Exposition

Comment ça sonne ? –  sur « Basquiat Soundtracks »

Critique

Basquiat peignait en musique. Il rendait fou sa galeriste Annina Nosei avec le Boléro de Ravel. Il a cofondé un groupe, Gray, dont on ne possède qu’un enregistrement. L’exposition bande-son de la Philharmonie de Paris, bouillonnante de dessins, tableaux, documents rares, ausculte son rapport au jazz, à la no wave ou à Beethoven sous différents prismes, dont l’apport des Black Studies.

Pour joindre Jean, composez le 596-7022. Le numéro est noté au bas d’un flyer pour « Arthur Doyle + 4 ». Concert le 11 novembre 1977. Enregistrée sur cassette et transférée en vinyle l’année suivante, la session deviendra le premier album du saxophoniste sous le titre Alabama Feeling. Un long thrène gémissant et instable auto-édité à 1 000 exemplaires.

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Sur le prospectus, « Jean Basquiat », seize ans, a mêlé certains éléments graphiques musicaux (portée, notes) avec le dessin d’une fenêtre et une silhouette du jazzman, les yeux en étoiles. Ces « stars » se retrouvent juste à côté, devant les noms des acolytes et sur un profil accolé au « 4 » du nom du groupe. Une autre main, semble-t-il, a ajouté au bas de la liste : « Butch Moore · Drums ». Tout en haut, sous la mention « DRA productions presents », un nez et une bouche patibulaires en style BD, surmontés d’une petite soucoupe volante. La même que celle qui l’année suivante illustre sa nouvelle « Samo » pour le journal du lycée, enfermée dans le « o » de Samo©, « un cosmiconcept ».

« All The Things You Are » (performer)

C’est toujours compliqué de voir Basquiat (1960-1988), d’aller à une expo Basquiat. On a vite fait de piailler au génie, emprunter le phallus comme devant Picasso, chevaucher la puissance et jouir du sentiment qu’on y était, qu’on a vu ça, qu’on a participé à l’Absolu. Il faut dire qu’on est entraîné·e·s : la plupart des discours sur Basquiat calquent la définition du « génie » telle que fixée par l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « Le génie est frappé de tout ; et dès qu’il n’est point livré à ses pensées et subjugué par l’enthousiasme, il étudie, pour ainsi dire, sans s’en apercevoir ; il est forcé, par les impressions que les objets font sur lui, à s’enrichir sans cesse de connaissances qui ne lui ont rien coûté ; il jette sur la nature des coups d’œil généraux et perce ses abîmes. Il recueille dans son sein des germes qui y entrent imperceptiblement et qui produisent dans le temps des effets si surprenants qu’il est lui-même tenté de se croire inspiré : il a pourtant le goût de l’observation ; mais il observe rapidement un grand espace, une multitude d’êtres. » On pourrait citer d’autres passages du célèbre article de Saint-Lambert : hypersensible, toujours en mouvement, non pas figuratif mais « performatif » (« il est transporté dans la situation des personnages qu’il fait agir ; il a pris leur caractère »), usant du grotesque, « irrégulier, escarpé, sauvage », violant les règles de l’art, le curseur bloqué sur « sublime » (très beau ou très laid, jamais tiède), etc.

Dans le documentaire Jean-Michel Basquiat : The Radiant Child (2010) de Tamra Davis, une des petites amies de Basquiat, Suzanne Mallouk, emploie ainsi fréquemment le mot « canaliser » à son sujet. Les autres témoignages de ses ami·e·s convergent vers le portrait « génial » d’un artiste qui, grâce aux visites dans les musées qu’il faisait avec sa mère, a absorbé toute l’histoire de l’art occidental, puis a recraché en impro les thèmes de celui-ci en y mêlant ce que les médias, la création de son époque ou sa vie personnelle lui soufflaient. De fait, ses citations et réminiscences de Bacon, Picasso (Reok, 1985-1986, dans l’expo), Léonard de Vinci (Madonna Da Vinci, 1983), Van Gogh, Dubuffet, Cy Twombly, De Kooning ou Warhol (Sell Grit, 1983) sont bien documentées, de même que son « sampling » de motifs issus du manuel de biologie classique Gray’s Anatomy (1858) ou du Symbol Sourcebook (1972) d’Henry Dreyfuss – en particulier la section sur la signalétique secrète des vagabonds – et bien sûr de L’éclair primordial. Présence africaine dans la philosophie et l’art afro-américains (1983) de Robert Farris Thompson. Signe supplémentaire et indubitable du « génie » eucharistique : une mort précoce et supposément désirée qui sacrifie la vie au profit de l’art : Riding With Death de 1988 ou, présentés à « Basquiat Soundtracks », Eroica I et II, de la même année, remplis de l’inscription « man dies » (« un homme meurt ») – ce qui renvoie certes à la « marche funèbre », adagio assai de la troisième symphonie dite « héroïque » de Beethoven, dont Basquiat s’inspire.

