Spectacle vivant

Ce qui échappe au langage – sur Deep Cuts, de Bryan Campbell

Critique d'art et commissaire d’exposition

Avec Deep Cuts. Chansons pour une pastorale sadique, Bryan Campbell recherche, dans et par la danse, l’incarnation d’un débordement qui échappe au langage et au discours rationnel. Sur un plateau organisé comme un grand atelier s’exprime une gestuelle d’indiscipline et s’exalte une déstabilisation ludique, ritualisée et contractualisée des normes.

La nouvelle pièce chorégraphique de Bryan Campbell, intitulée Deep Cuts, a été inaugurée aux Subsistances à Lyon en mai dernier. Découverte à l’occasion d’une étape de création de l’œuvre à La Briqueterie – CDCN Val-de-Marne, j’ai pu prendre la mesure du travail final grâce à la captation vidéo réalisée aux Subs et à la présentation de Cuts from Deep Cuts lors de la journée chorégraphiée Forêêêêt aux Bazis, lieu de recherche et création dédié à la performance et à la danse situé en Ariège.

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Dans Deep Cuts, le plateau est organisé comme une sorte de grand atelier : table de travail avec différents outils, poubelle de chantier, grandes planches de bois aggloméré. En pleine lumière, on distingue le bric à brac au fond du plateau. La lumière se focalise petit à petit sur la surface de la scène alors que Bryan Campbell (chorégraphe et interprète) enfile des gants, se saisit d’une scie et coupe des tasseaux de bois.

La lumière s’atténue ensuite, laissant suffisamment d’obscurité pour la projection du titre sur un panneau suspendu sur scène : Deep Cuts ; sous-titre : Chansons pour une pastorale sadique. Le titre est riche et évocateur. Il annonce une relation plurielle au langage. La partie principale du titre Deep cuts, en anglais, recouvre différentes significations : au propre, il évoque des coupures profondes ; au figuré, les « deep cuts » sont les chansons moins connues d’un artiste ou d’un album, hautement estimées par les mélomanes. La seconde partie du titre, en français, Chansons pour une pastorale sadique, annonce avec une certaine précision la forme et le ton de l’œuvre. A la lecture de ce titre, le regard balaie la scène et détaille ses accessoires : scie, haches, tasseaux, clous, cannettes de Redbull®, tasses, chaîne en acier, flûte traversière.

Une pratique singulière et inclusive de la performance

En novembre dernier je passe une heure – sur les huit heures au total de la performance – à l’écoute de Janitor of lunacy : a filibuster, une performance de Bryan Campbell créée en 2021. Au parlement américain, le filibuster constitue une technique d’obstruction parlementaire. Il s’agit de conserver la parole assez longtemps pour qu’une séance, et donc une décision, soit reportée à une date ultérieure. Bryan Campbell explique : « je m’impose les mêmes contraintes physiques, verbales, et diététiques qu’un sénateur qui donne un filibuster ; je parlerai de manière continue, debout, en portant une couche (sous le pantalon). Le texte sera une combinaison de matières écrites et improvisées. Cette performance durera huit heures dans sa version finale, durée à partir de laquelle un discours au parterre du Sénat peut être répertorié en tant que filibuster à la bibliothèque législative des États-Unis. En tant que performance dans la durée, la vulnérabilité de mon organisme, sa fatigue et ses pics d’adrénaline, feront partie de la partition. Alors qu’il est suggéré que le public arrive pour le début, il est permis de partir et revenir à son gré. »

Lecture de poèmes, histoire subjective de la performance, karaoké sont les formes qui ont ponctué mon expérience de la pièce. D’autres personnes m’ont rapporté une longue séquence durant laquelle Bryan Campbell se donne des baffes. Janitor of lunacy : a filibuster inscrit la démarche chorégraphique de Campbell dans le champ élargi de la performance considérée dans la diversité de pratiques ayant en commun une mise à l’épreuve du corps. Si le travail artistique de Bryan Campbell est informé, façonné par une éducation et une pratique professionnelle, il inscrit son filibuster dans un contexte politique qui nous concerne tous et toutes, caractérisé par les interactions entre nos corps et des lois, des normes sociales et des idéologies qui influent sur nos comportements et nos désirs. Deep Cuts prolonge cette démarche sous une autre forme.

Dans Deep cuts, Bryan Campbell intègre la chanson comme composante essentielle de la performance. Autodidacte dans ce domaine, les différentes mélodies mettent en avant une grande hétérogénéité de styles musicaux et d’approches du chant, soulignant l’étendue de ses capacités vocale et poétique – Campbell est l’auteur de ses textes. A travers l’usage de la musique sous ces formes variées, la performance apparait comme un espace décomplexé d’expression et de jeu, nourri par différentes collaborations avec d’autres artistes (Aria de la Celle, Geoffrey Le Goaziou). La voix chantée de Campbell lui permet d’explorer et de partager les émotions provoquées par les expériences qu’il met en récit. La temporalité et l’espace de la performance produisent un lieu ambivalent, celui de l’expérience des contraintes – se rendre digne de l’attention du public par l’exigence de la technique et la puissance déployée dans l’effort – et de l’exercice d’une grande liberté – se dévoiler, se sentir vivant et prendre plaisir.

