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Philosophie seconde

Philosophe

De plus en plus présents dans l’espace public, les philosophes tendent à donner un avis érudit sur des sujets plus au moins variés, et plus ou moins « importants ». Mais dans une démarche de classification qui remonte à l’Antiquité, quel ordre des choses peut-on réellement donner aux sujets abordés quand les sciences et les techniques, au départ mises de côté par la philosophie, l’investissent aujourd’hui largement ?

Régulièrement invités dans l’espace médiatique, des philosophes sont sollicités à propos de sujets très divers. Leurs jugements, leurs façons de s’exprimer, leurs arguments, même parfois très différents les uns des autres, témoignent cependant d’une culture commune qui les distingue des autres experts (historiens, politistes, reporters, médecins, géographes, sociologues, etc.) invités sur les mêmes plateaux.

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À quoi reconnaît-on l’expert philosophe ? À quoi reconnaît-on, par exemple, André Comte-Sponville en tant que philosophe lors de son passage sur le plateau de l’émission « C Politique » ? Ou plutôt, en quoi les réponses que le philosophe apporte aux sollicitations renforcent la reconnaissance qu’on peut ou qu’on veut avoir de son « expertise » ? Cela ne tient certainement pas au fait qu’il dit savoir qu’il ne sait rien, comme le voudrait l’adage socratique, mais plutôt à son souci de dire ce qui est premier.

Dans l’espace médiatique, on fait rejouer à l’expert philosophe l’aspiration à revenir à ce qui est premier. On peut appeler « principe » ce qui est premier et ce qui se trouve donc, en ce sens, au commencement. Mais revenir à ce qui est premier permet aussi de montrer à tous les autres, y compris aux autres experts, de quoi ils devraient repartir pour situer leur position sur le cadastre des activités humaines et pour pouvoir continuer à dire ce qu’ils disent, à connaître ce qu’ils connaissent, à juger comme ils jugent – ou bien au contraire à y changer quelque chose. Avec un peu d’habitude philosophique, on repère immédiatement cette façon de parler qui revient à révéler sous quelles conditions « on peut » toute chose (percevoir, dire, connaître, aimer, produire, gouverner, etc.).

Ouvrir au public un accès à ce qui est premier est constitutif de l’expertise philosophique, de telle sorte qu’on commettrait sans doute un pléonasme si on se mettait subitement à parler de « philosophie première ». La conséquence est que l’expression de philosophie seconde, qu’appelle logiquement celle de philosophie première, paraît tout aussi inutile ou inappropriée que le pléonasme.

Préciser que la philosophie est première ne prend un sens que dans une référence à une architecture qui met en ordre les niveaux de ce qui est. Ainsi a-t-on pu considérer qu’il y a des choses premières : Dieu, l’Être, la cause de soi, les principes, l’ego, les conditions transcendantales de la connaissance, dont une philosophie, première pour cette raison, doit s’occuper. Tout le reste, le ciel, la Terre, les animaux, les événements, les actions, les produits techniques, bref tout ce qui vient ensuite et est donné par l’expérience, constitue le champ d’une philosophie qui, en raison même de ce qui est posé au principe, n’est pas première. Ce domaine très large des choses de second rang a pourtant cessé de relever de quelque philosophie que ce soit à mesure que les sciences et les techniques, au cours de l’histoire, l’investissaient et l’élargissaient à l’infini. On peut toujours rappeler qu’une nanoparticule n’est objet de connaissance que parce qu’elle est (elle est de l’Être), cela ne présente pas vraiment d’intérêt, ni scientifique ni même philosophique, par rapport aux nombreuses recherches en cours sur les nanoparticules.

Cette évolution historique a poussé les philosophes à thématiser, « philosophiquement » comme il se doit, la place, la fin ou le renouveau de leur activité. Dans ce contexte, la notion de philosophie seconde peut gagner un sens du fait même que l’expression de philosophie première a perdu le sien, au point de ne même plus apparaître comme un pléonasme. Certes, les philosophes ne s’avouent pas si facilement déclassés. Dans son livre Philosophie première (1953), Jankélévitch a tenté, par exemple, de réaménager l’ordre des choses, et donc l’architecture philosophique. Son but était de redonner de l’existence à une philosophie dont il serait possible de dire qu’elle accède, malgré l’histoire des sciences et des techniques, à ce qui est vraiment premier. Jankélévitch déplace ainsi au second rang la métaphysique qui prétendait traditionnellement être première en disant l’ordre éternel et intelligible des choses.