Il faudrait donc arriver à décaper le regard, défaire l’œuvre des oripeaux du « grantartiste » avec sa couronne. On pourrait, comme on l’a fait au début de cet article, considérer plutôt « l’enfance de l’art » : le début de l’art, la pulsion qui, en chacun·e de nous et pas seulement chez telle ou tel artiste, pousse à jouer avec les formes – qu’on soit prétendument doué·e ou pas. Mais ce serait encore la recherche du « génie », simplement prise à l’envers. On se penche néanmoins bêtement à « Basquiat Soundtracks » sur tel flyer pour James White and the Blacks (1981) ou tel portrait « académique » de l’ami rappeur Rammellzee (1982). Les « petites formes » abondent à côté des grands formats : cartes postales fabriquées avec Jennifer Stein (1979), pages de carnets alternant poèmes et esquisses (1983), prospectus et affiches (1977-1985). On s’étonne de leur style « sage », ou si différent de ce qu’on connaît de lui.

Dans The Radiant Child, l’artiste Michael Holman, un des cofondateurs de Gray, explique la technique de Jean à partir du moment où il devient « artiste ». Selon lui, son ami se serait dit « Je vais tenir mon crayon comme le ferait un enfant et dessiner comme un enfant » dans le but de revenir à ce que Basquiat décrivait comme son premier souvenir : avoir été renversé à l’âge de sept ans par une voiture et avoir fini à l’hôpital, bras cassé, amputé de la rate et lisant dans son lit le Gray’s Anatomy offert par sa mère. Dans la fiction Downtown 81 de Bertoglio (2000) où l’on voit Basquiat dessiner, il entrave de fait volontairement les mouvements de sa main pour obtenir un effet « art brut ». Mais ce n’est pas toujours le cas : les images documentaires de The Radiant Child et de Basquiat : Rage to Riches (2017) montrent des préhensions différentes des pinceaux, tantôt déliant le poignet et les doigts, tantôt tenant l’outil entre le majeur et l’annulaire, avec le coude bloqué, etc.

« Contort Yourself » (errer)

Avec l’enfance, on est dans le fantasme « primitif » (y compris la variante primitiviste de l’expressionnisme), à la fois complémentaire et adverse de celui du génie « innutri » de tout l’art mondial. Deux visions « blanches » de Basquiat : soit ingénument raciste (c’est un bon sauvage, éventuellement pré-romantique), soit color-blind et universaliste : c’est un fils éduqué de la classe moyenne afro-américaine que rien ne distingue d’un artiste blanc. Dès 1993, la théoricienne du féminisme noir bell hooks suggère de replacer Basquiat dans une autre perspective : celle d’une tradition artistique afro-américaine. Non pas comme « simple célébration de la culture noire », écrit-elle, mais comme dévoilement du racisme de la culture européocentrique, voire du risque « d’auto-objectivation liée à l’assimilation et la participation au paradigme bourgeois blanc, un processus tout aussi déshumanisant que n’importe quelle agression raciste. » Ainsi interprète-t-elle la profusion de figures noires dépouillées de leur chair, squelettiques, dans l’œuvre de Basquiat comme un signe de détrônement ou de découronnement sacrificiel (cf. la figure du Christ et sa couronne d’épine).

Il est intéressant que hooks analyse au cours de son article « Charles the First » (1982), un tableau qui appartient à la même série que « Anybody Speaking Words » (1982), lequel ouvre « Basquiat Soundtracks ». On trouve dans « Charles the First » le même mot « opera » (œuvres, en latin) et en quelque sorte la description du tableau de la Philharmonie : la plupart des jeunes rois sont décapités (Most Young Kings Get Their [sic] Head Cut Off). On peut certes lire « Anybody Speaking Words » (1982) comme une « figure chantant de l’opéra » (Dieter Buchhart dans le catalogue) mais surtout comme un personnage acéphale à la façon de hooks (analyse partiellement reprise par Kobena Mercer dans le même catalogue) : « Basquiat montre que la masculinité noire est indissociablement liée à la masculinité blanche en vertu d’une obsession partagée pour la conquête aussi bien sexuelle que politique. » Elle note encore que ce terrain de lutte, s’il est aux États-Unis généralement symbolisé par le sport, s’étend chez Basquiat à la musique, et au jazz en particulier. De fait, « Charles the First » désigne aussi Charlie Parker.

