Société

Jardins de la merci

Ecrivain

Les mineurs isolés qui arrivent en France sont soupçonnés de n’être ni mineurs, ni isolés. En Espagne, à l’inverse, l’accompagnateur est objet de toutes les craintes, séparé de l’enfant et suspendu au résultat des tests ADN. Maylia et sa nièce Raissa, quatorze ans, ont eu de la chance : elles sont hébergées ensemble dans une belle maison andalouse géré par un programme-pilote, Ödos. Mais le centre a ses contraintes : pour le bien de l’enfant, pour sa sécurité, elles ne peuvent pas partir.

L’illégalisation des frontières tout autour de l’Europe fait des milliers de morts chaque année. On s’y perd moralement, car on a beau connaître l’ampleur du désastre, c’est en toute impuissance. On le sait moins mais on s’y perd aussi sur les plans juridiques et administratifs. On n’a pas fini de découvrir et de raconter les conséquences de l’illégalisation des voyages et des personnes sur les institutions elles-mêmes. Tout se passe comme si, dans la partie du monde encore libre de ses mouvements, on faisait tout pour se raccrocher aux cadres connus.

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Créer des ONG et des programmes pour compenser ce que l’illégalisation des déplacements provoque, s’arc-bouter d’autant plus, quand il s’agit de personnes sans droits, sur les valeurs dont on est soudain sûr qu’elles nous constituent – et rater complètement son but. Produire cela même qu’on voulait éviter. Mon immersion dans un centre pilote d’accueil de mineur.e.s accompagné.e.s en Andalousie, engagé contre la traite et la violence faite aux femmes et aux enfants sur la route migratoire, donne une idée, je crois, de l’étendue de la confusion et des malentendus.

Los jardines de la merced, à Cordoba. Un monsieur est venu m’en demander le nom, j’ai pensé que comme moi il y rencontrait un peu de paix. Les hommes prient devant la porte de la mosquée du jardin. Le chant du guide de prière s’élève, longuement, les gestes suivent, debout, assis, mains données, genoux à terre. Des enfants jouent non loin, de retour de l’école, nombreux à porter l’uniforme bleu. Un petit chien vient me lécher les mains. Après ça, les hommes de la prière se rechaussent, ils s’attendent les uns les autres, puis s’éloignent. Je pense à l’autre tendresse, tellement inattendue : celle de Montilla, ce matin.

Le jeune homme et moi, on se demandait si c’était le bon lieu pour attendre puisqu’il n’y avait aucune indication. Quand le bus est arrivé, celui pour Cordoba, il fallait de l’argent liquide et je n’en avais pas. Le chauffeur ne voulait rien savoir de ma carte bleue ni de mes idées pour contourner l’impossible. La fourgonnette blanche viendra te reprendre pour te rendre à l’enfer que tu viens de quitter.

Sous le masque, qui attendait son tour, le jeune homme a souri. Il a dit : je vous prends le billet, pas de problème. Et puis quelque chose comme : c’est une chaîne, un jour c’est moi qui vous aide, un jour c’est vous qui aidez quelqu’un. J’ai souri en retour, amusée d’avoir tout exagéré, une fois de plus : pas plus d’enfer que de voyages impossibles.

La veille, j’avais donné l’argent liquide que j’avais sur moi, sans possibilité d’en retirer d’autre, à Maylia. La chaîne avait bien commencé. J’ai remercié avec émotion, et un peu plus d’une heure plus tard, mon sac sur le dos, j’étais sur le pont antique, au milieu du Guadalquivir. Le soleil de fin novembre forçait la très légère couche de nuage. Il règnerait sur la journée. Vite après, il trancherait sur le rouge, l’ocre, le jaune des murs et le vert des ifs.

Maylia est congolaise. Elle est arrivée en patera à Gran Canaria, où elle est restée trois mois. Elle était accompagnée de sa nièce, Raissa, sur qui elle veille en mère depuis sa naissance, il y a quatorze ans. Une patera est un bateau de bois qu’on prend depuis les côtes du Sahara occidental jusqu’aux îles espagnoles, quand on n’a pas de visa pour voyager. Les bateaux lancés sur les vagues de l’océan ne sont pas tous de bois. Je ne sais si c’est sur une patera ou un pneumatique que Maylia et la petite ont voyagé. À peine ont-elle été transférées sur la péninsule que Maylia a regardé les horaires de bus et de trains pour Paris où sa sœur aînée, Chantal, les attend. La chambre est prête.

