Littérature

Exigence morale – sur L’offense de Catherine Hass

Écrivain

Davantage que le tombeau d’une sœur aimée, que Catherine Hass tente de « rendre un peu à elle-même » vingt ans après sa disparition, L’offense s’avère une réflexion profondément politique, analysant avec une froide détermination le rapport mercantile au tragique dont use sans vergogne l’industrie du divertissement.

Tendu comme une corde de contre-basse destinée à bourdonner de vibrations prégnantes loin en-deçà du brouhaha médiatique, L’offense est un texte bref qui tire sa puissance d’en contenir virtuellement de nombreux autres. C’est d’ailleurs ce qui rend ce récit à l’intelligence douloureuse difficilement assignable à un genre précis, entre la narration qui, certes de manière elliptique, lui confère cependant une direction, les éclats d’une mémoire sensible qui en parsèment le cours heurté et l’affirmation de convictions d’autant plus déterminantes qu’elles sont très solidement étayées par l’essayiste qu’est également Catherine Hass, anthropologue, auteure en 2019 de Aujourd’hui la guerre. Penser la guerre : Clausewitz, Mao, Schmitt, Adm. Bush, aux éditions Fayard, mais aussi de nombreuses analyses parues dans AOC, dont République et châtiment, qui a fait l’objet d’une publication en volume.

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C’est aussi que, à rebours exactement des préceptes de l’industrie du divertissement culturel et marchand qui est ici clairement identifiée comme l’adversaire, l’auteure s’astreint à laisser vide le noyau atomique de l’histoire qu’elle ne raconte pas tant qu’elle en déploie virtualités et conséquences. Sans crainte des paradoxes, on pourrait même aller jusqu’à dire qu’elle laisse deux fois vide ce noyau : puisqu’elle ne tente de raconter précisément ni l’attentat du Mike’s Place, à Tel-Aviv, attentat-suicide revendiqué par le Hamas qui a coûté la vie à sa jeune sœur le 30 avril 2003, voici précisément vingt ans, ni ce qu’elle peut précisément savoir ou ce qu’elle peut imaginer de la rencontre de cette dernière et d’un documentariste qui l’a interviewée dans les jours ou les heures qui ont précédé l’attentat, avec son accord, sur la vie festive que l’on pouvait continuer de mener dans ce « Berlin on the beach » que demeurait la capitale économique israélienne durant la seconde Intifada (déclenchée par la visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées et le mont du temple, le 28 septembre 2000).

Présent lui-même et blessé lors de l’attentat, Jack Baxter en a d’abord tiré un documentaire diffusé dès 2003, puis le scénario d’une bande dessinée à succès, parue en 2015, Mike’s Place : A True Story of Love, Blues and Terror in Tel-Aviv rapidement traduite dans plusieurs langues, dont le français sous le titre moins racoleur de Mike’s place, Chronique d’un attentat. Selon ses propres termes, ce documentariste « avait trouvé dans cet événement sa “good story ”. Il aura donc, depuis 2003, transformé son trauma en rente en monnayant un récit où ma soeur, aubaine que sa joliesse et son destin tragique, joue un rôle central – et lui, le principal ». Catherine Hass parle de rente, car l’histoire ne s’arrête pas là : c’est l’annonce que cette bande dessinée était désormais promise à une adaptation cinématographique dans laquelle, images d’archives aidant, on verrait « Dominique Hass herself », qui a décidé l’auteure à écrire ce livre, dans ce temps distendu où, des années après, le deuil s’estompe pour mieux revenir mordre à sa guise.

L’offense est dès lors de l’ordre de la réparation : et au premier chef celle que réclame toute offense, et, en l’occurrence, l’offense que constitue l’exploitation éhontée d’un événement tragique qui a coûté la vie à plusieurs personnes dont Dominique Hass. Cette dernière, après avoir tenté les États-Unis et l’Australie, s’était installée à Tel-Aviv, pour des raisons qui n’avaient rien de religieux. En cinq ans, elle avait commencé d’y construire une vie, mais continuait pour l’heure de se satisfaire de petits boulots : elle était serveuse dans le bar où a eu lieu l’attentat un jour où elle n’aurait pas dû y travailler, puisqu’elle remplaçait une collègue au pied levé. C’est parce qu’elle avait accepté de participer au documentaire de Jack Baxter sur la vie nocturne de Tel-Aviv, donnant son accord à l’utilisation de son image, qu’elle est la seule des victimes à être clairement identifiable et résolument mise en avant dans la fiction qui en découle : il aurait été plus risqué, au plan judiciaire, d’y embarquer les autres victimes.

