Cinéma

Nous vieillirons ensemble – sur De nos jours… de Hong Sang-soo

Critique

Découvrir, à partir d’une attention aiguë portée aux petites choses de l’ordinaire, le reflet d’une existence tout entière, dans un rapport à la fois intense et distant à ce qui nous entoure : si cette formule sied bien à l’ensemble de la filmographie de Hong Sang-soo, elle prend pour ce nouveau film une importance inédite au regard de sa structure singulière. Avec De nos jours…, Hong Sang-soo livre une nouvelle chronique réflexive, au scénario minimaliste.

Dans le sillage de La Romancière, le film et le heureux hasard mais aussi d’in water, montré à la Berlinale en début d’année, Hong Sang-soo livre avec De nos jours… une nouvelle chronique réflexive, au scénario minimaliste, qui porte en partie sur le tournage d’un film : ici celui de Ki-joo, une étudiante qui réalise, en guise de travail de fin d’études, un documentaire sur « Monsieur Hong » (Ki Joo-bong), un vieux poète solitaire en forme de double évident du prolifique cinéaste sud-coréen. Accompagné d’intertitres indicatifs qui introduisent chaque séquence, le film se compose en réalité de deux parties distinctes se passant le relai au fil d’un montage alterné qui désarçonne par sa simplicité.

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D’un côté, Sang-won, une actrice interprétée par Kim Min-hee, est hébergée par Jung-soo, une amie avec qui elle partage ses états d’âme, alors que leur rend visite la cousine de cette dernière, Ji-soo, de retour d’un voyage au Brésil et qui souhaite elle aussi devenir actrice. De l’autre, le poète en plein sevrage converse dans son appartement avec la documentariste qui le filme ainsi que Jae-won, un acteur inexpérimenté venu lui demander des conseils. Au fil de la journée, les situations de Sang-won et de Hong se teintent toutefois d’un léger voile d’amertume : l’actrice échange de manière relativement conflictuelle avec les deux autres jeunes femmes, tandis que le poète cède peu à peu à la tentation du tabac et de l’alcool avec les étudiants obnubilés par son travail.

Par l’entremise d’un récit tout aussi réduit, resserré autour d’une poignée de dialogues seulement, De nos jours… partage avec les derniers longs-métrages du cinéaste un rapport immédiat à la fabrique de son cinéma. Dans in water, Hong Sang-soo filmait sans détour sa méthode, qui consiste à écrire et à filmer le même jour, en fonction de ce qui se trouve à l’endroit et au moment du tournage. Noyé dans le flou, le film affichait paradoxalement les contours de son œuvre avec une grande limpidité, là où la plasticité impressionniste des images permettait de regarder plus nettement ce qui fait la singularité de sa mise en scène aux accents rohmériens. De nos jours… pourrait en constituer le hors-champ, soit le récit d’un cinéaste-poète qui, sur son temps libre, ne peut pas tout à fait échapper à son travail ni même aux caméras.

Le film ne s’ouvre pourtant pas sur l’avatar du cinéaste, mais bien sur sa muse et compagne, Kim Min-hee, qui entre dans le premier plan avec la nonchalance d’une actrice jouant à domicile. Dès cette scène inaugurale, le principe est le suivant : capter au sein de scènes d’un suprême prosaïsme une série d’éclats et de détails qui laissent transparaître les questionnements existentiels des personnages. En l’occurrence, Sang-won insiste, juste après s’être réveillée, sur la beauté impériale du chat de Jung-soo. La durée de la conversation surprend à l’échelle d’un récit déjà court autant qu’elle confirme le tropisme félin du cinéma de Hong Sang-soo, qui dans Hotel by the River et La Femme qui s’est enfuie semblait déjà attiré par les apparitions inattendues de chats en forme d’éléments perturbateurs, filmés au gré d’un zoom ou d’un décadrage.

