Une jeune fille irrésolue – sur El agua d’Elena López Riera
Fin de la séquence d’ouverture : un groupe d’adolescents rentre d’une fête au petit matin. C’est la campagne, ou la périphérie urbaine. Au clair-obscur des lumières artificielles, serpentins fluorescents, écrans bleus des selfies qui ont découpé les personnages par petits groupes, succède une aube augmentée d’un lampadaire – plan d’ensemble. L’horizon s’élève aux deux tiers du cadre environ. À gauche une route de terre éclairée, le long d’un mur surmonté de barbelés. À droite, de haut en bas, par couches : des montagnes, les lumières d’une ville, un petit pont, et sous ce dernier un autre chemin en contrebas du premier, plus herbeux encore, où s’enfoncent les personnages de dos. Une touffe d’arbustes sépare les deux routes, celle qui est au niveau de notre œil, et celle qui descend.
Paysage allégorique de la peinture classique, où les humains ne sont que des figurants. Ou ici, peut-être, une somme de déterminations (le mur, l’obscurité, la nature, etc.) qui les absorbe, à l’instar du passage sous le pont (de l’autre côté, aucun spectre ne vint à leur rencontre).
Séquence deux : les ados discutent au bord d’une rivière. Champ-contrechamp, plus ou moins. Ils s’ennuient, disent qu’ils s’ennuient, qu’ils partiraient bien pour Madrid et ne reviendraient jamais. L’un d’eux, José, est en revanche fraîchement arrivé : on l’appelle « sexy lover », il dira plus tard qu’il était à Londres. Un cadavre de chèvre passe, charrié par le cours d’eau. Une des ados commence à raconter l’histoire de la malédiction du fleuve : il emporterait des jeunes filles avant chaque épisode de pluies torrentielles et de crues. Cependant qu’elle continue son récit, nous sommes embarqués sur la rivière sale, travelling avant, la voix de la jeune fille se fait distante, quitte le monde représenté, comme on dit, devient une voix même pas off, plutôt dissoute, un écho : une autre voix, celle d’un garçon, lui enjoint d’ailleurs de se taire, ne reste plus que le son de l’eau et des insectes de l’été.
On pense au fleuve Amazone dans Aguirre ou la colère de Dieu (1972) de Werner Herzog : sous le rythme indifférent de l’écoulement perce la menace du hors-champ. La mort va venir et elle n’aura pas de visage, décochée sans origine, les protagonistes tombent. Rien d’aussi violent cependant dans El Agua, même si la menace est là, puisque l’inondation est promise dans la légende que raconte l’adolescente et que la région où a été tourné le film, près d’Orihuela, en Espagne, est connue pour les crues catastrophiques de la Segura. C’est paradoxalement une région sèche, où l’on cultive les agrumes : « Il faut prier pour qu’il pleuve, raconte Elena López Riera dans le dossier de presse, mais pas trop pour que tout ne soit pas dévasté. On a un saint pour la pluie et un autre pour éviter les pluies trop importantes. Cette peur ancestrale de l’eau, désirée et redoutée, s’est transmise aux femmes. » Les fléaux de la nature sont imputés à Ève, rien de neuf.
