire une construction par le sentiment, médiatisé par le champ de la création contemporaine et venant contredire, comme bell hooks, cette idée que l’amour « nous tombe dessus », qu’il serait élaboré hors sol, « si l’amour n’était que sentiment, la promesse de s’aimer pour toujours n’aurait aucun fondement ».

Fragment d’un discours amoureux

Construite autour de 11 positions de l’amour et d’autant d’artistes, l’exposition a pour ambition de témoigner de la capacité de l’art « à ouvrir des espaces de respiration et de beauté au cœur du présent, comme autant de stratégies de survie face aux hostilités du monde. » À ce vaste programme teinté d’utopisme répondent l’émotion et parfois le désarroi devant les méandres du trajet.

C’est dans les dernières salles de l’exposition que surgit l’une des œuvres les plus marquantes de ce  « voyage en pays sensible. » Les œuvres de Rebecca Bellantoni Condition the Roses (2022) et You have any peace for me ? C.R.Y (2022) nous invitent, dans une obscurité complète à parcourir dans l’inversion du temps un retour sur le traumatisme et la reconstruction qui s’en suit. En miroir, l’installation Do you have any peace for me ? C.R.Y., est constituée d’une pièce sombre peuplée de sculptures et d’ornements domestiques accueillant une vidéo où se répète le refrain « Have you any peace for me » sur des tentures murales et gravé dans des poteries. L’environnement se fait à l’instant troublant dans un nouvel examen du trauma évoqué, lequel peut devenir, partiellement, un élément de la réalité domestique. Et de constater aussi comment la communauté noire a été forcée d’assimiler cette blessure symbolique avant d’en constater l’inlassable répétition.

À un autre endroit l’artiste Célin Jiang explore la potentialité des réseaux sociaux comme un lieu d’échange, d’écoute et d’émancipation. Ils s’élaboraient comme un « opérateur de décolonialité » et cela au prisme des modalités de l’échange comme de l’effondrement (possible) des frontières entre l’artiste, son sujet et le spectateur. L’artiste y explore ce qu’elle nomme une « technosensibilité », dont le caractère purement numérique nous fait réfléchir sur un nouveau type de relation. Elle active, à travers son double numérique, le potentiel de Bisou magique entre formats courts et pluralité des possibles. En dialogue on retrouve, quelques mètres en amont, les délicates citations posées sur la lumière bleue d’un téléphone dans l’œuvre de Prune Phi. « Tu es bien où tu es ? », « Je pense souvent à toi », « Tu me manques ». à la simplicité des quelques mots résonne l’assourdissante absence de réponse.

Le Nord du mur

Cette « position de l’amour » serait-elle la réponse suggérée à un long désamour pour les Centres d’art contemporain, dont le Magasin aurait été le symptôme ? Vient-elle ici raconter autrement la crise structurelle qui traverse les lieux de diffusion et d’expérimentation dans le champ des arts plastiques ?

Dans une récente interview, Elfi Turpin, co-présidente de d.c.a (association française de Développement des centres d’art) rappelait : « Cette économie trop restreinte nous impacte toutes et tous. Pour le dire autrement, et nous l’avons constaté pendant les deux années de crise sanitaire sans précédent : si les centres d’art contemporain ont fait preuve d’une puissance infinie dans leur capacité à répondre et à s’adapter à des situations extrêmes – avec une grande inventivité et agilités, en travaillant à l’écoute des artistes et des publics –, ils exercent pour beaucoup leurs missions dans des conditions matérielles très insuffisantes, conditions qui les fragilisent dangereusement. »

Également, La Position de l’amour annoncerait, dans la restructuration du Magasin et de son projet un nouveau format singulier, peut être à l’image des attendus de notre temps, notamment marqué par une pluralité de formats et d’actions au sein même du bâtiment. Il en serait ainsi ici du Festival des Gestes de la Recherche qui s’est tenu à la fin du mois de novembre 2022 en partenariat avec les écoles d’art de Grenoble et de Valence. Le lieu de diffusion de l’art est ici pensé dans ses différentes fonctions mettant également en exergue l’un de ses piliers historique, l’école du Magasin.

L’école s’est installée, dès 1987, au cœur de ce projet avec une formation aux pratiques de l’exposition (sous le terme « curatorial »), laquelle a formé environs 180 étudiants. Si le Centre d’art a rouvert ses portes dès le mois de novembre, l’École est aujourd’hui encore en l’état d’un chantier d’étude et cela afin d’« appréhender sa pertinence dans l’écologie artistique et pédagogique actuelle de Grenoble et de la région » comme probablement également au niveau nationale et international. Plusieurs axes viennent cependant d’ores et déjà définir, aujourd’hui, le lieu de cet enseignement, une conscience sociales et pédagogique, une lucidité écologique, une approche dans l’expérience et la création de passerelles professionnelles.

Développer les sensibles

On le voit, l’intégralité des outils n’est pas encore mise à disposition, et cela pour une raison simple : l’activation complète d’un lieu comme le Magasin demande avant tout de se construire dans son contexte. C’est probablement ici la grande intelligence de cette réouverture, prendre le temps de percevoir les retours des publics mais aussi les demandes des artistes dans l’élaboration du projet.

En cela, la position de l’amour, dans la polysémie de son propos et de son projet, nous permet d’éviter une confrontation directe avec un constat mais aussi avec un schéma qui serait trop directeur. Nous avons, dans ses murs, la possibilité de trouver et de chercher notre direction sous l’immense verrière Eiffel du bâtiment réhabilité. À l’image des magnifique travaux d’Anna Solal, les propositions sont assemblées et cousues, permettant aux différents publics d’en appréhender une partie sans nécessairement se soucier du tout.

Entre les minutieux dessins et une dimension brutalement figurative, l’artiste offre à notre regard le curieux mélange de l’urbain et du domestique, allégorie d’une création contemporaine en quête de sens. Alors à cette écran de téléphone brisé répond sans difficulté une semelle de chaussure transformant l’absurde en une diversité nécessaire.

Prendre le temps est probablement ce qui manque le plus aujourd’hui aux acteurs culturels dans l’injonction de l’immédiateté systématique. On le sait pourtant, toute relation qui fonctionne s’écrit dans la durée, l’intensité étant, le plus souvent, le feu de paille de la passion. L’image de cette reconstruction se trouve, de nouveau, dans l’œuvre d’une artiste participant aux expositions du Magasin pour cette réouverture.

Présentée dans un espace adjacent, l’artiste Binta Diaw expose un nouvel opus issu de sa série « Paysages corporels » pour laquelle elle met à contribution son propre corps, dans un jeu de mimétique singulier qui évoque à son tour un voyage sur les cimaises. Son œuvre pour l’exposition « Paysage » s’appuie sur la pratique du tressage par les femmes africaines dans les plantations « qui suivait les routes de marronnage, ces chemins partagés entre les esclaves pour tenter d’échapper à la plantation. »

Présenté à la manière d’un acte de résistance, ce double retour, à la fois sur son histoire personnelle et ancestrale, nous remet en mémoire le propos de bell hooks sur l’amour, cette distinction entre ce qui appartient et ce qui n’appartient pas au sentiment pour devenir une réalité objective. Il y a également dans la beauté du geste de Binta Diaw la volonté d’exploiter une dimension organique du corporel et de la structure pour raconter le présent, ce défi est qui s’est probablement imposé aux conditions d’avenir du Magasin.

L’exposition collective « La Position de l’amour » se déroule au Magasin CNAC, à Grenoble, jusqu’au 12 mars 2023. 


Léo Guy-Denarcy

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