Détail fondamental : le chat en question s’appelle ici « Nous ». Plus encore que ceux des deux films précédemment cités, le félin de De nos jours… se révèle ainsi progressivement comme la matrice du récit. « Nous » est d’un point de vue métaphorique le lien qui unit les êtres à distance ; l’incarnation d’un couple séparé par le montage mais relié par un ensemble d’éléments épars – sa disparition, au mitan du film, est même vécue comme une catastrophe. Le flegme élégant de ce chat autant que sa gourmandise, confirmée dès le début du film (« À quoi ça sert la vie ? Mange autant que tu veux. » dit Sang-won à ce chat qu’elle nourrit généreusement), se retrouvent par exemple dans le caractère des deux personnages, dépeints comme des individus à moitié fuyants, là tout en étant aussi ailleurs.

Pour saisir la dynamique qui régit De nos jours…, il suffit en ce sens de regarder l’un des cadres que dessine le premier long plan du film, où Sang-won s’accroupit pour donner à manger puis caresser le chat de son amie alors qu’à l’arrière-plan s’étend un grand miroir. Découvrir, à partir d’une attention aiguë portée aux petites choses de l’ordinaire, le reflet d’une existence tout entière, dans un rapport à la fois intense et distant à ce qui nous entoure : si cette formule sied bien à l’ensemble de la filmographie de Hong Sang-soo, elle prend pour ce film une importance inédite au regard de sa structure singulière.

C’est que, depuis plusieurs longs-métrages, l’œuvre du cinéaste s’épure et se dépouille de plus en plus, « enlève des couches pour atteindre la sincérité », comme le dit Sang-won à Ji-soo sur la terrasse de l’appartement. Le rétrécissement de son cinéma va de pair avec la mise en valeur de différents effets de montage, qui désormais sont les vecteurs de ce qui constituait auparavant l’une des caractéristiques notables de son cinéma – les circonvolutions temporelles et autres chemins de traverse entre lieux, temporalités et réalités alternatives. Cette fois, c’est le montage qui figure à l’intérieur de ses courbures la relation que les personnages entretiennent avec le monde, quelque part entre le lien sensible et immédiat (le raccord, qui colle et relie) et la mise à distance (la coupe, qui tranche et sépare).

Ce montage alterné, qui guide le récit en retraçant une même journée dans la vie de Hong et de Sang-won, est par ailleurs aussi un montage parallèle, en ce qu’il dresse au fur et à mesure une suite de correspondances entre les deux personnages, qui pourtant ne se croisent jamais. De l’aveu même du cinéaste, l’idée de cette structure bicéphale tient à une sorte de petite épiphanie numérique : un matin, en parcourant la galerie de photos enregistrées sur son téléphone portable, Hong Sang-soo a découvert côte à côte les deux clichés de ses deux acteurs principaux, Kim Min-hee et Ki Joo-bong, ce qui lui a donné l’envie de construire tout un film autour de ce parallélisme fortuit.

L’une des grandes qualité de De nos jours… est d’esquisser – et d’esquisser seulement, sans jamais forcer la note – les rapports entre ces deux personnages, qui forment un « nous » relatif et distancié, suggéré par exemple dans leur goût partagé pour les siestes, auxquels ils s’adonnent respectivement à deux moments du film. Le lien se fait à un seul endroit plus explicite, lorsque Sang-won évoque sa rencontre avec un homme qui l’a inspirée, à un moment où sa carrière d’actrice l’avait menée vers les sentiers balisés d’un cinéma industriel qu’elle méprise et rejette. Il est par là évidemment question de la carrière de Kim Min-hee elle-même, qui ne se consacre désormais qu’à jouer dans les films de son compagnon.

Un choix de vie déjà abordé dans le dernier film de Hong Sang-soo sorti en France en début d’année, La Romancière, le film et le heureux hasard, à travers un échange assez violent et amer, sans doute écrit à l’aune des nombreuses critiques qu’a subi le couple depuis sa formation. De nos jours… est à l’inverse un film plus léger, parfois très drôle, tourné vers l’apaisement en dépit du fait que les personnages partagent les mêmes difficultés que dans d’autres longs-métrages, plus dramatiques, du cinéaste : la fausseté de certaines interactions sociales, l’irrésistible attrait de la mélancolie et de la solitude, la quête infinie et insensée d’une place adéquate dans l’univers.