« Qu’une personne ait donné son accord pour être filmé une fois signifie-t-il qu’elle l’ait donné à jamais ? Signifie-t-il que son « image » puisse être déclinée et aménagée sous tous types de formats et de supports ? »

Arrachée à la vie, Dominique Hass ne cesse de l’être à son existence réelle en tant que spectre passé au prisme d’imaginations mercantiles, devenue l’héroïne de cette bande dessinée qui n’hésite pas à la re-présenter telle qu’elle ne fut jamais, « immanquablement travestie en pin-up pour les besoins du récit. Vous l’appelleriez roman graphique pour lui donner des airs de dignité que ça ne changerait rien, c’est une publication à grand tirage où par l’image l’on prétend illustrer, espère divertir. Les dessins détaillant l’agonie y sont impardonnables – le climax de la BD repose sur l’illustration du moment de sa mise à mort. »

La famille n’ayant jamais été directement contactée par Jack Baxter, c’est par un article paru dans le magazine de cinéma américain Variety que l’auteure a découvert cette annonce. L’article relatant « l’enthousiasme » des producteurs précisait au passage que Jack Baxter avait vendu les droits de raconter sa propre vie : « The filmakers have also obtained Jack Baxter’s life rights », sans se poser de question quant aux droits d’exploitation de la vie des autres qui semblaient donc à tous inclus dans ce package.

On peut dire que cette annonce de nouvelles aventures post-mortem de l’avatar falsifié de sa soeur a brutalement arraché Catherine Hass à une forme de léthargie, l’incitant à franchir le pas de l’écriture quand, jusqu’alors, la perspective d’une « traversée des ombres, la crainte de leur puissance, (l’)en avait dissuadée ». Si ce mot de léthargie s’impose ici, et l’idée sous-jacente qu’écrire est sortir de la léthargie dans laquelle nous baigne le cours ordinaire de l’existence, c’est au souvenir de son étymologie qui renvoie, davantage qu’au fleuve des enfers, à la déesse Léthé, personnification de l’oubli, sachant que le mot grec alètheia qui désigne la vérité en découle par l’adjonction du « a » privatif faisant de la vérité un dés-oubli.

Dans L’offense, c’est une éthique, un rapport à la vérité réclamant d’être dévoilée, qui sont à l’œuvre.

Et de fait, Catherine Hass a entrepris de dévoiler, hors de l’oubli où le dévoiement spectaculaire et marchand ne cesse de la reléguer, la vérité de la jeune femme que fut réellement Dominique Caroline Cécile Hass, pour citer correctement l’inscription figurant sur sa tombe – tandis qu’aux dernières pages de la bande dessinée, l’un des protagonistes, dans le but revendiqué de « pouvoir passer à autre chose », se rend en France sur une tombe dont le dessin porte en inscription « Caroline Dominique Hass » : le règne du faux ne s’enquiquine pas de ces détails qui le dénoncent, pourtant.

On l’aura compris : davantage que le tombeau d’une sœur aimée qu’elle tente de « rendre un peu à elle-même » vingt ans après sa disparition, sachant bien que « le réel des êtres, quand on veut le nommer, a souvent la texture du rêve que l’on cherche à se remémorer au réveil », L’offense en devient une réflexion profondément politique, analysant avec une froide détermination le rapport mercantile au tragique dont use sans vergogne l’industrie du divertissement – y a-t-il plus saisissant qu’une « true story » pleine de sang et de fureur dans laquelle tout invite à s’identifier, mais du plus loin possible ?

Pour y parvenir, il a d’abord fallu à Catherine Hass cerner la situation particulière où précipite le deuil d’une victime d’attentat, quand l’infamie des meurtriers visant à instaurer la terreur est précisément de faire des victimes des figures de l’innocence frappées uniquement par le hasard de leur présence à un moment et dans un lieu donné : les victimes n’étant « que des intercesseurs, une cible intermédiaire », leur mémoire est nécessairement cultivée sur le mode du consensus. En l’occurrence, bien qu’elle le confie de manière délicate, ces enjeux ont été immédiats pour Catherine Hass précipitée dans le deuil, lorsqu’elle a elle-même, à l’époque, été renvoyée par certains interlocuteurs à ses propres convictions et autres prises de position quant au conflit israélo-palestinien : selon eux, ces convictions ne pouvaient qu’en être modifiées, à moins de penser, suspicion odieuse, qu’elle pourrait « trouver dans la mort de (sa) soeur une certaine forme de justice », « comme si l’adhésion aux principes d’une cause, d’un combat, entraînait de facto l’accord avec son faire quelque soit ce dernier, donc y compris par des tirs dans le tas. Maintenant une stricte séparation entre la mort de ma soeur et son entour politique, je ne pipais mot – là où j’estime que de tels actes sont un désastre politique et une politique du désastre quand bien même elle est celle des opprimés. » Précisons que les deux kamikazes, ce jour-là, étaient citoyens britanniques et arrivaient tout droit du Royaume-Uni.

