Cinéma

Hantises domestiques – sur Wahou ! de Bruno Podalydès

Critique

Derrière ses allures de film à sketchs, Wahou !, la dernière comédie immobilière de Bruno Podalydès, est un savoureux carrousel burlesque où la quête d’un foyer se heurte à divers empêchements intimes. La grande élégance du film est de laisser percevoir un fond plus inquiet, mais qui n’oblitère jamais la drôlerie ni le plaisir du jeu. Car ce que nous apprennent ces visites loufoques d’un appartement trop immaculé ou d’une maison trop pleine, c’est comment conjurer deux hantises universelles : la peur du vide ou l’angoisse du trop-plein.

«Wahou ! », c’est un cri du cœur récupéré par les concepts du marketing. « L’effet wahou » lourdement popularisé par nombre de manuels de management et de pages LinkedIn, c’est l’effet de surprise qui rendra votre client accro à votre produit. Wahou ! le nouveau film de Bruno Podalydès, montre précisément qu’un tel effet ne se grave pas aussi facilement dans la pierre.

publicité

« Wahou ! », c’est donc le nom, gentiment ringard, d’une agence immobilière des Yvelines, s’adressant donc plutôt à une clientèle aisée. Preuve qu’il n’y a pas de sujets trop anecdotiques au cinéma, l’essentiel du film suit les mésaventures de deux agents déphasés (Oracio – joué par Bruno Podalydès lui-même – qui couve sans doute un burn-out – et Catherine – Karin Viard – traversant une phase de deuil) qui ont bien du mal à vendre deux « biens immobiliers atypiques » : un imposant manoir avec escalier en chêne, chambres généreuses et nombreuses terrasses, et un 3-pièces dans un immeuble tout neuf, « proche des commodités » et situé dans le si convoité « triangle d’or de Bougival » (dont le film nous apprend d’ailleurs l’existence).

« Wahou ! », ce serait donc le soupir enthousiaste qui déclenche(rait) à coup sûr l’acte d’achat. En théorie, si un ou une client.e pousse une telle exclamation lors de la visite du bien puis passe un coup de fil à son ou sa conjoint.e dans la foulée, c’est dans la poche. C’est sans compter sur la malice de Bruno Podalydès qui sait bien qu’un tel plan ne se déroule jamais sans accroc. C’est l’autre effet Wahou !, celui procuré par le film, un perpétuel amusement mélancolique, croisant avec bonheur la poétique de l’espace et la comédie du langage. Pour preuve, si l’interjection « wahou ! » est bien prononcée à chaque visite, elle ne reflète pas l’enthousiasme primaire stimulant l’acte d’achat. Elle marque tout autant l’envie, la jalousie, la colère, l’embarras, l’exaspération, l’épuisement. Ce « wahou » n’est qu’un diapason. C’est la note à partir de laquelle se déploie toute une gamme d’émotions et de récits personnels.

Si le film déploie un joli éventail d’émotions, c’est aussi parce qu’il esquive assez vite une crainte que pouvait laisser naître son dispositif affirmé : une visite, un sketch avec de nouveaux acheteurs potentiels sur le mode de « chacun cherche son toit ». Mais l’horizon du film n’est pas celui du typage sociologique de départ (la grande maison pour les seniors, le trois-pièces pour les jeunes couples qui s’installent). La structure n’est pas tant chorale que jazzy : une trame ouverte, des répétions de lieux et des variations de situations, et à partir de là, des duos, trios, quatuors et plus accueillant l’impromptu et les invités surprises.

Wahou ! marque autant un retour aux sources qu’une certaine nouveauté dans le cinéma de Bruno Podalydès. Le retour aux sources, c’est évidemment la proximité avec Versailles rive gauche, le moyen-métrage qui l’a fait connaître en 1992. Un film démarrant sur un inavouable embarras (un jeune homme n’ose pas tirer la chasse alors qu’il est aux toilettes et que sa dulcinée sonne à sa porte) qui parasite un rendez-vous galant et entraîne une mécanique burlesque imparable transformant une garçonnière en cabine de bateau des Marx Brothers.

A prioriWahou ! pourrait apparaître comme la version gentrifiée de ce coup d’essai. Les lieux sont beaucoup plus amples, le casting plus prestigieux, et l’on retrouve, plus de trente ans après, la même mécanique de cette comédie de l’empêchement, où le refoulé des non-dits du couple et de la famille explose avec plus de cruauté.

Mais au-delà de cette reconnaissance immédiate, Wahou ! entérine aussi une nouveauté dans le cinéma de Bruno Podalydès, artisan haut-de-gamme longtemps resté volontairement hors mode, revendiquant même parfois son droit à l’anachronisme (ses adaptations du Mystère de la chambre jaune et de Bécassine).

Or, il s’est passé un étrange phénomène avec Les 2 Alfred, satire des bullshit jobs et de la start-up nation. Tourné avant le covid, sorti après, le film a entretenu malgré lui un drôle de rapport avec l’époque, s’amusant de la douce absurdité de nos comportements en cette ère du distanciel qu’il a plus ou moins prophétisée. Pour la première fois, un film de Podalydès apparaissait aiguillonné par le contemporain, mais presque à la dérobée, sans donner l’impression de courir à tout prix derrière l’air du temps.

