Photographie

Un autre regard –  sur « Frank Horvat Paris, le monde, la mode »

Critique d'art

Réalisée à partir des archives laissées dans sa maison-atelier de Boulogne-Billancourt, l’exposition rétrospective du Jeu de Paume réunit pour l’occasion 170 tirages et 70 documents issus du travail du photographe. Entre mode, critique du patriarcat et du consumérisme, c’est la singularité de l’œuvre de Frank Horvat qui est mise à l’honneur, replacée dans le contexte de l’histoire de l’image photographique et de la presse illustrée d’après-guerre.

Il y avait comme une indécence à pousser la porte de l’établissement du Jeu de Paume au lendemain d’un week-end d’émeute au sein de la ville de Paris en juillet 2023. Cet embrasement de la capitale faisait suite à la mort du jeune Nahel à Nanterre. Les murs du musée centenaire étaient alors floqués, en vert fluo, de deux injonctions lourdes de sens : « Justice pour Nahel » et « Sauve un gosse, brule un flic ».

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Ici d’une certaine manière s’ouvrait l’exposition « Paris, le monde, la mode » elle-même consacrée aux travaux historiques du photographe Frank Horvat, parisien d’adoption. Ce dernier se fait le témoin, à rebours des évènements, des soubresauts de son époque. Étonnamment, à cette sensation de regarder ailleurs répond, dans de nombreux clichés, cet « autre regard », indescriptible et intense, qui se fait frontière et langage non verbale dans la texture qu’il renvoie.

C’est certainement dans sa photographie la plus célèbre que la ligne de regard de Frank Horvat se fait en tout point la plus évidente, dans un décadrage certain qui rend possible la tenue et la poursuite de cette vision. La photographie Givenchy pour le Jardin des modes de 1958 se construit intégralement dans une interrogation du visible et de son caché. Ici une femme drapée dans une meringue Givenchy se pose en cyclope, amputé par l’habit d’une moitié du visage. Au second plan une lignée d’hommes, en fantassins scopiques armés d’une queue de pie scrutent l’horizon de leurs jumelles géométriques sous des hauts de forme d’apparat. On devine ou plutôt on imagine la beauté de la mannequin toute entière exprimée par l’élégance du cadre, dans cette étrange intuition sur laquelle joue si bien Horvat, comme la mode : si le cadre est beau, si l’apparat est beau, si le paraître est beau alors l’ensemble devrait être appréciable. En d’autres termes, et comme l’expliquait le designer Raymond Loewy, « la laideur se vend mal ».

Contre sens

Néanmoins, Frank Horvat dans son inconfortable travail de photographe de mode, a toujours su prendre l’outil à contre sens et avec surprise. C’est le cas dans cette improbable photographie d’Anna Karina au sein du ventre de Paris. La photo saisie pour Jours de France en 1959 annonce avec brio le schisme français des années 60, l’inénarrables jeunesse d’une « nouvelle vague » dans un quartier voué à disparaitre. Et de nouveau le regard, de biais, amusé, d’une représentante de cette classe ouvrière qui s’amuse ou se moque de la blanche colombe posée sur ses cageots.

Il y a dans le travail des photographes de mode le paradoxe d’une double injonction mineure comme le rappelle Frédéric Monneyron dans son ouvrage Un art souverain (2010). Ces photographies ont peu à peu construit des représentations qui ont fait, au fil des années, de la photographie de mode « le genre mineur d’un art lui-même mineur » et dont les modalités de prises de vue sont encore largement dans le style contemporain de l’exercice. L’existence même d’une variété de clichés n’en est pas moins paradoxal, car non seulement la photographie et la photographie de mode se sont imposées comme discipline et art à part entière, mais elles se font même dominantes tant les images qu’elles produisent ont envahi nos modes de vie. On le voit ici avec l’explosion de la photographie de mode sur Instagram comme à travers le fabuleux essor des techniques qui les ont vu naître dans la presse spécialisée. Sans doute la diffusion par cette presse bon marché peut-elle se lire comme une sorte de confirmation a posteriori de ces représentations, puisqu’elle s’oppose fondamentalement à celle qui établit implicitement que l’art, pour mériter son nom « ce doit d’être peu accessible, élitiste mais aussi complexe d’approche. »