De nos jours… n’est peut-être au fond qu’une lettre d’amour.

Les différents intertitres qui ponctuent le récit participent entre autres pleinement de la dimension comique du film. Nouveauté de son cinéma, quelques mots introduisent chaque scène en en livrant les enjeux voire l’issue, comme lorsqu’il nous est annoncé que le poète s’apprête, sans vraiment le savoir, à reprendre la boisson et la cigarette aux côtés des deux jeunes venus lui rendre visite. Les quelques lignes précédant chaque séquence s’accordent ainsi pleinement avec le « style » Hong Sang-soo, que l’on peut souvent synthétiser en quelques phrases, à l’aune d’une écriture poétique ouvertement économe.

À cet égard, De nos jours… a une fois encore recours à une plastique précaire, caractéristique de son cinéma récent, réalisé avec un minimum de moyens. Depuis Introduction et Juste sous vos yeux, la plupart de ses films sont tournés en basse résolution, avec la texture incertaine produite par des caméras numériques bon marché. Tout en renvoyant à la sobriété matérielle et économique de son cinéma, les images fragiles qui en découlent font la part belle aux surexpositions, aux aplats de couleurs et aux tâches granuleuses. Dans Juste sous vos yeux, cette précarité de l’image invitait le personnage principal ainsi que les spectateurs à regarder ce qui se trouvait là, « juste devant nous », loin des arrière-plans irradiés et rendus abstraits par la lumière aveuglante du soleil.

Dans in water, film entièrement flou, cet horizon était porté à un point de quasi-non-retour, jusqu’à faire de chaque image un événement pictural assez rare à l’échelle d’une filmographie d’habitude davantage célébrée pour ses scènes dialoguées que pour ses initiatives plastiques. Pour De nos jours…, Hong Sang-soo revient en arrière par rapport à la radicalité d’in water, mais n’abandonne pas pour autant son goût désormais affirmé pour les arrière-plans surexposés. Les images, également de piètre qualité, semblent encore une fois à moitié noyées par la lumière naturelle, comme si ce qui se trouvait au loin ne saurait être regardé droit dans les yeux.

Un relatif sentiment de claustration se dégage par conséquent de cette atmosphère de pixels blancs, les deux personnages principaux semblant d’ailleurs un peu coincés par leurs situations respectives. Que les deux séquences montrées en alternance se déroulent principalement entre quatre murs accentue cette sensation de ne pouvoir s’extirper d’un quotidien aussi léger (en apparence) qu’anxiogène (dans le fond), là où la valeur accordée aux mots et à la conversation en général est aussi parfois un piège dans lequel s’enfermer (d’où, peut-être, que le film s’achève sur une scène silencieuse et en extérieur).

Empêtrés dans deux positions paradoxales, voire intenables sur le long terme, Sang-won comme Hong sont seuls tout en étant toujours entourés, liés l’un à l’autre tout en étant séparés par la distance. Leurs déclarations sur la vie et la manière de s’en sortir les distinguent de celles et ceux à qui ils s’adressent (par exemple la naïveté des étudiants auprès de Hong, ou encore les nombreux blocages dont souffre Ji-soo), et sont parallèlement l’occasion pour eux d’évoquer à plusieurs reprises ce qui secrètement les réunit (comme une certaine façon d’épicer leurs nouilles instantanées).

De nos jours… n’est peut-être au fond qu’une lettre d’amour : la bouleversante expression d’une complicité et d’une proximité sans pareil entre deux individus qui ne sont pas au même endroit. La structure duale du film, qui fait toute sa singularité à l’échelle de la filmographie de Hong Sang-soo, apparaît comme un manifeste amoureux en faveur d’une considération de la singularité de l’autre autant que du lien qui permet d’invoquer le « nous ».

C’est aussi la beauté des derniers films du cinéaste, aux génériques (réduits) où n’apparaît désormais pratiquement plus que deux noms : celui d’une actrice et d’un vieux poète.

De nos jours…, réalisé par Hong Sang-soo, en salles le 19 juillet 2023.


Corentin Lê

Critique, Rédacteur en chef adjoint de Critikat

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