La maison où on l’a emmenée est à une heure de voiture de Cordoba. Ici, c’est le désert, mais Maylia ne s’inquiète pas, elle connaît les pratiques : ce n’est qu’une étape. Dans ces centres, on n’y reste que le temps de savoir si on souhaite demander l’asile. Selon les communautés autonomes espagnoles, les saisons et quelques autres critères flous, les associations qui les gèrent proposent ou non un billet de bus pour Irun, la ville frontière. Maylia a duré aux Canaries. Ici, elle ne va pas s’attarder. Elle est prête, Raissa aussi.

Un enfant qui arrive en Espagne accompagné d’un adulte sera séparé de l’adulte de référence, en attendant les résultats des tests ADN.

C’est l’avant dernier mercredi du mois de novembre. De Cordoba, je ne vois que la gare. Teresa est venue me chercher. Nous avons travaillé ensemble, sans jamais nous rencontrer jusque-là, autour de l’histoire de Fatou, dix ans, séparée, sur les îles Canaries, de la sœur de sa maman avec qui elle avait voyagé et vécu jusque-là, de la Côte d’Ivoire au Maroc et du Maroc à l’île espagnole.

Il est habituel que les enfants fassent le voyage dans les bras des sœurs des mamans ou voisines de qualité, alors que leurs parents sont déjà en Europe, attendant d’année en année avec plus de découragement le regroupement familial que la bataille des papiers repousse. Dans certains cas, il faut faire sortir les enfants du pays en urgence, la grand-mère qui s’en occupait vient de mourir ou la tante qui avait la charge de la petite a décidé de partir, elle aussi, sur les chemins de l’aventure. Ce que ne savent pas les parents, c’est qu’un enfant qui arrive en Espagne accompagné d’un adulte sera séparé de l’adulte de référence, en attendant les résultats des tests ADN. Si les tests ne confirment pas la relation biologique lié, l’enfant sera mis sous la tutelle du gouvernement autonome.

Les enfants non accompagnés, en France, qu’on appelle MNA[1], voient leur minorité et leur isolement systématiquement mis en doute. Combien de pièges leur tendent les évaluateurs avant de les reconnaître jeunes et sans soutien ? L’institution française aux abois préfère penser que les jeunes mentent et n’ont pas besoin d’elle. En Espagne, la protection de l’enfance fonctionne par phases ; l’une d’entre elles consiste à mettre en relation le mineur avec sa famille, où qu’elle soit. Pour cela, l’éducateur doit être accompagné d’un médiateur, qui, en principe, parle la langue des parents.

Mais les bonnes pratiques, me dira Alfonso, éducateur que j’interroge à Madrid, quelques jours après mon séjour dans la maison andalouse, sont rares. Il se peut que le médiateur ne parle pas wolof, alors que l’enfant dont il est chargé est sénégalais. Et on ne peut enfermer ni l’enfance ni l’adolescence dans un cadre commun. Il faut être drôlement équilibré pour passer les unes après les autres les fameuses phases, sans dérapage. Tu imagines, à vingt ans, être complètement autonome ? Comme ils sont manipulés par l’extrême-droite, je n’ai pas trop envie de parler de chiffres, continue Alfonso. Mais l’Union européenne attribue entre 4 000 et 5 000 euros par mois aux entités pour l’entretien de chaque enfant non accompagné. Certaines associations font du bon travail. Avec d’autres, l’extrême-droite n’a même pas besoin de protester : les enfants ne voient pas la couleur de l’argent.

Si en Espagne on ne soupçonne pas l’enfant de n’être ni enfant ni isolé, on soupçonne, en revanche, l’adulte de lui vouloir du mal. On pense que chaque enfant qui arrive, accompagné ou pas, sur les îles Canaries, est un possible objet de traite. Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ? Des enfants à vendre ? Pour adoption, prostitution ou trafic d’organes ? Les parents algériens ou marocains des enfants disparus sur l’eau pensent la même chose mais à l’envers : l’Espagne kidnappe leurs enfants, le trafic d’organes alimente régulièrement les discours terrifiés – on se raccroche à tout pour expliquer l’absence.

