Littérature

Conseils critiques – sur Dialogues en Public de Pier Paolo Pasolini

Journaliste

Paru en français une première fois il y a plus de quarante ans, Dialogues en public de Pierre Paolo Pasolini, recueil de ses réponses aux courriers des lecteurs d’un hebdomadaire dans les années 1960, résonne fortement avec notre époque.

«Pas un instant le journaliste bourgeois ne songe qu’il pourrait servir la vérité, être quelque peu honnête, c’est-à-dire personnel. Il abandonne complètement sa personnalité et laisse parler à sa place un public qu’il suppose évidemment bien-pensant mais stupide, conformiste mais cruel, sans complexe mais veule. »

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On ne peut pas lire ces mots de Pier Paolo Pasolini en 1960 sans se demander ce qu’aujourd’hui le « journaliste bourgeois », ainsi caractérisé, est devenu. Dans quels médias exerce-t-il ? À quels postes ? Y répondre n’est pas l’objet de cet article, même si l’on peut affirmer sans se tromper que ce journaliste-là n’a pas disparu. Que les propos de Pasolini nous renvoient à la façon dont ils résonnent dans notre présent est, quoi qu’il en soit, une constante de ces Dialogues en public.

C’est un des profonds intérêts de ce livre, publié pour la première fois en France en 1980 aux éditions du Sorbier, et proposé aujourd’hui dans la même traduction de François Dupuigrenet Desroussilles et dans une sélection plus resserrée pour offrir « les échanges les plus représentatifs et les plus significatifs », explique l’éditeur.

Dialogues en public est un recueil de textes que Pasolini a publiés entre 1960 et 1965 dans un hebdomadaire communiste grand public, Vie Nuove (« Voies nouvelles »), qui diffusait à cette époque autour de 120 000 exemplaires. Des textes plus que des articles, ses interventions constituant des réponses au courrier des lecteurs. Poète, auteur de deux romans, Les Ragazzi et Une vie violente, réalisant, après Accattone, Mamma Roma puis L’Évangile selon Saint Matthieu, il est au cœur de plusieurs polémiques et traîné régulièrement devant les tribunaux – il sera l’objet au long de sa vie de 33 procédures judiciaires. Pasolini est devenu un « phénomène », écrit René de Ceccatty dans sa biographie[1], qui apporte cette précision à propos de la collaboration de l’artiste avec l’hebdomadaire : « Il accepte la proposition que lui fait Maria Antonietta Macciocchi d’ouvrir un débat avec les lecteurs dans Vie Nuove […], malgré une opposition très violente d’une partie de la rédaction et des membres de la nomenklatura qui, selon Maria Antonietta Macciocchi, “ricanait” quand ce “pédé” venait au siège du journal ».

Quel média se lancerait aujourd’hui dans une telle aventure, beaucoup plus risquée, car sans filtre, que les tchats ultra calibrés un temps prisés par les sites des journaux ? Et quel écrivain ou intellectuel de renom, comme lui non réactionnaire – ce qui en élimine un certain nombre –, serait tenté par l’exercice ? Un tel profil n’existe d’ailleurs peut-être plus. Pasolini lui-même s’interrogeait déjà sur l’existence de l’« artiste-guide », s’interdisant de jouir du magistère, dont, objectivement, il bénéficiait. « Peut-être parce qu’au tréfonds de ma psychologie je suis mythomane et un peu donquichottesque, je dois me défendre avec une attention particulière contre une semblable position », expose-t-il en 1964, alors qu’il reprend sa rubrique après un an d’interruption pour cause de réalisation de L’Évangile selon Saint-Matthieu, moment propice pour réfléchir à « haute voix » à sa position et à la nature de ces échanges pour le moins particuliers. Quoi qu’il en soit, cette activité à forte dose pédagogique n’était pas pour lui déplaire. N’oublions pas qu’il fut enseignant après-guerre et qu’il se destinait alors à une carrière d’intellectuel organique.

On l’interpelle sur tous les sujets. Y compris sous forme de demande de conseils sur des questions très personnelles – ses lecteurs ou lectrices, essentiellement communistes, sont souvent jeunes. Par exemple sur la meilleure façon de trouver une fiancée, sur le trouble ressenti d’être à la fois misanthrope et ouvert au progrès ou sur quels partis porter sa voix aux prochaines élections. Pasolini répond tous azimuts : sur la tentative de suicide de Brigitte Bardot, la représentation des ouvriers dans la littérature et au cinéma, la solitude de l’homme moderne, Le Désert rouge d’Antonioni, « Dieu, la Patrie et la Famille », ou la possibilité d’un dialogue entre catholiques et non catholiques quant aux grands problèmes du monde moderne. Il écrit aussi un texte admirable sur l’engagement de son frère Guido dans la Résistance et sa fin tragique. Pasolini est parfois sévèrement tancé, une ou deux lettres sont franchement hostiles, mais on ressent surtout du respect, voire une amicale familiarité, qui passe parfois par un tutoiement.

Pasolini discerne un fascisme qui perdure, adapté à l’époque, plus sournois que celui de l’entre-deux-guerres, vision qui est à la base de toute sa réflexion.

Un autre spécialiste de l’auteur de Théorème, Hervé Joubert-Laurencin, a estimé que « l’époque, la proximité du parti communiste et la position d’énonciation assumée par Pasolini, entre le maître d’école, le grand frère et le camarade célèbre, font de [Dialogues en public] un ensemble d’un intérêt plus culturel que strictement politique [2] ». Ce qui est juste, même si, précisément dans le contexte idéologique des années 1960, art et politique sont rarement dissociés.

Pasolini fait peu d’allusions à l’actualité politique. Il n’a pas encore dénoncé le « génocide culturel » du prolétariat et de sa conscience de classe par la société de consommation – s’autorisant en l’occurrence une référence marxiste –, comme il le fera quelques années plus tard[3]. Mais il discerne un fascisme qui perdure, adapté à l’époque, plus sournois que celui de l’entre-deux-guerres, vision qui est à la base de toute sa réflexion : « L’Italie est en train de pourrir dans un bien-être qui est égoïsme, stupidité, inculture, médisance, moralisme, répression, conformisme : se laisser aller de quelque façon que ce soit à encourager ce pourrissement, c’est la forme que prend ce fascisme aujourd’hui », écrit-il en 1962. Il ajoute un peu plus loin : « Il n’y a pas besoin d’être fort pour affronter le fascisme quand il se présente sous ses aspects insensés et ridicules ; il faut l’être à l’extrême pour affronter le fascisme de la normalité, cette codification joyeuse, mondaine, choisie, du fond brutalement égoïste d’une société ». « Le fascisme de la normalité… » : à méditer en 2023 où la notion de déconstruction est devenue, aux yeux de certains dont un ex-ministre de l’Éducation nationale, un gros mot wokiste.

À plusieurs reprises, et notamment quand une lettre le questionne sur la notion d’engagement, Pasolini est amené à expliquer pourquoi les œuvres ne peuvent se soumettre à des injonctions théoriques ou d’ordre social et politique, fussent-elles de gauche. Son plaidoyer en faveur du Désert rouge, en réponse à une lectrice regrettant que le Lion d’or à Venise ait été attribué cette année-là au film d’Antonioni et non à L’Évangile selon Saint Matthieu, atteste d’abord sa grande liberté (d’autant qu’il avait un préjugé défavorable, reconnaît-il, n’ayant guère apprécié La Notte et L’Éclipse). Il y discerne une innovation stylistique qui libère (enfin) le regard du cinéaste. D’où son enthousiasme (du même type quand il parle, ailleurs, d’Ulysse de Joyce). Qui traduit, chez Pasolini, le rejet de tout dogmatisme et la défense incessante de l’autonomie de l’art.

Une position d’autant plus remarquable qu’il accorde à la poésie le pouvoir de délivrer un enseignement ou ce qu’il appelle des « vérités pratiques », contrairement au « lecteur bourgeois moyen » qui ne voit en elle que pureté illusoire et stérile solipsisme. Et Pasolini d’enfoncer le clou : « Vous pouvez constater qu’on en donne ensuite une explication mystique et catholique : la poésie en vient indirectement à coïncider dans l’absolu avec l’Esprit, avec le sentiment du Divin. Ceux qui refusent toute autonomie à l’art en arrivent ainsi à devenir les plus hétéronomes de tous puisqu’ils font coïncider l’expérience artistique avec une expérience fondamentalement mystique ».