Autre pensée, pour Agnès Varda cette fois, puisque le dispositif documenteur de Sans toit ni loi (1985) se retrouve ici. Des témoignages de femmes face caméra interrompent la fiction pour dire leur version de la malédiction des filles englouties, un mythe qui se transmet entre femmes d’une même famille : une jeune fille sent un jour que « l’eau » entre en elle, que le fleuve la désire. C’est le signe de l’éveil à la sexualité. Une de ces femmes explique : « Quand le fleuve entre en toi, tu as deux options : partir avec lui pour éviter le désastre, pour qu’il se calme, ou lui tenir tête et… Dieu décide. »
Dans la famille de la jeune héroïne, Ana, les femmes tiennent tête. Peut-être est-ce pour cette raison que la réalisatrice a confié les rôles de la mère et de la grand-mère aux deux seules actrices professionnelles de son casting. L’aïeule a follement aimé un homme, mais très vite après le mariage, les choses ont changé, il est devenu violent : « Que Dieu me pardonne, mais quand il est mort, conclut-elle, quel soulagement ». Pour la mère, on ne sait pas : elle profite durant le temps du film du retour d’un étranger, un Français (incarné par le co-scénariste du film, Philippe Azoury) qu’elle a connu quand elle avait dix-sept ans, et dont elle ne paraît pas vouloir s’embarrasser. Donc des hommes, mais pas de joug. Aussi bien les femmes de cette maison sont-elles réputées « maudites » dans le village. Rien de bon ne peut sortir d’une relation avec elles, pense-t-on. José, autre « étranger », l’apprend par son père, qui lui reproche sa relation avec Ana. Et Ana se trimballe cette marque infamante comme une croyance parmi d’autres, fardeau obligé d’un bled un peu arriéré.
José a l’air bien gentil mais un peu niais par ailleurs, et si l’on devait passer la soirée avec quelqu’un, on choisirait pour la conversation plutôt Ana, tant les scènes entre filles sont joyeusement et malignement improvisées (prix spécial à la conversation où l’une d’elles, amoureuse d’une de ses vieilles profs, se fait chambrer). Côté hommes, c’est plutôt l’opacité, dont il ne faut pas déborder, sous peine de se faire traiter de « princesse » au moindre signe d’introspection. Ana s’amuse à faire croire à José qu’elle est un peu « sorcière ». Il n’en a pas vraiment besoin, puisqu’il montre qu’il le pense dans une séquence tout droit sortie du chapitre « Toujours déjà vieilles » du Sorcières de Mona Chollet. Alors qu’on ne lui a rien demandé, José lance en effet à son amoureuse : « Tu sais comment je t’imagine, plus vieille ? » S’en suit un déluge de rides, bourrelets, double menton, « mais toujours très belle ». À cette goujaterie, l’héroïne répond par un portrait non pas physique mais moral : il sera le même, dit-elle, mais vivra seul avec deux chats, complètement à la ramasse « mais très heureux ».
C’est peut-être ce à quoi se livre Ana, sans vindicte ni passion, avec une indifférence sereine : à polluer l’eau du patriarcat.
Ceci pour le « contenu » du film (mais on pourrait aussi imaginer qu’il traite de climat et d’anthropocène, etc. par exemple). Eu égard à la métaphore de l’eau, elle est traitée, on l’a dit en décrivant la fin de la première séquence et la suivante, sur un mode « parallèle ». Il y a des moments volontiers « magiques » dans El Agua, mais ils ne constituent pas une sortie de route pour la narration, pas une échappatoire, pas une rêverie ou une hallucination des personnages : au contraire, le monde montré comprend toujours en soi son double, toujours déjà-là, dans l’air, entre les corps, dans la mise en scène, dans le décor – et cet envers se révèle dans les trucages numériques de catastrophe post-déluge à la fin du film, dont un extraordinaire plan sur des voitures se reflétant pêle-mêle dans des flaques d’eau. Il serait donc difficile de réduire El Agua à une chronique villageoise archivant des légendes locales, des savoir-faire agricoles ou un folklore (un lâcher de pigeons dont le plumage est teint à la main), même si l’on y trouve tout cela. Aucun destin malheureux pour l’héroïne non plus (ni heureux, d’ailleurs) qui en ferait un film à thèse.
Alors disons que c’est sur une certaine forme de vie, une irrigation particulière. Le titre, si l’on y pense un peu, est gonflé. « L’eau », comme un programme infini. On a du mal à ne pas se rappeler cet auteur qui revient à la mode chez les jeunes artistes : Gaston Bachelard et son deuxième volume sur la psychanalyse des éléments, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière (1942). Notons que le chapitre « L’eau violente » ne nous servira hélas pas ici, puisqu’il n’est question que d’y jeter des hommes. Restons-en donc aux analyses qui concernent la femme. Au moment de la crue finale, un plan montre Ana en Ophélie shakespearo-millaisienne, dérivant au fil de l’eau.
Sauf que c’est un peu comme si tout le film venait tenir tête aux analyses de Bachelard. Oui, dans ce que le philosophe nomme « le complexe d’Ophélie », l’eau est « l’élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste. L’eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines ». Sauf qu’Ana se relève de l’eau et ne se noie pas. Oui, dans l’imaginaire masculin, l’eau est un principe féminin, nourricier, un « lait » dit Bachelard qui, poète comique à ses heures, écrit que « les flots reçoivent la blancheur et la limpidité par une matière interne. Cette matière c’est de la jeune fille dissoute. L’eau a pris la propriété de la substance féminine dissoute. Si vous voulez une eau immaculée, faites-y fondre des vierges. » Et voilà pourquoi les jeunes filles éveillées au désir doivent être emportées par la Segura, sans quoi, n’étant plus vierges, elles risqueraient de la souiller.
C’est peut-être ce à quoi se livre Ana, sans vindicte ni passion, avec une indifférence sereine : à polluer l’eau du patriarcat. « J’ai l’eau à l’intérieur, dit-elle, de l’eau pleine de merde ». Avec elle, avec sa mère, avec sa grand-mère, l’eau n’est pas faite de jeunes filles dissoutes, et encore moins dissolues. La matière d’El Agua c’est de la jeune fille irrésolue, dirait-on pour pasticher Bachelard[1].
Ce dernier va nous servir à éclairer une séquence importante du film, de presque trois minutes, qui concerne le côté masculin. Où l’on voit José apprendre à gâcher du plâtre sous les ordres de son père, en mélangeant la poudre sèche avec de l’eau. Pour quoi faire ? Pour élever des murets de briques, supposés empêcher l’eau de pénétrer par les portes des maisons. Bachelard a une idée là-dessus : « L’union de l’eau et de la terre donne la pâte. La pâte est un des schèmes fondamentaux du matérialisme. (…) La pâte donne une expérience première de la matière. » Pour le plâtre, on prend un bac d’eau et on verse de la poudre, encore et encore, jusqu’à la juste consistance. Il faut malaxer. Si c’est trop compact, on pourra ajouter du liquide. L’eau « délie et elle lie », dit le philosophe. La pâte nous délivre du souci de la forme, elle est tout à la fois « une lutte ou une défaite pour créer, pour former, pour déformer, pour pétrir ». Il faut surtout y mettre les mains. Ce sont elles qu’on voit le plus dans la séquence d’Elena López Riera, malaxant, étalant, rattrapant la pâte de plâtre. Puis il faut se laver ensuite ces mains dans l’eau, la pâte se dissout.
Ce qui intéresse Bachelard, c’est de voir ici que la fabrication n’est pas purement intelligente. L’expérience de la pâte, pense-t-il, permet de « connaître la matière dans son intimité. Elle aide à la rêver. » La création vient aussi de la matière elle-même. Ce qui nous intéresse nous, c’est l’analyse que fait Bachelard du pétrissage : au début, dit-il, il y a une « joie mâle de pénétrer dans la substance ». Mais très vite, le malaxage devient autre chose qu’une projection, une érection, une information, etc. : « la main directement prend conscience du succès progressif de l’union de la terre et de l’eau. Une autre durée s’inscrit alors dans la matière, une durée sans à-coups, sans élan, sans fin précise. » Il faudra, écrit-il, des « participations androgynes » pour atteindre cela. Alors peut-être cette curieuse séquence de gâchage de plâtre, qui a certes une motivation narrative mais qui est comme suspendue, miraculeuse dans le récit, sert-elle à cela : pendant qu’Ana tient tête à la féminité traditionnelle et liquide que lui intime la société, José apprend qu’on peut être un homme « sans élan, sans fin précise » et, comme le lui a prédit Ana, peut-être vivra-t-il très heureux.