À Teresa, assise dans le bureau des éducatrices de la maison Ödos, je pose la question : quel trafic soupçonne-t-on ? Elle hausse les épaules. Elle dit que des enfants disparaissent des statistiques dans tous les autres pays européens, insensibles à la question. Ici, on tient compte de ces enfants, au même titre que n’importe quel enfant, quelle que soit sa situation administrative, ajoute-t-elle.

Chantal, la sœur aînée de Maylia, vit dans le Val d’Oise. À la même question, elle répond : ma fille est assistante sociale. Elle a tout un tas d’outils pour apprécier si un enfant est heureux ou non, il y a une façon d’écouter qui ne trompe pas. Quant au test ADN, ça ne vaut rien, je ne parle même pas des pourcentages d’erreurs en cas de lignage maternel. Chantal poussera un cri quand elle comprendra que les éducatrices du centre Ödos pensent plus ou moins que les enfants sont des marchandises que des femmes africaines viennent vendre en Europe. Elle répète, hébétée, que la chambre de Raissa est prête.

Raissa a appris sur l’île que Maylia n’était pas sa maman. Par le test ADN. Vous croyez que c’est digne d’un pays qui protège les enfants, dit Chantal offusquée, de choquer ainsi un enfant, sans rien lui expliquer ? Elle est fille de Maylia, celle-ci ne l’a jamais quittée. Soudain, ce lien est comme criminalisé. La petite ne comprend rien.

Dans l’histoire de Fatou[2], j’avais compris le facteur temps, ou durée. Le temps, contre la colère et la précipitation. Une institution avait noué quelque chose qu’il fallait dénouer. Nous avions joué le jeu. Nous avions joué tous les jeux, avec l’impression, usante parfois, justement, que ce n’était qu’un jeu. Une façade propre : ici on respecte le droit des enfants. En réalité, une fois la tutelle rendue à la maman, aucune norme n’avait pu pour autant autoriser l’enfant à rejoindre sa mère qui n’avait pas de titre de séjour en France[3]. Il avait fallu, après une année de fatigue administrative, passer la frontière par les montagnes. Tout ça pour ça.

Mercredi 23 novembre, avec Teresa qui est venue me chercher à la gare, à Cordoba, nous empruntons un chemin de terre. Je ne sais plus à quel moment on a bifurqué vers les monts d’oliviers. Je crois que Teresa a noté ma surprise. Elle a dit : oui, nous sommes isolées. Le chemin n’en finit pas et les oliviers, bien soignés, s’étendent à perte de vue. De grands propriétaires, dit Teresa.

Chantal, plus tard, commentera. Ma sœur a dit : on nous a mis dans le désert.

En 2018, cette maison, de style andalou, construite en 2011 et mise au service de la fondation Arcoiris afin de recevoir des femmes engagées dans un processus de désintoxication, accueille, dans une aile du bâtiment, des femmes et enfants qui ont voyagé ensemble jusqu’à ce premier pays d’Europe. Ödos[4] est un programme encouragé et financé par l’Union européenne, la junta d’Andalousie, la mairie de Montilla, Caritas, les Esclaves du cœur sacré de Jésus et d’autres fondations. Ödos a une double fonction, en 2018 : ne pas séparer les adultes des enfants qu’ils ont accompagnés, comme cela se fait ailleurs, déterminer les liens familiaux et les maintenir s’ils sont avérés. D’ici, on fera les tests, les vérifications sociales, les contrôles d’identité, les zooms avec les parents en France, en Belgique, en Italie.

Ödos, la route devenue point d’arrêt.

Ici, on protège les enfants. C’est une des premières choses que j’ai lues, affichée sur un des murs de la pièce des éducatrices. C’est aussi ce qu’explique, dessin à l’appui, la jeune fille envoyée par l’ACNUR[5] afin de convaincre les femmes de demander la protection internationale. Plus loin : ici, on lutte contre les violences de genre.