Ce qui est premier, selon Jankélévitch, c’est l’instant non nécessaire et non intelligible à partir duquel l’ordre intelligible a pu être. Ce qui est premier est le fait inintelligible que l’ordre intelligible aurait pu ne pas être. La conséquence symptomatique de ce réaménagement intérieur de la philosophie est qu’elle devient une activité tangente, orientée vers un « presque quelque chose » ou un « presque rien » insaisissable. Elle n’a quasiment plus de place dans le cours des activités humaines, sinon celle d’une surprise fugace, celle d’une étincelle, celle du vague sentiment d’un manque dépourvu d’objet. Difficile d’inviter des philosophes sur un plateau de télévision s’il faut commencer par leur concéder qu’ils n’ont presque plus rien à faire ni à dire.

La question est de savoir quelle est la valeur ajoutée ou la fonction ajoutée de la philosophie par rapport à ce que les scientifiques ou les experts techniques disent déjà.

Contrairement à ce que Jankélévitch s’efforçait de penser, il n’y a de philosophie seconde que parce qu’il convient de renoncer à l’idée que la philosophie est première. C’est en ce sens que Sylvain Auroux, dans Barbarie et philosophie (1990), utilise de manière conséquente la notion de philosophie seconde. C’est par rapport à autre chose qu’elle-même, à savoir par rapport à tous les domaines d’expertise scientifiques et techniques, que la philosophie est seconde. Elle est toujours relative aux activités qui se développent sans elle. Une philosophie ne peut désormais être qu’une « philosophie de x » : du droit, voire plus spécifiquement du droit de l’environnement ou du droit pénal, des institutions, de la bioéthique, de la politique, de l’écologie, de l’urbanisme, de la psychiatrie, de l’intelligence artificielle, etc. Cette position ouvre aux philosophes de nombreux champs d’investigation. Il y a forcément, et pour longtemps, matière à penser de manière seconde.

La question est alors de savoir quelle est en quelque sorte la valeur ajoutée ou la fonction ajoutée de la philosophie par rapport à ce que les scientifiques ou les experts techniques disent déjà. Pourquoi l’expert philosophe aurait-il nécessairement à dire plus, différemment, mieux, à propos de ce qui fait déjà l’objet de discours stimulants, pertinents, compétents hyperspécialisés ? Il serait trop simple d’écouter les réponses des philosophes à ce sujet, s’ils persistent en réalité à promouvoir un accès à ce qu’ils supposent encore être premier : la liberté par exemple, des différences de principe entre ceci et cela (droit et morale, entre autres), les conditions de possibilité de n’importe quelle connaissance, ou, comme on l’entend souvent actuellement dans les propos philosophiques, la possibilité de cette issue dont tout le monde semble avoir besoin ou du genre d’action qui nous sauvera du désastre écologique. Non, les philosophes peuvent bien laisser entendre qu’ils sont la voix de la liberté, de l’universel ou de quelque principe que ce soit, ils ont beau conceptualiser les modalités pratiques d’une transformation du monde au moment où elle est impérative, ils jouent là un numéro sémantique qui témoignent de la relégation en « seconde division ». Il est fort probable que les discours spécialisés, pointus, problématisés par le renouvellement des situations finissent par combler complètement le recul, ou cette fameuse « hauteur de vue » qu’on dit lui reconnaître, grâce auxquels « la philosophie de x » peut revendiquer ne serait-ce qu’une place seconde.

On le constate précisément quand on est impliqué, et de nombreux philosophes le sont probablement, dans un domaine très spécifique de l’activité sociale. L’avenir de la philosophie seconde est de passer de « la philosophie de x » à une place encore plus incertaine qui est « la philosophie dans x ». Il ne s’agit plus seulement de savoir ce que l’on peut dire du droit en tant que philosophe interpellé par le droit, il s’agit de savoir si, étant actif au sein du droit, étant actif au sein de l’administration, étant actif dans le secteur médical, etc., il y a encore des façons d’y contribuer qu’il serait juste, intéressant, utile, de valoriser comme philosophiques.

Cette dernière question est tranchée par l’expérience. Ce qui veut dire qu’elle ne reçoit pas nécessairement de réponse affirmative, pas tout le temps en tout cas. Il n’y a pas toujours de contribution philosophique possible. Ce qui veut dire également que la philosophie seconde est livrée à une sorte de passivité, certains parleraient d’une forme de discrétion. Elle intervient toujours après coup, et en particulier après avoir écouté, mais certainement pas dans le but de reconduire ce qui est dit, avec pour intention de le refonder, à ce qui serait premier philosophiquement.

En fait, l’expérience du langage à laquelle la philosophie seconde réagit est celle de la transitivité. Quand on est immergé « dans un domaine » d’expertise, scientifique ou technique, administratif ou politique, on est entraîné dans le langage avec le souci permanent de ce qui lui est extérieur. Les autres parlent en effet toujours en vue de ce qui prolonge le langage hors de lui-même : tout ce qui fait partie de la réalité, les résultats à obtenir, les effets attendus, les situations à transformer, les désordres à réparer, les impressions à susciter, les adversaires à désarçonner, etc. Il n’est pas exclu que, dans ces conditions, on puisse associer à l’exercice de la philosophie seconde des dispositions pragmatiques dont la littérature managériale fait d’ailleurs tout un plat pour les associer à des profils : ouverture d’esprit, sens des liens inattendus, inventivité, imagination, rapidité, etc. Que ces profils ne soient pas qualifiés de « philosophiques » confirme sans doute que la philosophie est seconde (on n’imagine pas que l’exercice philosophique puisse avoir un intérêt pragmatique dans des domaines spécialisés) mais aussi que la valeur pragmatique de la philosophie seconde n’est précisément pas une évidence (il faut donc en faire la preuve une situation après l’autre).