Celui qui estime que « toute œuvre poétique est profondément novatrice, et donc scandaleuse » ne pouvait manquer d’avoir des problèmes avec la censure. Il en est amplement question dans ces Dialogues en public où certains de ses lecteurs ne cachent pas avoir eux-mêmes été choqués par telle ou telle scène. Comme cette lycéenne peu convaincue de la nécessité de montrer des « saletés » – c’est son mot –, en l’occurrence une scène d’amour entre Tommasino et Irene dans Une vie violente. La réponse de Pasolini est directe, franche. Exceptionnelle dans l’Italie de 1961, littéralement inouïe pour une lycéenne et, au-delà, toute la jeunesse de ce temps : « Les relations sexuelles ne peuvent être vulgaires que dans un cas : celui d’une personne hypocrite. Autrement elles n’ont rien de vulgaire. Et vous avez tout à fait tort de les appeler, même avec des guillemets, des “saletés”. La seule saleté vraie, c’est de les réprimer, de les cacher, de les censurer sournoisement ».

À soixante ans d’intervalle, on est troublé de lire ses propos sur les relations entre l’art et la sexualité. L’évolution patente des mœurs n’empêche pas que l’argumentaire de Pasolini apparaisse brûlant d’actualité alors que nous assistons à un violent retour de l’ordre moral. Qu’on en juge : il affirme que le rapport des enfants aux œuvres est l’affaire des éducateurs et non celle des artistes, distingue la fiction de la réalité, et par là justifie la présence d’un viol dans une œuvre littéraire – car « un écrivain ne peut pas ignorer cette violence » – quand le code pénal est là pour punir les « salauds » qui s’y adonnent en vrai.

Si Pasolini n’a pas écrit de « lettres à un jeune poète », ces Discours en public offre un vade-mecum pour qui cherche à rester vivant. « Vous les jeunes, vous n’avez qu’un seul devoir : rationaliser les sentiments que vous éprouvez devant l’imbécillité des grands, leurs Hypocrisies solennelles, leurs Institutions décrépites et factieuses. Malheureusement, l’immense majorité d’entre vous finit par capituler dès que l’engrenage des nécessités économiques s’en empare, l’aliène. On ne peut échapper à tout cela qu’à travers un exercice rigoureux, implacable, de l’intelligence, de l’esprit critique. » La démagogie est aussi absente de son horizon. Au point de contrevenir à son désir didactique en refusant toute simplification de sa pensée et de son expression, alors qu’on lui demande avec toujours plus d’insistance « d’être plus clair » et de traiter de problèmes « d’un intérêt plus immédiat ».

Dans ses derniers textes, Pasolini dresse même le constat de l’écart qui s’est accru entre la base communiste et lui, en raison, à ses yeux, d’une crise du marxisme. Là s’enracine peut-être le sentiment d’extra-territorialité qui sera ensuite le sien, celui d’un artiste qui n’appartient à aucun camp, dangereusement libre, jouissant autant que souffrant de « [s]on indépendance provocatrice[4] ».

Dialogues en public, Pier Paolo Pasolini, traduit de l’italien par François Dupuigrenet Desroussilles, préface de Florent Lahache, Éditions Corti, 246 pages, mars 2023.


[1] Pasolini, Gallimard, coll. « folio biographie », 2005 et 2022.

[2] Voir note page 8 dans Contre la télévision, Les Solitaires intempestifs, 2003.

[3] Voir l’article intitulé « Le Génocide » dans Les Écrits corsaires.

[4]  Titre d’un article figurant dans Contre la télévision.

Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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Notes

[1] Pasolini, Gallimard, coll. « folio biographie », 2005 et 2022.

[2] Voir note page 8 dans Contre la télévision, Les Solitaires intempestifs, 2003.

[3] Voir l’article intitulé « Le Génocide » dans Les Écrits corsaires.

[4]  Titre d’un article figurant dans Contre la télévision.