Prince, douze ans, demande, avant d’aller faire sa sieste obligatoire, à maman Patri, si quand une sœur bat son frère, c’est aussi une violence de genre. Patri répond que personne ne peut battre personne et Prince est un peu décontenancé. Sa sœur est à peine majeure et l’enfant est à sa charge depuis plusieurs années. À sa sœur, Trini et les autres mamans donnent des leçons de propreté, de cuisine, de lavage de draps, de hobbies, d’informatique, il faut que tu apprennes des choses, des choses et des choses, tu es là à ne rien faire et tu crois que ça va arriver comme ça, avec la main de Dieu ?

Prince dit qu’il ne dormira pas. Pourtant, à 18 heures, il se réveille. Il a bien dormi. Il est plein d’énergie. Yasmine est alanguie sur un des divans, devant le jardin. Il fait froid, elle dit. Je suis exactement comme elle : je ne sais pas quoi faire de mon corps. Elle dit qu’elle ne dort pas la nuit. Elle prie. D’ailleurs, puisqu’elle prie la nuit, elle ne peut pas se lever le matin. C’est son seul moment de repos. Elle supplie maman Patri qu’elle veuille bien reporter son tour de ménage à l’après-midi. L’après-midi, elle peut faire double, si on veut. Maman Patri refuse.

Dans un des couloirs de la grande maison, alors que Prince et les autres enfants font la sieste : nous avons plusieurs langues, dit Yasmine, qui hésite entre le français et l’anglais. Elle ajoute, en français, qu’elle a demandé l’asile, ici, pour elle et son petit frère. Avec Amina, nous chuchotons. Elle est là avec ses trois enfants. Si je sais ce que c’est, prendre ses enfants sous le bras, mettre tout son amour et toute son espérance en risque sur un bateau ? Elles sont restées, toutes les quatre, ballotées sur les eaux noires pendant quatre jours, au départ de Dakhla. Elle répète quelle responsabilité est la sienne. La responsabilité l’a tenue. La tient encore. Après ça, on peut tout supporter. Tout. Tour d’horizon sur la maison très belle et très andalouse, son patio, ses chambres, son jardin, ses grillages, son portail. Tout, les oliviers, les champs à perte de vue.

Parfois, Amina n’en peut plus, rien que de penser aux épreuves qui l’attendent. Elle doit passer ses diplômes, en Espagne, c’est plus long de les faire venir et d’en demander l’équivalence que de les repasser. Elle a une licence d’anglais. Qu’en ferait-elle, ici ? Ses enfants parlent huit langues, même Farah, qui n’a que six ans. Farah le dit souvent, elle a peur d’oublier l’arabe, je continue à lui parler en darija, même si j’ai rompu pour toujours avec le Maroc.

Amina est la reine des lieux, ses filles sont brillantes, le savent, doivent l’être, l’être absolument, l’être et le montrer, il y a une sur-volonté des survivantes en tutu rose, changeant de vêtement deux fois par jour, égrainant leurs très bonnes notes et parlant, après quelques mois, un espagnol parfait.

Dans la nuit, effrayée, je lis sur le net que l’isolement de la maison andalouse a été voulu, que c’est un projet à part entière.

Dans la camionnette blanche, le jour de mon départ anticipé, Amina sait que j’ai la gorge serrée et elle me serre le bras. Ses trois filles chantent. Un flamenco triste. De l’espagnol elles passent à l’arabe, sur le même air. De l’espagnol à l’arabe et de l’arabe à l’espagnol. C’est beau, nous éclatons de rire et Amina me souffle : tu comprends, maintenant ? Elles sont ma force. Maman Patri a dit : elles n’étaient pas comme ça, les filles, à l’arrivée. La grande était mutique.

On lutte contre les violences de genre, c’est pour ça qu’on est parties, m’a dit la toute petite à mon arrivée, comme pour annoncer la couleur. Elle portait deux rubans rose sur le haut de la tête. Sa mère a éclaté de rire, elle a dit : mais non, on a demandé l’asile au nom de la religion, nous sommes chrétiennes. Mama Patri a fait une vidéo sur les violences de genre, tu veux la voir ? Allons. C’est l’heure du bal, même le petit Victor est réveillé, garçons et filles regardent l’écran tout en dansant, pendant que les mères et les éducatrices, qu’on appelle aussi maman, observent. En fait, les mères sont sur leurs téléphones portables, profitant de la soirée où on leur rétablit, pour quelques heures, la connexion wifi. Les enfants dansent sur la vidéo de maman Patri qui est psychologue et chorégraphe des violences de genre.