La force du livre tient au choix esthétique qui résulte de la ferme décision d’adopter une ligne de crête où la raison s’interroge sans jamais abandonner ses prérogatives. C’est une éthique, un rapport à la vérité réclamant d’être dévoilée, qui sont à l’œuvre, une fois posé l’enjeu du livre aux toutes premières lignes : « Il arrive qu’entre le spectre et son deuil s’immisce une offense se nourrissant de la sève du défunt. Détacher le spectre de l’horizon mortifère auquel l’offense le rive nécessite de la récuser en commençant par la dire. Tel est le projet de ce livre. Et ainsi de rendre à une mort terrible particulière son absence de sens et d’achèvement. » Ce rapport à la vérité n’admet pas de dérogation : il ne s’agit nullement de rhabiller la morte à sa propre convenance, il ne s’agit pas davantage de tirer quelque honneur que ce soit en montant au front face à l’ignominie : « Le devoir n’est pas celui d’Antigone ; la morte a sa tombe. Non, il est de combattre l’artifice qui cherche à l’en extraire. »

Le devoir n’est pas celui d’Antigone, car la question n’est pas celle d’une profanation ou d’une transgression ; rien ici ne touche au domaine du sacré, tout relève du plus profane, dans la grande machine économique à tirer des fictions alléchantes de nos vies ordinaires, et c’est bien pourquoi le livre s’intitule L’offense, non pas la profanation.

Et c’est là, bien évidemment, qu’il se révèle passionnant : il recèle une approche précieuse des dérives de la fiction, à une époque où se développe, dans le même temps que se multiplient des actes de censure qu’on croyait caduques, une judiciarisation du monde culturel s’appuyant sur une morale le plus souvent douteuse. Ce n’est en rien la question de l’articulation du réel et de la fiction qui est ici au travail, moins encore la liberté d’un artiste à s’emparer de tout sujet dans sa quête de vérité. Ce que ce livre met au jour d’une manière limpide, c’est à quel point cette judiciarisation des productions culturelles, qui renvoie rituellement à de sombres décomptes financiers, est paradoxalement le corollaire d’un abandon de l’éthique de la création, au seul profit, et le mot de profit s’impose, d’une industrie que rien n’arrête sur le chemin des dividendes quand bien même elle s’appuierait le plus souvent sur un discours moralisateur : vient le moment où la question morale telle qu’elle est imbriquée dans le destin commercial d’un monde perclus de mauvais divertissement et l’éthique de la création s’opposent pied à pied (éthique du geste de création qui ne s’arrête pas au créateur : tout lecteur est créateur de son interprétation).

On pouvait en avoir l’intuition, on en a ici confirmation : le moralisme partout à l’œuvre en matière de divertissement marche sur le cadavre de ladite éthique de la création, et nulle part de manière aussi flagrante que lorsque Catherine Hass raconte la correspondance qu’elle a entamée, en amont du livre, avec Jack Baxter. La réponse froidement courtoise du documentariste n’a pas d’autre fondement ou d’autre enjeu, ligne après ligne, que d’assurer une ligne de défense légale, évidemment agrémentée d’une forme de mise en cause de cette sœur sortie de nulle part qui prétendrait entraver le destin étoilé promis à Dominique Hass : qui, se considérant peut-être gardienne de sa sœur, prétendrait empêcher cette dernière d’accéder à un rêve de célébrité qui, serait-ce post-mortem, lui fournit une épiphanie glorieuse aux yeux du marionnettiste que devient Jack Baxter.

Quand bien même le livre perdrait en intensité dans ses dernières pages, lorsque, en voie d’apaisement, il aborde des rives plus intimes, il fait date sur ces questions, et l’on ne saurait trop conseiller aux lecteurs qui s’y intéressent (et tout lecteur ne devrait-il pas se sentir concerné ?) de s’en emparer.

On notera surtout, in fine, qu’il n’est pas si surprenant, au bout du compte, de voir L’offense publié, non pas par les grandes maisons parisiennes qui auraient pu l’accueillir au nom de son évidente qualité stylistique et intellectuelle, mais à la modeste échelle des éditions Nous : ces dernières, en marge du grand spectacle éditorial, font partie de celles qui maintiennent une exigence, remettant volontiers en jeu les frontières entre les genres et demeurant propices aux expériences artistiques – et autant dire qu’elles font partie des rares lieux où peut de nos jours se préserver un rapport véridique à l’éthique de la création.

L’offense, de Catherine Hass, Éditions Nous, 2023, 128 pages.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire