À l’écoute – sur Relaxe d’Audrey Ginestet
Relaxe est le premier long-métrage documentaire d’Audrey Ginestet, ingénieure du son, mixeuse, et également bassiste au sein du groupe Aquaserge. Devant la caméra, la principale protagoniste du film est Manon Glibert, qui joue de la clarinette dans le même groupe. Le film n’est pas un documentaire musical sur ce groupe, l’un des plus inventifs et exaltants de la scène française. Seule une séquence montre, incidemment, une séance de répétitions du groupe.
Le film évoque un tout autre sujet, aux implications lourdes et aux ramifications tortueuses : la préparation du procès du dit « groupe de Tarnac » (tenu en mars 2018), dont faisait donc partie Manon. Information pas si connue que ça, même en suivant aussi attentivement la scène musicale contemporaine que l’actualité.
Même si l’on ne voit qu’à peine Aquaserge dans le film, convoquer la figure du groupe n’est pas si incongru. La musique d’Aquaserge est faite d’une matière sonore hybride et joyeuse, un free-rock qui n’a pas peur des morceaux longs, aime les ruptures de rythme, passe de la stase planante aux à-coups bruitistes, tout en scandant des hymnes oulipiens et des mots d’ordre dédiés au plaisir et à l’amitié. Bref, Aquaserge est un groupe insaisissable, rétif à toute étiquette, remodelant sans cesse ses propres formats. Et de loin en loin, au-delà de l’affaire Tarnac, Relaxe procède de la même logique. C’est un film qui déjoue les étiquettes et nourrit son écriture de son propre processus de recherche.
Présenté lors de l’édition 2022 du Cinéma du Réel, Relaxe arrive enfin donc sur les écrans presque cinq ans après le jugement, signe qu’entre la maturation de l’écriture cinématographique et le temps long de la justice, pourrait se jouer une compétition de patience.
Indépendamment de son processus de fabrication, le film joue, presque à son corps défendant, un drôle de jeu avec le temps. Sa démarche au long cours résonne étrangement avec l’actualité la plus immédiate. Car il arrive sur les écrans, pile au moment où les déclarations de Gérald Darmanin réactivent les spectres fantasmatiques d’un « terrorisme intellectuel » venu de « l’ultra-gauche », jeu dangereux déjà pratiqué par Michèle Alliot-Marie en novembre 2008, révélateur d’un certain aveuglement de l’État désormais permanent, quant à son appréhension de la contestation et sa crispation sur le « maintien de l’ordre ».
Relaxe n’est pas un film de révélation, mais de décantation.
L’affaire de Tarnac, ce sont dix ans de procédures, entre l’arrestation retentissante du 11 novembre 2008 et le verdict (de relaxe, donc) rendu le 12 avril 2018. Relaxe a été tourné dans la dernière ligne droite de l’affaire, pendant les semaines d’hiver et de printemps précédant le procès. Il enregistre le moment où, entouré de ses proches et de ses amis, Manon élabore sa défense. C’est un film-portrait, de facture volontairement simple et directe. S’il est militant, c’est d’abord dans sa façon d’affirmer que chacun des huit inculpés a droit à une perception individualisée des dix années de tourbillon médiatico-judiciaire qu’il vient de traverser, quand bien même la majeure partie de l’opinion publique continue à y voir le procès d’un collectif soudé par une idéologie.
Le film se concentre donc sur Manon. On y croise aussi Benjamin Rosoux, connu comme cogérant du Magasin Général, l’épicerie de Tarnac et Yildune Lévy, l’ex-compagne de Julien Coupat, mais le film se garde bien de dresser une photo de groupe. Ce focus réinterroge incidemment le rapport du collectif et de l’individu, de la vie familiale et de l’engagement au quotidien, et même plus largement de la façon dont les échos du fracas du monde viennent heurter le cours de la domesticité. Manon et Benjamin sont saisis dans leur vie quotidienne, entre organisation de goûter d’anniversaire, ramassage des végétaux, inventaire de l’épicerie associative, aide administrative aux réfugiés. Plutôt la vie d’associatifs bon teint, insérés dans la vie locale, que celle de membres d’une cellule anarcho-révolutionnaire.
Il n’empêche que ces semaines décisives sont vécues comme une sortie du tunnel agissant autant comme chamboulement intime que comme affirmation politique. La seule présence d’une caméra amie, auprès de Manon et ses proches, génère une forme de tour de passe-passe : rendre visible une partie du « comité invisible ». Passe-passe finalement anecdotique tant Relaxe n’est pas un film de révélation, mais de décantation. Au fracas des images exclusives, il préfère faire partager un ultime temps de réflexion.
Il faut dire aussi, qu’entre temps, la figure de Julien Coupat, auteur du Manifeste conspirationniste paru en janvier 2022, est devenue plus qu’embarrassante. De fait, il reste absent du film. Une autre absence est encore plus éloquente : celle de la rhétorique insurrectionnelle. On aurait, en effet, pu croire que les divers écrits du Comité Invisible aient pu servir d’« éléments de langage » pour élaborer la défense des uns et des autres.