C’est normal, a dit Mama Trini, ces femmes, il faut qu’elles fassent autre chose que d’être sur leur petit écran. Elles n’ont pas de hobbies. Elle-même, Trini, ne joint pas les deux bouts. Regarde-les, ces femmes, sur TikTok, à peine elles ont quitté le centre, elles changent de vêtements chaque jour. Et les écrans 20 pouces à côté desquels elles se prennent en photo, avec des poses sexy ? C’est le gouvernent français qui paie ? Ou il faut imaginer, s’exalte Trini, qu’elles ont « des activités rémunératrices » ? Parce qu’elles ne travaillent pas. Elle en est sûre ? Oui, dit-elle, elles ne savent rien faire et elles n’ont pas de hobbies. Mais elles ont des enfants, ça oui, à chaque enfant trois cents euros d’allocations au moins. Je dis à Trini qu’elle devrait changer de mari, s’en choisir un nouveau, un riche, mes plaisanteries sonnent faux.

La veille, j’ai demandé à sortir du centre, il m’a semblé que Trini s’amusait. À ma question, pourquoi les femmes sont-elles enfermées, elle allait répondre : pourquoi voudraient-elles sortir ? Il n’y a que le désert, comme l’a dit Maylia, des oliviers et des oliviers. Ce n’est pas ce que répond Trini : ici, nous protégeons les femmes. Dans l’aile numéro un, on les garde d’elles-mêmes. Et ici, des réseaux de passeurs. Dans la nuit, effrayée, je lis sur le net, en 4G, le wifi est sous contrôle, que l’isolement de la maison andalouse a été voulu, que c’est un projet à part entière. En ville, on craint les réseaux et les passeurs qui s’arrêteraient devant les centres pour voler les enfants. Un centre de mineurs ? Les voleurs d’enfants sont là, devant, ils attendent l’aubaine, dans de grosses voitures. Je ne sais si on le pense sérieusement. Mais le programme fonctionne autour de cette idée.

Le bon sens de Chantal, grande sœur de Maylia, qui disait que les assistantes sociales, comme sa fille, à Paris, avaient bien des façons d’évaluer le bien être d’un enfant, s’est fait la malle. Les évaluations des arrivées aux Canaries, les statistiques des résultats des tests ADN, les vérifications par la police espagnole posent de façon très claire que la très grande majorité des adultes accompagnant sans visa les enfants en Espagne qui arrivent sur les côtes andalouses ou les îles Canaries, sont leurs parents ou leurs proches. Cela devrait rassurer tout le monde. Ce n’est pas le cas.

Impossible de dormir. Trini m’a raconté : une femme, il y a quelque temps, a voulu fuir avec sa fille. Oh, elle n’est pas allée bien loin. On a dénoncé, la police les a attrapées. Elle a perdu tout de suite la garde. C’est pas sorcier, il n’y a qu’un bus à Montilla, continue Trini. On les y a cueillies. La petite est partie en famille d’accueil. Des années plus tard, a ajouté l’éducatrice, j’ai rencontré la petite par hasard : une princesse. Elle parlait un andalou parfait.

Trini continuait : elles nous mentent. Celle qui est arrivée avec un certificat de décès de la maman. Alors que la maman était à Paris, bien vivante. C’était sa sœur, qui avait accompagné l’enfant. On ne l’a pas laissée partir comme ça ! Cette dernière histoire, je la connais. La maman de Fatou me l’a racontée. Ils l’ont bien fatiguée, cette maman. Quatre fois elle a dû venir au centre. Quatre fois. Test ADN. Dossier médical. Dossier HLM. Tous les dossiers avant qu’elle puisse repartir avec sa fille, deux ans après.