Toujours dans le catalogue, Michael Holman, filant la comparaison musicale avec l’art du peintre, explique que « l’erreur n’existe pas lorsqu’on fait du loft jazz et du free jazz, ou du new jazz, du cool jazz ou même du be-bop. Si quelqu’un faisait une erreur, on n’arrêtait pas la production en disant : “Bon, il y a eu une erreur, on recommence”. L’idée, c’était de transformer cette erreur en quelque chose de beau. » Mais Holman ajoute surtout ceci : « Je pense qu’on a dû, nous, les Noirs de ce pays, trouver une façon de rendre belle la plus grande des erreurs : notre présence ici. » Pour examiner mieux cette erreur, il faudrait revenir entre autres au Reading Basquiat (2014) de Jordana Moore Saggese, dont les analyses sont reprises par Okwui Enwezor en 2018 dans le catalogue de l’exposition Basquiat à la Fondation Vuitton et dans le passionnant article de Vincent Bessières pour celui de « Basquiat Soundtracks ».

Saggese rappelle que Basquiat considérait Robert Farris Thompson comme son seul commentateur valable. Celui-ci reprendra plus tard les analyses de Stuart Hall et Paul Gilroy sur L’Atlantique noir, à savoir l’idée que la « culture noire » occidentale est à l’image du passage du milieu, du bateau chargé d’esclaves : « un système micro-culturel et micro-politique vivant, toujours en mouvement » (Gilroy). Si une culture noire occidentale existe, elle n’est pas une et ne consiste pas en une « redécouverte » de racines ou d’origines, note Hall, mais bien en une « production d’identités ».

Enwezor, pour sa part, s’il reprend l’idée des logiques d’appropriation et de créolisation par collage et laminage du hip-hop à l’œuvre chez Basquiat, met surtout l’accent sur « l’influence de l’avant-garde musicale américaine de l’après-guerre sur le développement du free jazz » qui pourrait constituer une clé au travail de l’artiste. L’Atlantique noir est, dans cette tradition critique, une « convergence dialectique » qui pourrait signifier « une exploration des plaques tectoniques de l’histoire et de ses sujets abâtardis toujours en guerre contre les politiques d’aliénation qui ont permis l’esclavagisme ». Du point de vue pictural, note-t-il, cela se traduit entre autres par un « désalignement stratégique du montage et de la forme ».

« Out of the Blue » (se taire)

Une des rares comparaisons musicales qu’on trouve dans la bouche de Basquiat vient de l’interview de The Radiant Child, quand on lui demande comment il travaille : « Je pense que c’est comme demander à Miles [Davis] : “Comment tu joues de la trompette ?” [“How does your horn sound“]. Je ne crois pas qu’il pourrait dire pourquoi il joue ça à tel moment, c’est juste… automatique, la plupart du temps. » Cette expression « Comment sonne ta trompette », outre qu’elle renvoie les esprits faciles à Rimbaud (« Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute ») et plonge la·e traducteur·ice dans des abîmes (horn, littéralement « corne », a une valeur phallique), évoque aussi cette remarque de Wittgenstein sur ce qu’est la compréhension ou l’explication d’une phrase musicale : « L’explication la plus simple est parfois un geste ; une autre serait, par exemple, un pas de danse, ou des mots qui décrivent une danse. »

Le mode opératoire de « Basquiat Soundtracks » est un peu ce geste, ce pas de danse dont parle Wittgenstein : on y regarde Basquiat en étant plongé·e·s dans une playlist hétérogène composée de jazz, no wave, soul, funk, pop, classique et contemporain, mixés sans heurts par un logiciel savant. L’espace est construit en recoins, capsules temporelles sans mélancolie. Les documents audio et vidéo ne sont pas envahissants : place est laissée à l’archive peinte ou photocopiée. Cette ingénieuse scénographie sonore est un fouillis mesuré, cherchant à rendre quelque chose de l’élan créateur ou du supposé bouillonnement du New York Downtown. Robert Farris Thompson décrivait ainsi une séance de travail à laquelle il avait assisté en février 1985 : « Basquiat met un disque de jazz : du free, de l’afrocubain ou autre. Il retourne à un collage en cours. Puis c’est du hard bop. Jean Michel colle des lettres et des crocodiles. Il insiste comme un riff, en rythme avec le disque. Des chiffres en séquences décalées, 2222, 444, 5555, viennent ensuite musiquer la toile, tels les nombres chantés dans l’Einstein on the Beach de Philip Glass. Il aura fallu quatre styles de jazz – free, façon mambo, hard bop et, à la fin, un superbe bop ancien plein d’à-coups – pour faire ce collage. » Comment tu comprends ? En écoutant.

« Basquiat Soundtracks », à la Philharmonie de Paris, jusqu’au 30 juillet 2023.


Éric Loret

Critique, Journaliste

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