Une « sensualité rugueuse » ou l’artiste en bûcheron

Dès son entrée en scène, Bryan Campbell s’affaire à couper des tasseaux et fixe l’un d’eux sur une cimaise pour constituer un pupitre. Il dépose ses partitions, tourne le dos à l’audience et se lance dans un récit à la première personne ; il raconte une promenade en forêt. « Ça se passe en forêt, je me promène en forêt et c’est la fin de l’été. (…) Une forêt de sapins, qui sentent la résine, une résine sirupeuse. Mes pieds frôlent à la terre, recouverte d’aiguilles. J’inspire bien fort et c’est comme si j’avais le monde dans mes mains (…) ». Le texte n’est pas tout à fait chanté, mais le rythme et la diction s’accordent sur la mélodie du premier mouvement de la Symphonie n°6 dite Pastorale de Beethoven.

A travers son récit, Bryan Campbell superpose à la scénographie présente au plateau un paysage sylvestre qu’il nous invite à imaginer. Dans cet espace hybride, il dépose une expérience extatique : il décrit la manière dont ses sens sont excités par les interactions olfactives, visuelles et tactiles lors de cette balade. Il évoque un état altéré de conscience comparable à l’effet de substances psychotropes. Le contact avec un arbre bascule rapidement dans la description d’une scène érotique. Une branche morte à la main, il se met à frapper son tronc. Il frotte la peau de son ventre contre l’écorce et évoque « une sensualité rugueuse », convoquant à la fois des sensations de plaisir et de douleur. Dans la scène qu’il décrit, il est assailli par des affects tels que la joie et la colère ou, comme il le suggère, « la joie de sortir la colère ».

La puissance d’agir qui semble au premier abord se dégager de cette scène de lutte se heurte à l’ineffectivité du geste, pure décharge d’énergie. Dans la description de cette expérience, Campbell convoque une dimension spirituelle qui serait en jeu dans la relation entre êtres humains et non humains – une facette de nos rapports avec les autres êtres vivants qui ne répondrait pas d’une logique d’exploitation. Il aborde aussi l’enjeu du consentement – le frisson de l’arbre témoignerait d’un accord tacite –, tissant de manière explicite une relation entre son interaction brutale avec le sapin et les pratiques sexuelles SM.

Ce récit initial inaugure un geste qui se répète tout au long de la pièce : frapper. La joie et la brutalité qui s’expriment contre le tronc du sapin se manifestent à nouveau lorsque Campbell percute une épaisse bûche de bois avec deux petites haches. « Le corps que j’ai développé pour cette création est donc un corps qui frappe – qui frappe des objets, qui se frappe lui-même. Le coup est une unité d’affect : une partie qui affecte une autre et qui crée une résonance par ricochet. Sa répétition serait une sorte de nappe d’affect, dans laquelle on peut lire l’insistance, la persistance, l’obsession ». La recherche chorégraphique de Campbell lui a permis de développer un ensemble sophistiqué de manières d’appréhender l’action de frapper dans son rapport aux différents outils, au rythme et à la musicalité.

Au premier abord, la scénographie de Deep Cuts convoque l’espace de travail du menuisier ou celui du bûcheron. Bryan Campbell se fond dans cet univers à travers ses vêtements (tee-shirt, pantalon et gants) et son usage des outils disposés là : tasseaux, scies, étau, clous, perceuse-visseuse, planches de bois, bûche, haches. Il performe les gestes du travail, tout en explorant la possibilité pour ces outils d’emmener son corps vers d’autres gestes et d’autres postures : un tasseau se transforme en pupitre, d’autres tasseaux en instruments de percussion, les haches deviennent l’extension des bras dans une séquence dansée.

Dans un texte présentant le projet de Deep Cuts, Campbell énonce les questions qui sous-tendent ce travail chorégraphique : « Qu’est-ce qu’un corps qui danse avec un outil ? Comment est-ce qu’un corps peut investir ou désinvestir l’utilité de l’outil ? Comment est-ce qu’un corps – ses membres, ou le corps entier – pourrait devenir outil ? ». L’idée d’un corps-outil révèle la manière dont Campbell ne cesse d’interroger les conceptions du sujet. Il investit dans Deep Cuts la complexité des rapports entre sujet et objet, processus d’objectification et transformation de la subjectivité. Aucun objet n’est dédié à une fonction unique ; il s’agit de faire proliférer les usages, d’excéder la fonction initiale des outils. Cette multiplication des usages fait écho à la prolifération des affects qui font irruption dans la pièce au fil des récits partagés par Campbell. Chaque séquence de la pièce sonde un ensemble d’affects qui se traduisent en états de corps. L’œuvre avance d’impulsion en rupture exposant une économie dense et fluctuante de gestes et d’actions, d’expression de désirs et d’émotions.