Moi-même je la connaissais, cette dame : jamais je ne l’ai vue sans qu’elle pleure, ma fille, ma fille. Je lui disais : vas-y, ne la laisse pas aux Espagnols, va la chercher, à force ils devront céder.

Le matin, quand je me suis fait ouvrir la porte sous ses ricanements, maman Trini m’a lancée : ne te perds pas ! Au retour, épuisée d’avoir marché dans la poussière et les champs d’oliviers, sans jamais perdre de vue les hauts grillages : que va-t-il se passer pour Maylia ? Maylia ? Si elle ne parle pas, elle va perdre l’enfant, on va la placer. Et si elle parle ? Si elle parle et qu’elle n’est pas la tante biologique ? On va placer l’enfant.

Ici, nous défendons les enfants.

En 2018, le programme Ödos naissait donc de l’idée louable de protéger les femmes et enfants jugés vulnérables et de repérer les effets de la traite. Le programme pionnier, qui s’appuie sur la Cour européenne des droits de l’homme, faisait le pari que l’adulte référent n’était peut-être pas un délinquant. En octobre 2020[6], un juge faisait le même pari à Las Palmas, à Gran Canaria. Il décidait de ne plus séparer les adultes et les enfants qui avaient fait ensemble le grand saut de l’océan, en attendant du moins les résultats des tests génétiques. Les pratiques changeaient. En 2022, les îles laissaient filer quelques enfants, avec ou sans test ADN, c’était assez variable. C’est que les faits étaient têtus. Les mères sont les mères, les tantes et les amies intimes des mères. Le discours, pourtant, résiste.

Ödos, en 2022, est en contact avec la police andalouse et canarienne qui lui fait part des cas inquiétants. Ödos souhaite qu’une femme, avec son enfant, reste de trois à quatre mois ici, à des fins d’évaluation, il s’agit d’aller au bout de la première phase. Le programme modèle, cité en exemple, défendant les droits des enfants et des femmes à qui on refuse que violence soit faite, le programme qui a refusé le premier la séparation des mères et de leurs enfants, se transforme peu à peu en centre plus contraignant que ceux qui sont administrés par la Croix-Rouge ou n’importe quelle autre entité.

Trois ou quatre mois, le temps pour Odös d’étudier la dangerosité d’un parcours de femme accompagné d’enfant.

J’ai duré, aux Canaries, dit Maylia, les larmes aux yeux. On a duré, duré. S’il vous plaît, aidez-moi.

Sur l’île, personne n’a jugé Raissa en danger. Le gouvernement des Canaries n’a pas mis Raissa sous tutelle. Ils n’ont pas été prudents, m’explique Teresa. Le centre Ödos a-t-il la garde de l’adolescente ? Je me le fais répéter clairement : ni tutelle, ni garde. Pourtant, le centre retient Maylia et Raissa, sa nièce.

Sa maman est morte il y a quatorze ans, en lui donnant naissance. Je me suis toujours occupée d’elle. Elle est ma fille. En Afrique, commence Maylia. Et puis elle se tait. Elle pleure. Je suis fatiguée.

Amina et Yasmine ont choisi de demander l’asile ici. Elles ont choisi parce qu’elles n’ont pas le choix, disent-elles. Même si c’est le désert, même si ne peux pas acheter des épices et du riz pour faire la cuisine africaine. Nous regardons la campagne à la ronde. Le rêve de tout espagnol, disait maman Trini : une maison à la campagne.

Plus tard, dans le jardin de la merci, à Cordoba, un petit chien me lécherait les mains dans la pleine conscience de l’immense malentendu, je retiendrais mes larmes devant l’enfermement de Maylia, elle qu’une chambre attendait dans le Val d’Oise.

Ces gens-là, disait Chantal, ce sont des mafias, ils volent nos enfants.

Jardines de la merced. Le petit chien se retirait et un monsieur, port altier, chapeau haut de forme, venait vers moi, me saluait avec révérence. Il était poète, il allait me chanter une œuvre de son répertoire. Une femme l’interrompt, venga, guapo, deux enfants posent à côté de lui pour un selfie. Il est désolé, il se doit à la célébrité. Il en oublie sa promesse. Quant au jeune homme qui m’a permis de quitter Montilla, ce matin, il était chanteur lyrique. Des poètes, des enfants et un petit chien.

