Crise du système de santé : la question qu’on ne pose pas
Les propositions de ravaudage du système de santé sont légion. Les actes de refondation sont singulièrement absents. L’ambition affichée du Conseil national de refondation (CNR) est au mieux un écran de fumée et au pire une imposture. Quels sont donc les intérêts à agir depuis cet horizon indépassable ?
Malgré l’urgence, nous ne sortons toujours pas du cadre pour répondre véritablement aux difficultés structurelles et systémiques du système de santé. Et nous n’avons aucune chance de résoudre un problème que nous n’avons pas posé. Alors changeons de cap : déplaçons le centre de gravité du problème pour constituer une grille de lecture à travers laquelle cerner vraiment le réel.
La France consacre à la santé une part de PIB (4 % en 1960, environ 12,5 % en 2022) parmi les plus élevées au sein des pays de l’Union européenne sans que ce niveau de dépenses ne soit justifié par des différences significatives en termes d’état de santé de la population. En mars 2021, la densité médicale s’élevait à 318 médecins (médecins généralistes et spécialistes) pour 100 000 habitants, contre environ 119 en 1968.
Pourtant, les soignants dénoncent le délitement de leurs conditions d’exercice, déçus et découragés par « une crise sans fin ». Les Français, dans les territoires ruraux ou en ville, sont de plus en plus nombreux à souffrir d’inégalités d’accès à un médecin et a fortiori à une équipe traitante. Au bord de l’implosion, c’est bien le système de santé dans son ensemble qui est mis sous tension pour des raisons structurelles et systémiques et non circonstancielles. Le constat est connu. Des mesures d’ajustement seront-elles à mêmes de répondre à de tels enjeux ? Nous ne le croyons pas et il existe une alternative.
Si l’hôpital concentre presque toutes les attentions, c’est parce qu’il s’agit du seul secteur où l’on parle de service public sur lequel l’État a un pouvoir d’action directe. La médecine de ville est quant à elle dominée par l’exercice libéral des professionnels, sans réelle ingérence des pouvoirs publics et sans assumer explicitement des missions de service public auprès de la population. Le champ d’intervention de ces professionnels, dit de premier recours, n’est pas défini par les missions qui leur sont confiées mais par une liste d’actes. Pour sortir de cette logique de distribution des soins et proposer une prise en charge globale de la santé d’une population, le législateur renvoie sur ces professionnels libéraux et les structures concernées la charge de penser et de mettre en œuvre leur organisation.
On peut s’interroger : par essence, sont-ils légitimes pour penser l’intérêt général, en ont-ils la formation et l’expérience ? Ont-ils seulement la disponibilité pour le faire ? Que l’État se défausse de sa responsabilité sur les seuls professionnels de santé, surmenés et harassés, ne relève-t-il pas du scandale ? La France dispose d’un système de soins, mais il lui un manque un système de santé, c’est-à-dire un système qui structure tous ses segments (médecine de ville, hôpital, médico-social, etc.) autour de parcours organisés au plus près des habitants.
Difficile à croire encore en 2023 : la coopération entre plusieurs intervenants médicaux, médico-sociaux ou sociaux autour des patients repose essentiellement sur le bon vouloir des professionnels de santé. Ces coopérations ne sont ni organisées ni régulées par les pouvoirs publics. Et les politiques d’incitation ne manquent pas. C’est au patient, à sa famille ou aux soignants volontaires d’assurer la coordination entre tous les acteurs alors que l’évolution des pathologies accentue leur fragmentation et la multiplication des intervenants.
Plus désarçonnant encore, il n’existe pas de schéma d’organisation des soins de santé qui s’imposent aux professionnels dans les territoires, c’est-à-dire un document réglementaire obligatoire qui structure l’ensemble des soins et services de santé à programmer et à déployer dans un territoire. Cela permettrait d’assurer la disponibilité et l’accessibilité des services comme la lisibilité et la continuité de parcours décloisonnés. C’est un enjeu majeur pour toutes les personnes malades chroniques ou en situation de handicap, les personnes âgées dépendantes ou les personnes en difficulté sociale. Mécaniquement, cette planification sous la forme d’un schéma territorial d’organisation inclurait les services de prévention assurant cohérence et efficacité.
Le système de santé poursuit depuis plusieurs décennies une même trajectoire : la marchandisation du soin.
Le pilotage étatique à distance via les agences régionales de santé (ARS), dont les orientations politiques guident ensuite les déclinaisons territoriales en ciblant les financements ou en procédant par la voie d’appels à projets, est aujourd’hui plus proche de « fictions » que de cadres opérant le réel. L’État régule la médecine de ville à la marge. La réalité constatée dans les territoires est celle de la vacance avec des professionnels de santé livrés à eux-mêmes et négociant, à travers leurs syndicats, avec l’Assurance maladie.
La médecine de ville, amont de l’hôpital, met en œuvre des solutions propres à ses problématiques et organisations, sans se penser globalement au sein d’un système de santé. Et en aval de l’hôpital, le déficit de solutions l’embolise. Le parcours de santé désigne encore en 2023 un parcours de tarifs labellisé Assurance maladie.
Les solutions avancées jusqu’à maintenant vont toutes dans le sens d’une augmentation de la quantité de ressources allouées, financières et humaines. Pourquoi pas, c’est un choix de société. Pour autant, cela ne règlera pas les profondes défaillances structurelles et systémiques du système de santé. Et si on s’intéressait à son organisation et aux finalités de chacun de ses compartiments ?