Le dispositif structurant du film consiste en des répétitions (à tous les sens du terme) du procès, sur un mode qui tient tout autant du simulacre que de l’entraînement.
Or, en bon film de musicienne, ingénieure du son et mixeuse (les différentes activités d’Audrey Ginestet), Relaxe est une pure œuvre d’écoute, qui refuse les discours préétablis et privilégie la quête méticuleuse de ses propres mots. Se raconter, c’est aussi s’accorder (au sens musical comme psychologique) : mettre en résonance ses convictions et son quotidien. Cette quête permanente n’est pas gagnée d’avance. Plutôt que de puiser dans une « boîte à outils » idéologique, il s’agit d’inventer ses propres instruments de persuasion.
Le dispositif structurant du film pourrait d’ailleurs être hérité du théâtre ou de la musique. Il consiste en des répétitions (à tous les sens du terme) du procès, sur un mode qui tient tout autant du simulacre que de l’entraînement. Des amies dans le rôle des juges et des procureurs. Et en face, les paroles de trois prévenus (Manon, Benjamin et Yildune Lévy) qui s’épaulent, se racontent et élaborent, ce faisant, leur stratégie. La parole circule de manière horizontale et participative. Pas d’expertise d’avocat venu d’en haut. Il s’agit de troquer le classique « la parole est à la défense » par « la défense élabore sa parole par l’écoute ». Le texte qui est travaillé ne tient d’ailleurs pas tant de la plaidoirie qui viendrait clore le procès que du manifeste prononcé en amont des débats. Le canevas argumentatif est sans cesse discuté, détricoté, retricoté.
Les emplois de juges et procureurs sont tenues par des amies qui, le temps de quelques échanges, empruntent la langue de l’autorité, avant de revenir débriefer sur le canapé. L’esprit de la jam-session musicale n’est jamais loin, même si l’ambiance n’est pas à l’ivresse de l’impro. Pas d’expertise d’avocat venu d’en haut. Plutôt une réappropriation de la défense par les inculpés eux-mêmes, réponse à l’inquiétude originelle qui gouverne ces séances : celle d’un certain désarroi face aux mécanismes de la justice, vue comme une « discipline de professionnels » et au sein de laquelle, les prévenus resteraient, quoi qu’il advienne, des « amateurs » dépourvus des codes. Si l’on peut discuter à l’envi cette conception de la justice, elle permet aussi de célébrer les vertus d’un certain amateurisme éclairé, organisé pour reprendre, pas à pas, la main sur son destin.
La force de ce « procès amateur », c’est qu’il peut s’appréhender de différentes manières. Il est à la fois sérieux et ludique, puisqu’il nécessite de se mettre de l’autre côté, de passer et de repasser de part et d’autre de la barrière. En écho, une autre séquence où Manon aide un réfugié à remplir un dossier de demande d’asile montre que les questions politiques sont souvent rapportées à la maîtrise de tel ou tel langage administratif. Autre singularité, d’un côté comme de l’autre – et à l’exception de Benjamin – ce ne sont que des femmes qui prennent la parole. Sous la simulation de procès, pointe le séminaire en sororité portant une revendication féministe sous-jacente.
Cinématographiquement, ces séances peuvent aussi faire penser à la démarche de Jacques Rivette (Out 1, L’amour fou, La Bande des Quatre) qui a toujours montré le processus des répétitions théâtrales pour leur propre puissance d’exploration de la langue et des affects, sans les tendre vers l’épiphanie du moment de la représentation publique. Le « faux procès » vaut déjà par lui-même, pour sa valeur performative et féministe, quand le moment du vrai procès est ellipsé. Peut-être parce qu’une première épiphanie a déjà eu lieu avant, quand Manon parvient à lire son argumentaire en plan-séquence face caméra, et que ce long texte, dit avec des mots simples, la conviction d’avoir réussi à accorder sa vie quotidienne avec ses idées politiques.
Sans doute aussi, parce qu’une seconde épiphanie adviendra avec la formulation même du verdict judiciaire : « l’audience a permis de comprendre que le groupe de Tarnac était une fiction ». Entendre ces mots dans les derniers instants d’un documentaire, ouvre involontairement une boîte de Pandore théorique sur la distinction fiction / documentaire et les infinies hybridations possibles entre les deux. Mais des hybridations qui ont vocation à rester dans le champ du cinéma. Si elles débordent sur l’actualité, le débat politique et le récit médiatique, elles deviennent délétères. À la mesure de sa modestie, Relaxe aura donc pris cette confusion à bras le corps, en réinjectant une couche de réel dans la perception de cette page abracadabrante. De quoi se permettre, après le verdict, de balancer toutes les pièces écrites du dossier dans un grand feu de joie. Geste anarchiste ? Plutôt un exorcisme des dix années de procédures, et le soulagement de pouvoir enfin laisser la vie se consumer.
Relaxe, d’Audrey Ginestet, en salles le 5 avril 2023.