Ici en l’occurrence, il s’agit d’une mise à distance par l’objet commercialisé et son cadre de réalisation. On est alors contraint de mettre de côté ce problème sociologique majeur, celui-ci devient facteur de dissociation entre les théories et les pratiques artistiques d’une époque, et si on considère les choses plus largement, il apparaît que la photographie en général répond bien désormais à toutes les autres définitions que l’on peut donner de l’art et que la photographie de mode constitue l’une de ses expressions privilégiées. En prenant de nouveau un recul sur l’image, on découvre que le paradoxe de la diffusion fait qu’à un certain endroit le photographe éclipse même cet autre artiste contemporain qu’est le styliste, et cela à l’image de l’exposition ici discutée.

Papier glacé

Au-delà du rapport simple à l’exposition, c’est probablement dans la dimension réactionnaire du propos que la photographie de mode semble à plusieurs endroits interroger. En effet, si comme l’explique le projet du Jeu de Paume, l’œuvre d’Horvat vise à insuffler un style reportage « libre et naturel » dans la photographie de mode, ces images sont construites, comme souvent dans la représentation d’une lutte ou d’une opposition de classe. Alors une analyse un tant soit peu attentive des clichés nous permet de découvrir que dans l’image d’Anna Karina au ventre de Paris c’est le produit qui prend le pas sur les regardeurs La mariée du bus rue de la Chaussé d’Antin dans le 81 place le conservatisme patriarcal au cœur du cadre tout comme c’est le cas pour Monique Dutto lorsque celle-ci est saisie, rieuse, dans une robe de soirée, à la fois gênante et admirée au sortir d’une bouche de métro et de sa foule prolétarienne.

C’est de toute évidence dans les projets qu’il mène dans les années 60 que l’œuvre de Frank Horvat trouve ses plus beaux sujets. Il en est ainsi de Calcutta, Caracas et Rio où de nouveau se croisent les regards et les formes donnant libre court au mouvement, à la tendresse et à l’excès. Encore contraint, à sa manière, par l’esthétique photographique et par le grain de l’image, il nous donne à admirer cette rencontre improbable d’un corps et de ses étreintes comme de ses somnolences. Il en est ainsi de la Nuit de Noël dans un bar de marin daté de 1962. À l’étreinte de la jeune femme qui ne semble pas feinte répond, avec intensité, le fard autour des yeux dans un mouvement joue contre joue.

C’était mieux avant

Virginie Chardin dans son texte Frank Horvat, Itinéraire d’un outsider cite le photographe : « Une photo ne dit pas seulement ce que son auteur voudrait, mais aussi ce qu’il dit sans le vouloir. » Une question qui revient à nos oreilles et cela notamment dans les perspectives curatoriales à la visite de l’exposition du Jeu de Paume. Que nous raconte l’ensemble des clichés de Frank Horvat ? Celle d’un monde bien rangé avec ses fumeurs de haschich à Lahore comme son mariage musulman, avec son monde de vitesse de la City de Londres, avec sa prostitution à Pigalle et ses bouchons à la Concorde. Montrées en 2023, dans une métropole européenne capitale de la Fashion week, les photographies de Frank Horvat prennent le tour d’une nostalgie presque saugrenue dont les années 60 apparaissent comme un XIXe siècle lointain, une société de classe et de rang qui ignore tout de la mondialisation et s’enferme dans le suranné de rapport de classes sociales supposées inexistantes.