La veille de mon départ précipité, tard le soir, nous ne pouvions pas dormir, avec Maylia. Nous nous sommes retrouvées sur mon lit, à chuchoter. Nous imaginions des libertés. L’impression d’avoir dix ans, au pensionnat. La fenêtre de ma chambre a des barreaux. Les paroles de Trini résonnent. Qu’est-ce que tu crois, on les a arrêtées dans le bus de Montilla. Nous nous serrons fort, Maylia me demande de l’aspirine.

Regarde comme Raissa sera heureuse là-bas, dit Maylia. Elle aura sa propre chambre.

Chantal, au téléphone, quelques jours plus tard. On va tout expliquer à la directrice. Elle doit comprendre. Je peux joindre ma pièce d’identité, j’ai la nationalité, les statuts de ma société, je suis présidente d’une association qui s’occupe des orphelins, au Congo. Tout. Si ça ne marche pas, il nous faut un plan B.

Un plan B, je répète après elle.

2 décembre 2022 : après une visioconférence avec l’avocate et la directrice du centre, Cristina et Teresa, je comprends que Raissa, la nièce de Maylia, quoi que nous fassions, quoi que nous disions, quels que soient nos arguments, restera les fameux trois mois de la phase un dans la maison à la campagne. Non, ils ne mettent pas en doute la filiation, disent-elles, mais comment être sûrs. Je ne mets pas en doute mais. J’attends le test biologique. Vous en avez un, fait aux Canaries, positif. Les Canaries et les policiers ont considéré que l’enfant de quatorze ans n’était pas en danger.

Les Canaries ont tort, dit Cristina. Nous ne laisserons pas partir l’enfant tant que nous ne saurons pas où elle dormira, où elle ira à l’école. Nous ne laisserons pas partir l’enfant sans papiers d’identité confirmés par son ambassade. Nous ne laisserons pas disparaître une enfant. Que la tante s’en aille seule. D’ailleurs, il n’y a pas beaucoup de tendresses, entre elle deux, tu n’as pas remarqué ?

Comme toujours quand on attend et que tout semble perdu, la situation s’est dénouée, d’un coup, sans qu’on n’y comprenne rien.

Ce sont des papiers inutiles pour aller en France, dis-je. Avec leurs papiers à identité vérifiée elles devront passer la frontière à Irun comme tout le monde : en secret. C’est une mauvaise idée de demander à l’ambassade du Congo de certifier les documents de naissance des deux femmes si elles veulent demander l’asile. Une relation avec leur pays d’origine est préjudiciable à leur requête, dis-je.

En effet, dit Cristina, c’est une ONG qui va faire le travail. Une ONG entre l’ambassade et Maylia ? Quelle ONG ? Je ne reçois pas de réponse. Chantal a ri, après. Ils ne connaissent pas le Congo, a-t-elle dit. Mais combien d’ONG à pourvoir des salaires, à proposer des devis aux familles pour tenter de les faire entrer dans un cadre existant[7], ont fleuri en Europe autour de la question des migrations illégalisées ? C’est Noël, dit Chantal. On voulait être réunies. L’Espagne, c’est joli, on aime bien y aller en tourisme, mais le projet de ma sœur et ma nièce, c’est ici. En face, toute la froideur des double-discours qui ne cachent, au fond, qu’une chose : ils ont besoin trois mois de cet enfant, il faut terminer la phase numéro un.

Chantal, encore : ma nièce ne veut plus aller à l’école, elle a peur qu’on la sépare.
Vous ne la séparerez pas ?
On attend l’ADN.
Vous avez la réponse des Canaries.
On a envoyé le test dans un laboratoire privé.
Vous ne les séparerez pas si l’ADN n’est pas concluant ?
Pas de réponse.