Wahou ! revient certes à une forme de petit théâtre, et pas spécialement d’avant-garde. Et certes, malheureusement, les déclarations maladroites de Sabine Azéma et Eddy Mitchell sur le discours de Justine Triet donneront peut-être au film un encombrant label boomer. Il n’empêche que le film est véritablement l’œuvre d’un moraliste contemporain qui confronte les penchants « mélancomiques » de la nature humaine avec les commandements faillibles de la transaction commerciale. Si Podalydès s’intéresse aux injonctions de la pseudo-science du marketing, c’est évidemment parce qu’un tel esprit de sérieux masque mal son propre potentiel comique inavoué. Comme dans le burlesque, si une loi est édictée (au hasard, si la cliente ouvre un placard, elle s’approprie les lieux), elle va immanquablement rater (l’ouverture du placard va créer une crise).

Le plaisir du film tient dans son enchainement de scènes (à tous les sens du terme) : entrer et parcourir un logement c’est déjà parader et se raconter. L’effet parade est stimulé par le casting et le partage démocratique des seconds rôles. Chaque personnage doit donc signaler sa présence par une appropriation originale des lieux : en chantant, en sautant sur le parquet, en s’imaginant jouer au billard, voire en s’endormant. Bruno Podalydès devient doublement Monsieur Loyal : évidemment comme metteur en scène, mais aussi comme interprète principal, accueillant ses « invités » avec un phrasé onctueux, presque à la Guitry. Il faut l’entendre se délecter des formules pompeuses de la novlangue de la « force de vente » : « Proche des commodités, c’est un ensemble très performant, performatif, même » !

Si Wahou ! n’est aucunement un film de maisons hantées, c’est bien un film sur la hantise domestique.

Si la phrase, en tant que telle, respire la cuistrerie, elle contient évidemment une clef du film, à savoir que l’espace est évidemment performatif : il fait davantage que parler aux différents visiteurs, il agit carrément sur eux. Les lieux ne sont pas que des fonds de scène. Ils libèrent la parole, créant même parfois des quiproquos. Rentrer dans un « pas encore chez-soi » revient à s’allonger sur le divan, et les névroses des visiteurs peuvent rentrer en interférence avec celles des vendeurs. De fait, la théâtralité assumée de certaines situations est aussi battue en brèche par l’âme des lieux, où chaque bibelot et accessoire raconte déjà un début d’histoire. Il y a, dans cette attention aux lieux et surtout aux équipements, quelque chose de l’inventaire pince-sans-rire du Georges Perec d’Espèces d’espaces.

Dans ces visites confessions, parfois même en forme de psychanalyses loufoques, la part inconsciente du langage joue à plein. Les mots de l’immobilier ont aussi des sens qui leur échappent. En témoignent le « magnifique gland » qui scande la rampe en chêne du grand escalier de la maison de maître, ou le « dernier cri » des appareils de cuisine, terme de marketing a priori anodin, mais qui déclenche les larmes d’une infirmière au bout du rouleau et qui s’inquiète pour la fin de vie de sa mère.

Quel serait alors le point commun de cette galerie de visiteurs, a priori si disparate ? Que peuvent partager une bande d’artistes lyriques voulant vivre en communauté bohème, une mystérieuse et exigeante « agente de célébrité », un duo de promoteurs immobiliers prospectant en sous-main, plusieurs jeunes couples en quête d’indépendance, un autre couple de quinquas mal assortis, une infirmière surmenée devant s’occuper de sa vieille mère ? Tous butent finalement, à un moment ou à un autre, sur le pouvoir paralysant de l’espace. Ils se retrouvent démunis face à un plein qu’on n’arrive pas à vider (la grande maison) ou, au contraire, un vide qu’on n’arrive pas à remplir (le petit appartement). Si Wahou ! n’est aucunement un film de maisons hantées, c’est bien un film sur la hantise domestique.

En passant sans cesse d’un espace impur à un espace pur, d’une maison chargée de souvenirs à un habitat standardisé, le film oscille entre deux parrainages théoriques et esthétiques. D’un côté, une veine Gaston Bachelard cherchant dans les imperfections du logis (une peinture écaillée, des combles biscornus, une terrasse sans rambarde) les endroits où se cristallisent mémoire, souvenirs, mais aussi conflits. De l’autre, une veine Jacques Tati nourrissant gags et quiproquos à partir des ratés d’un volet roulant électrique ou de l’ergonomie d’un placard-dressing.

Au-delà de ces références peut-être trop écrasantes, le film trouve surtout une troisième voie, sous le parrainage revendiqué du Cœurs d’Alain Resnais (2006) – comédie en partie immobilière (et plus funèbre) où des cœurs en hivers étaient aussi en quête d’appartements. Il trouve surtout sa voie en dressant une confrontation amusée entre les âges de la vie et des lieux condensateurs d’affects, comme si une vanité – au sens pictural du terme – préférait finalement sourire.

Wahou !, un film de Bruno Podalydès, en salle à partir du 7 juin 2023.


Rayonnages

CultureCinéma

Philosophie seconde

Par

De plus en plus présents dans l’espace public, les philosophes tendent à donner un avis érudit sur des sujets plus au moins variés, et plus ou moins « importants ». Mais dans une démarche de classification qui... lire plus