Pourtant, à trop vouloir masquer on semble tout montrer et les photographies d’Horvat prennent le ton de cette phrase qu’aimait tant Henri Cartier Bresson : « je suis une larme sur la joue du temps », c’est-à-dire que le temps et l’image donnent nécessairement à voir le temps d’une époque. Et c’est ici dans les visages, comme dans les postures, que perdurent la force des clichés. Il en est ainsi de la fronde dans le regard d’une jeune femme à Caracas face à un policier ou dans l’antagonisme visuel d’une vieille anglaise et de Ros Watkins pour Vogue Grande Bretagne en 1961. De fait, c’est probablement dans l’émancipation féminine que s’écrit le mieux l’œuvre de Frank Horvat, dans l’expression et les tenues de ces femmes seules, expressives et déterminées, extraites de l’accessoire et de l’objet.

Ainsi, la difficulté pour Horvat reste celle de se séparer de son sujet, de pratiquer un pas de côté qui parfois change tout dans le potentiel photographique. Alors, la gare Saint-Lazare photographiée en 1959 devient de fait ce lieu de vitesse et de mouvement laissant le flou comme premier partenaire de l’image. Également, la série consacrée au Sphinx, établissement de striptease à Pigalle ne permet guère d’ambiguïté sur le sujet, bien que l’effeuillement soit justement l’endroit de la polysémie.

Ici s’écrivent les phrases les plus littérales du photographe, entre désamour du corps féminin et raideur de la domination masculine. On y voit ainsi en miroir du geste gauche de la danseuse retirant ses sous-vêtements de dos, l’homme au pantalon à pince, en lisière de la piste parfaitement à l’aise. Ailleurs, c’est le regard libidineux d’un client avec la traditionnelle bouteille de champagne qui dévore du regard la plastique parfaite d’un modèle sans visage. Comment ne pas faire le lien, ici, entre cette position verticale et masculine de l’observateur, sa bouteille déjà prête à exploser, et la Tour Eiffel qui s’affiche plus loin dans une photographie pour Stern. Monument phallique s’il en est, elle encadre les talons du modèle déjà prête à s’élancer pour son travail de symbole, s’agrippant aux chevilles et aux talons aiguilles semblant lui ouvrir la voie.

Un autoportrait

Parmi les rares travaux à soulever un doute dans l’interprétation, l’autoportrait du Sphinx intrigue autant qu’il interroge. C’est dans la mystérieuse dynamique qui nécessite de donner à voir pour être vue que se place l’auteur, et cela en apparaissant au côté d’une effeuilleuse dont l’emploi nécessite le teint blafard qui capte la lumière. Ici Horvat se pose à côté, saisissant l’instant dans le miroir de la loge. Alors, à l’étrangeté de la pose entre figure feinte et contrainte du lieu, on retrouve par le reflet l’ambigüité même de cette écriture de la lumière, de son impression sur le matériau pellicule avec ses lignes et ses zones. C’est aussi dans le paradoxe de la démarche de l’auteur que l’image se découvre, entre le portrait d’une anonyme au centre de l’image et la position d’Horvat dissimulé derrière son appareil photo. L’image est aussi une mise en exergue de l’outil de travail de l’un et des autres, entre le reflex et le corps, entre l’outil de diffusion et l’outil de captation, entre le corps blanc maquillé et la chambre noire de l’enregistrement.

Justement, dans cette conversation entre Paris, la mode et le monde, l’échange s’apparente parfois et à plusieurs endroits à un projet hors-sol qui « évoque » la ville lumière sans jamais nous donner prise sur elle. C’est aussi ce qui se raconte dans les écrits du week-end sur les bâtiments pour se rappeler à nous. Aussi, à l’instantanéité des photographies répond, ici, l’historicité des travaux. Alors en réponse à la ville qui l’entoure et à ses visiteurs, en réponse au bruit sourd d’une concorde à la fois proche et lointaine, il faudrait trouver, dans ce corpus d’image, ce qui nous lie.

« Frank Horvat Paris, le monde, la mode » une exposition au Jeu de Paume à Paris, jusqu’au 17 septembre 2023.


Léo Guy-Denarcy

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