La réponse, c’est Chantal, sœur de Maylia qu’elle appelle Yvette, qui la donnera. Nous avions convenu qu’elle m’enverrait, afin que je fasse le lien, sa pièce d’identité et un certificat d’hébergement pour la petite Raïssa, de quoi rassurer l’entité espagnole. Elle ne m’a rien envoyé. Lorsque je le lui rappelle, elle me dit qu’elle ne le fera pas. Elle dit : les autorités espagnoles ont donné à ma sœur l’autorisation de voyager avec sa fille pendant six mois. J’ai regardé qui était Ödos. Ce sont des privés. L’ADN qu’ils ont demandé, c’est dans un laboratoire privé. Devant qui est-ce recevable ? Devant la loi ? Le papier qu’a ma sœur dans sa main, délivré par la fiscalia[8] à Fuerteventura, est plus puissant. Ödos ? Ils ne font rien pour retenir ma sœur et ma nièce. Je ne joue pas à un jeu qui n’a pas de règles. Je vais donner ma pièce d’identité et ils vont laisser aller les filles ? Elle rit.

Je ne sais pas, dis-je à Chantal, je ne suis pas sûre, en effet. Nous ne sommes pas isolées, me dit Chantal. Nous ne sommes pas manipulables. Nous connaissons nos droits. Nous connaissons les droits humains. Elle sortira de prison.

Le temps s’étirait quand, au tout début de l’année 2023, le test a donné, pour la deuxième fois, un résultat positif. Maylia et Raissa ne quittaient pas pour autant le désert. On ne les laissait pas seules, elles ne pouvaient pas aller en ville, tout le monde se méfiait. Elles restaient dans leurs chambres, sans wifi, sauf quelques heures le soir, me racontait Chantal.

Comme toujours quand on attend et que tout semble perdu, la situation s’est dénouée, d’un coup, sans qu’on n’y comprenne rien, au milieu du mois de janvier. C’est la mairie de Montilla, ville que j’ai quittée grâce au jeune chanteur lyrique, qui a exigé soudain qu’Ödos les laisse aller, à présent. Et elles sont allées. Ni l’ONG ni l’ambassade n’avait bien sûr débusqué les fameux papiers de naissance, qui devaient être certifiés par l’ambassade. Et toutes les deux, libres et clandestines, ont passé la frontière illégalisée de l’espace Schengen, entre l’Espagne et la France.

Nous nous sommes revues à Bayonne. Avec Maylia, nous sommes allées acheter un parfum. Vous prenez le train, le bus ? Oh non, a-t-elle dit, nous avons un peu peur, Chantal vient nous chercher en voiture. En route vers Paris, pendant la pause à Toulouse, Maylia m’a appelée, j’entendais chanter Raissa à ses côtés.

NDLR : Marie Cosnay a récemment publié Îles des faisans 2021-2022, deuxième volume de la série Les Îles, aux éditions de l’Ogre.


[1] Mineurs non accompagnés.

[2] L’histoire des retrouvailles de Fatou et de sa maman est racontée dans Des îles 2. Îles des faisans, Éditions de l’Ogre, 2023.

[3] Le CESEDA français n’envisage pas qu’un enfant entré sans visa puisse passer les frontières ; même intérieures. Or, un enfant n’est illégal nulle part. Or, le gouvernement des Canaries venait de rendre la tutelle de sa fille à cette maman.

[4] Ödos est un programme pilote en Espagne, qui vise à accompagner les femmes et les enfants en situation de migration et de particulière vulnérabilité.

[5] Agence de l’ONU pour les réfugiés.

[7] Comme le SSI, à Montreuil, travaillant jusqu’en 2021 avec la Croix-Rouge.

[8] Le procureur.

Marie Cosnay

Ecrivain, Traductrice

Notes

[1] Mineurs non accompagnés.

[2] L’histoire des retrouvailles de Fatou et de sa maman est racontée dans Des îles 2. Îles des faisans, Éditions de l’Ogre, 2023.

[3] Le CESEDA français n’envisage pas qu’un enfant entré sans visa puisse passer les frontières ; même intérieures. Or, un enfant n’est illégal nulle part. Or, le gouvernement des Canaries venait de rendre la tutelle de sa fille à cette maman.

[4] Ödos est un programme pilote en Espagne, qui vise à accompagner les femmes et les enfants en situation de migration et de particulière vulnérabilité.

[5] Agence de l’ONU pour les réfugiés.

[7] Comme le SSI, à Montreuil, travaillant jusqu’en 2021 avec la Croix-Rouge.

[8] Le procureur.