En regard des besoins de services de soins de santé des populations, l’offre de services des professionnels (nature, objet, disponibilité et accessibilité) n’est pas réellement interrogée et appréciée. C’est un angle mort. Les diagnostics territoriaux de santé sont surtout centrés sur les attentes des professionnels, parfois en tenant compte de quelques réalités épidémiologiques. Jamais les services nécessaires à la population. Or, c’est l’analyse des services proposés par les producteurs de soins qui permet de rentrer finement dans la compréhension des rapports de force et des capacités d’offre de soins du système de santé.
Après les vœux du Président de la République aux acteurs de la santé, rien n’indique une évolution structurelle de l’organisation et de la régulation du système de santé. Qui est responsable des « déserts médicaux » ? Ni l’État, ni l’Assurance maladie, ni les professionnels de santé n’assument aujourd’hui de responsabilité pleine et entière des choix de leurs réponses aux besoins de services de santé du territoire sur lequel ils interviennent. Dans un contexte de responsabilisation des patients, État et Assurance maladie incitent les professionnels à se penser entrepreneurs-producteurs de la transformation des soins dans les territoires.
Derrière les discours réformateurs, sous l’angle du New public management (NPM), le système de santé poursuit depuis plusieurs décennies insidieusement une même trajectoire : la marchandisation du soin. Une trajectoire que les alternances politiques successives n’ont pas remises en cause. En conséquence, le développement de l’accès aux soins n’est pas pensé dans le cadre d’un service public affranchi des lois du marché. Il est pensé dans le cadre de l’extension de la sphère privée.
En somme, la question essentielle à se poser n’est-elle pas : est-ce que la santé est un bien marchand ou un bien commun ? Dans le cadre d’un débat démocratique, la réponse à cette question demande une affirmation claire et explicite. Si la santé est un bien marchand, ne changeons rien. Sous prétexte de rationalisation, l’État a déjà créé les conditions nécessaires et favorables au développement du marché dont la crise des structures de soins traditionnelles est la conséquence. Les rails sont en place pour que les entreprises conquièrent de nouvelles parts de marché protégées par les règles de confidentialité liées au secret des affaires. La présence massive de groupes étrangers dans les capitaux des cliniques privées ou la financiarisation de la santé numérique sont à ce titre révélateur.
Si la santé est un bien commun, alors la refondation du système de santé (au sens du CNR Santé) supposerait de nombreux chantiers pour la penser avant d’engager un débat technique sur les nombreux vecteurs législatifs à mettre en œuvre en matière de redéfinition des organisations, de pilotage, d’allocation de ressources, de régulation et de contrôle. Considérant la complexité actuelle du système de santé, c’est vertigineux si nous affirmons qu’il s’agit d’un bien commun.
Dans le jeu défaillant des acteurs en place, les collectivités territoriales pourraient prendre place de manière utile et pertinente.
Mais un défi pourrait être relevé en abordant cette complexité par le questionnement de cinq points critiques au niveau de la médecine de ville de nature à impacter l’ensemble de l’organisation du système de santé par « effet domino » : responsabilité populationnelle, appréciation des besoins de services, définition d’un socle complet de services, schéma complet d’organisation territoriale des services et opposabilité. Cinq points critiques qui permettraient de redéfinir le système de santé par sa base : les soins de santé primaires. Ensemble fondateur d’un service public territorial ancré dans le réel. Le statut quo n’est plus possible. Sinon, ne nous racontons pas d’histoires : la santé, bye bye le bien commun !
Mais qui pour gouverner et réguler cela ? Dans le jeu défaillant des acteurs en place (État et ARS, Assurance maladie, professionnels de santé), les collectivités territoriales pourraient prendre place de manière utile et pertinente. Acteurs porteurs et producteurs de services publics et de l’intérêt général par essence, les collectivités territoriales ne disposent aujourd’hui d’aucune compétence obligatoire sur l’organisation et la régulation du système de santé. Elles sont encastrées dans les seules questions d’attractivité ; alors qu’au regard de leurs habitudes de dialogue avec tous les acteurs de la santé, elles sont aujourd’hui en mesure d’appeler à déconstruire les obstacles socialement déterminés pour élaborer de nouveaux mécanismes d’organisation et de régulation, en particulier au niveau des soins de premier recours.
Face aux difficultés d’une refondation systémique, où le jeu d’acteurs entre l’État, l’Assurance maladie et les professionnels de santé touche ses limites, et à l’heure du lancement du volet Santé du CNR, les collectivités territoriales n’ont-elles pas à se saisir de cette opportunité pour faire valoir leur rôle de puissance publique au niveau de leurs territoires en matière d’organisation des soins et des services de premier recours ?
Si ce travail aboutit, il amènerait les collectivités territoriales à se positionner comme l’un des acteurs dépositaires de compétences réglementaires dans le champ de la santé, sans préjuger à ce stade de la répartition et de l’articulation de ces compétences. Il est bien évident que cela appellerait des changements majeurs : évolutions législatives, évolutions culturelles (bâtir une culture de santé publique), évolutions des ressources et des compétences humaines, évolutions des ressources financières (transferts de ressources et non dépenses supplémentaires), etc. Autant d’éléments propres à une refondation.
C’est un chantier colossal, mais à la hauteur des enjeux. Et surtout, il peut s’inscrire dans une vision politique de la responsabilité populationnelle et donc de l’organisation des services aux populations, compatible avec l’évolution de notre société et le sens de l’Histoire en matière d’organisation administrative.
NDLR : Cet article s’appuie document d’analyse et de prospective des mêmes auteurs, consultable ici