La philosophie seconde se déploie dans une réflexivité inhérente au langage.

Il se trouve pourtant que la transitivité du langage a des ratés. On parle de quelque chose, mais ce quelque chose n’est parfois pas du tout quelque chose. On parle pour agir mais on ne fait parfois, en parlant, que repousser l’action. Du point de vue d’une philosophie première, ce constat peut être une raison de « reprendre » ce qui est dit du langage avec la volonté de remonter à ce qui fait le langage en propre. On pourrait ainsi profiter de ces circonstances pour redire avec Heidegger que le propre du langage n’est pas d’être transitif mais d’être bouclé sur lui-même, d’être solipsiste et de ne pas sortir de lui-même. Pour une philosophie seconde, l’enjeu n’est cependant pas de prétendre dire, grâce au langage, que le langage est fondamentalement ceci ou cela. Il s’agit plutôt d’observer factuellement que la transitivité du langage, au moment même où elle opère, n’est parfois pas pleinement effective. Il arrive à ceux qui parlent de suspendre malgré eux la transitivité qu’ils estiment faire jouer à fond par leur propos. Dans le flux de la transitivité du langage, ces moments fugitifs peuvent donner lieu à des « arrêts philosophiques sur langage ». Il suffit pour cela d’un mot ou d’une expression. L’expression « éléments de langage » dont les hyperactifs de la communication et de la politique raffolent en est un bon exemple.

La philosophie seconde se déploie donc dans une réflexivité qui est inhérente au langage et qui se caractérise de deux manières : du fait que l’on parle, il est toujours possible de parler de ce que l’on dit ou du fait même que l’on parle ; d’un autre côté, il est impossible de dire ce que sont les mots ou d’expliquer ce qu’ils disent sans présupposer la possibilité d’en parler. De cette réflexivité, il y a un usage philosophique « premier », qui consiste peut-être à montrer que l’opinion ne sait jamais vraiment ce qu’elle dit et qu’il convient de lui ouvrir un accès à une vérité première ; ou qui consiste encore à dénoncer l’idéologie dissimulée dans certaines expressions – pourquoi parler sans cesse de transition (« transition, piège à cons » dirait l’historien Jean-Baptiste Fressoz) – et tracer les voies de l’émancipation. C’est ce qui est franchement bizarre, la philosophie première cherche aussi à être transitive à sa manière : elle veut fonder le « il faut » éthique ou politique face à de nombreuses dérives techniques et économiques ; elle s’érige en garante de la liberté contre la digitalisation et la commercialisation de nos vies ; elle paraît avoir un sens aigu pour les issues que les situations écologiques ou sociales semblent désormais nous condamner à chercher.

Exposée au flux de la transitivité du langage dans les secteurs de l’activité sociale où elle est en situation de s’exercer, la philosophie seconde retient des mots et des expressions qui semblent soustraits du langage. Ces moments de suspension prennent la forme d’une réflexivité qui n’est justement pas transitive. Réflexivité qui ne fait rien ou pas grand-chose, sinon ramener dans le langage « bouclé sur lui-même » des mots subitement isolés de « ne pas dire ce qu’ils disent pourtant ». Reprenons l’exemple donné plus haut : le langage autorise bel et bien à parler « d’éléments de langage ». Ceux qui utilisent cette expression font comme s’ils parlaient réellement de quelque chose et comme si, en conséquence, le fait d’en parler jouait un rôle dans leurs actions. Or, quand on commence à regarder ce que sont de tels éléments, relativement au langage, on peut assez rapidement comprendre qu’il y a peut-être des éléments de discours ou des éléments de communication (telle information, tel argument, telle opinion) mais que rien dans le langage ne correspond vraiment à « des éléments de langage ».

Cette réflexion peut naturellement nourrir une critique du verbiage des communicants. Elle peut conduire à détecter les finalités cyniques sous-jacentes à cette manière de parler et à l’hyper activisme sans doute illusoire qu’elle accompagne. Mais ces critiques, seraient-elles suivies d’effet, ne suppriment pas le fait que c’est dit. On pourrait même ajouter, c’est bien dit, et si bien dit que cela donne envie d’y trouver de quoi en reparler justement d’une autre manière que les communicants ou que les politiques – à savoir philosophiquement.


Philippe Éon

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