Intimité et multiplicité

La trame chorégraphique de Deep Cuts tisse des liens entre une multiplicité d’expériences érotiques et sexuelles pouvant être décrites comme sadiques ou sado-masochistes. Les états de corps qui se manifestent dans l’expérience de l’érotisme ou de la pornographie matérialisent un déferlement d’émotions et de sensations. Deep Cuts s’est construit dans la recherche de l’incarnation dans et par la danse de ce débordement qui échappe au langage et au discours rationnel. « Quand je suis dans l’état d’érotisme violent que j’ai envie d’évoquer, je crie, je gémis, je rigole. La vocalisation sort spontanément d’un corps qui réagit et veut faire réagir, qui exprime une urgence ou qui ressent une urgence d’exprimer. Le chant a été aussi une manière fortuite – et quelque part nouvelle – d’incorporer ma création textuelle dans ce projet. »

Dans le travail de Bryan Campbell, la chorégraphie – dont le théoricien de la danse André Lepecki affirme qu’elle se définit traditionnellement comme une discipline des corps – est un exercice d’indiscipline, de déstabilisation des normes. Si les expériences qui nourrissent les textes chantés par le chorégraphe sont issues de sa vie intime, Deep Cuts ne produit pas un récit autobiographique, pas plus qu’il ne construit un personnage. A la faveur de la coexistence de souvenirs, de fantasmes et d’exagérations, la dispersion du sujet dans une multiplicité queer s’exhibe. Deep Cuts fait résonner l’idée fondamentale chez Michel Foucault – reprise avec une grande pertinence par Isabelle Alfonsi dans son livre Pour une esthétique de l’émancipation (2019, B42) – que « la sexualité fait partie de nos conduites. Elle fait partie de la liberté dont nous jouissons dans ce monde. La sexualité est quelque chose que nous créons nous-mêmes – elle est notre propre création, bien plus qu’elle n’est la découverte d’un aspect secret de notre désir[1]. » Bryan Campbell façonne l’espace-temps de la performance comme un lieu instable et turbulent de l’expression des affects, avide de surprendre – comme il l’est lui-même d’être surpris – par des relations et des sensations inattendues.

Comme le promet le titre de la pièce, Deep Cuts. Chansons pour une pastorale sadique est traversée en profondeur par un rapport à la brutalité, tant par les représentations des pratiques SM – dont l’anthropologue Gayle Rubin a par ailleurs souligné les dimensions ludique, ritualisée et contractualisée – que par l’évocation des logiques d’extractivisme et d’exploitation inhérentes aux rapports des êtres humains à leur environnement non humain. La pièce est jalonnée de ruptures, mais tout se tient dans une fluidité et une cohérence surprenante. Deep Cuts joue de la juxtaposition des contraires avec sincérité : la brutalité d’un geste côtoie la vulnérabilité d’un corps ; la douceur d’une chanson soft folk (pré-enregistrée, orchestrée par Geoffroy Le Goaziou) succède à une chanson accompagnée à coup de haches sur une bûche. A mi-parcours, l’ambiance de Deep Cuts se transforme sensiblement, faisant oublier le décor de l’atelier en nous plongeant dans une semi-obscurité qui laisse place à d’autres imaginaires : la tranquillité inquiète d’une forêt profonde, l’intimité d’une chambre ou l’agitation d’une boîte de nuit – Aria de Celle a composé un morceau techno pour une scène dansée par Bryan Campbell les yeux bandés. Ce dernier révèle, tout au long des 90 minutes de la pièce, sa capacité bouleversante de traverser – et faire traverser à ceux et celles qui l’écoutent – un abîme de questions intimes et politiques.

 

« Deep Cuts », une pièce chorégraphique de Bryan Campbell est notamment programmée le 9 septembre 2023 au Festival Plastique Danse Flore, Versailles, les 10 et 11 novembre 2023 au Festival NEXT / Kunstencentrum Buda à Courtrai (Belgique), et en juin 2024 au Festival Extrapole / Pôle Sud, Strasbourg.


[1] Michel Foucault, Dits et Écrits II. 1976-1988, Gallimard, 1994

Vanessa Desclaux

Critique d'art et commissaire d’exposition

Notes

[1] Michel Foucault, Dits et Écrits II. 1976-1988, Gallimard, 1994