Cinéma

Transformers – sur Le Règne animal de Thomas Cailley

Journaliste

À cheval entre le spectaculaire américain et le réalisme français, Le Règne animal explore la relation à l’autre dans un univers fantastique touché par des phénomènes de mutation génétique. Le nouveau film de Thomas Cailley s’essaye à une espèce inédite de cinéma hybride, à la fois naturaliste et lyrique, devant autant à Truffaut qu’à Spielberg.

Cadrés ensemble, de profil, leurs visages se rapprochent, se hument, se flairent, au bord de l’embrassade.

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A droite Emile, adolescent de 16 ans, qui recherche sa mère disparue ; à gauche, la mère justement, enfin retrouvée, mais transformée en une étrange et menaçante créature qui tient du lion, du loup et du dragon de nos contes d’enfance. Finalement, la mère féline repousse son fils d’un coup de tête : ne le reconnaît-elle pas ? Ou veut-elle instinctivement le protéger du devenir-animal, le renvoyer vers les humains ? Cette scène puissante surgit au mitan d’un film qui multiplie les morceaux de bravoure, coups d’audace, envols lyriques et autres montées émotionnelles face auxquels le critique blasé rend les armes. Thomas Cailley avait déjà réalisé l’excellent Les Combattants (9 ans déjà !) ainsi qu’une bonne série télé, Ad Vitam, mais avec Le Règne animal, il passe à la vitesse supérieure.

On parlait de « morceaux de bravoure », terme à la fois approprié et pas du tout : si Le Règne animal est prodigue en séquences fortes, il est tout sauf un catalogue de prouesses m’as-tu-vu, prenant bien soin de construire un récit cohérent et des personnages consistants, contexte dans lequel le fantastique surgit « naturellement ». Les deux protagonistes principaux sont François (Romain Duris) et Emile (Paul Kircher), le père et le fils. Leur épouse et mère a été touchée par une nouvelle épidémie qui transforme progressivement les êtres humains en animaux – mais pas en familiers chiens, chats ou vaches, plutôt en créatures mutantes, dentées, griffues, crochues, tentaculaires et autres hybrides inquiétants. On croisera ainsi au cours du film, outre la mère-fauve d’Emile, un homme-aigle, un homme-pieuvre, une fille-reptile… Dépassée et apeurée par ce phénomène nouveau, la société tente de se protéger de la pire et plus habituelle des manières, par l’exclusion et la répression. La police et l’armée sont sur les dents (si l’on ose dire), les créatures mutantes sont pourchassées et internées dans des centres spécialisés. Emile lui-même connaît les premiers symptômes de la transformation en cours : mais à la place de l’habituelle acné de son âge, ses ongles et dents poussent comme des griffes et des crocs, sa colonne vertébrale saillit, son visage se modifie…

L’une des beautés du film consiste à ne jamais expliquer l’origine ou les raisons de cette mutation de l’espèce humaine (à l’instar d’Hitchcock dans Les Oiseaux), si bien que chacun pourra y lire toutes les métaphores possibles : covid, puberté, altérité, crise migratoire, conflit entre la norme et l’étrangeté, regard sur l’Autre, transgenrisme, revanche métaphysique des bêtes et de la « nature » sur des siècles de domination humaine… Une autre de ses options admirables est d’avoir pris pour héros un père et un fils qui s’allient entre eux et se rangent du côté des mutants, au nom d’un amour pour leur épouse et mère plus fort que la norme sociale et que la peur.

Le Règne animal est comme une nouvelle espèce de cinéma hybride, à la fois réaliste et fantastique, naturaliste et lyrique

Le Règne animal s’inscrit dans un registre fantastique qui a déjà engendré une multitude de films, dont une majorité en provenance d’Hollywood. Parmi les références conscientes ou non de Thomas Cailley, on pense entre autres à Cocteau (La Belle et la bête), à Ridley Scott (Alien), à Cronenberg (La Mouche et quasi toute sa filmo), aux franchises La Planète des singes, Batman ou Spiderman… Il est possible aussi que la puissante influence historique de l’anthropomorphisme à la Disney sur notre imaginaire animalier lui a servi de contre-exemple honni.

À cheval entre le spectaculaire américain et le réalisme français, Le Règne animal se garde de la frénésie parfois saoulante d’un blockbuster hollywoodien : son usage des effets spéciaux et des apparitions de créatures hybrides est intelligemment économe. Dans ce film qui est avant tout une exploration de la relation père-fils, les mutants surgissent toujours à propos dans la dramaturgie, Cailley n’en abuse pas, et leurs apparitions n’en ont que plus d’impact grâce à cette gestion homéopathique de l’inédit et du spectaculaire.

Mais s’il se distingue de la norme hollywoodienne par une relative humilité, Le Règne animal impose aussi une différence avec les tentatives françaises du genre : son univers mutant est réussi, ses créatures hybrides sont crédibles, comme si Cailley avait trouvé le juste et parfait équilibre entre le fantastique hollywoodien parfois hors sol et le réalisme français. Le Règne animal est comme une nouvelle espèce de cinéma hybride, à la fois réaliste et fantastique, naturaliste et lyrique, devant autant à Renoir (le sens des paysages, du territoire, voire du terroir) ou Truffaut (l’enfance confrontée au monde) qu’à Spielberg ou Cronenberg.

Autre remarque, ces films où l’homme se confronte à l’animalité proposent le plus souvent de combattre et de vaincre le « monstre », de le faire disparaître d’une façon ou d’une autre, en l’exterminant (manière forte, comme dans Alien, La Guerre des mondes…) ou en le ramenant vers l’humain et la civilisation (manière douce, comme dans L’Enfant sauvage, ou Frankenstein). Cailley dessine une autre hypothèse que l’élimination ou la domestication : chez lui, le « monstre » ce n’est pas tant l’Autre que nous, puisque chacun de nous peut être contaminé et muter. Il ne faut dès lors pas le combattre mais plutôt apprendre à vivre avec lui, comme avec toutes les espèces, toutes les populations, de notre petite planète (humains, animaux, hybrides…), parce que nous sommes tous potentiellement des migrants, des exclus, des marginaux, des cibles dans le regard de qui détient le pouvoir et impose sa norme (on trouve dans l’Histoire des exemples bien réels d’humains comparés à des animaux pour mieux les détester, les exclure, voire les exterminer).

Film développant une forme de puissance tranquille opérant tant sur le social et le politique que sur l’intime, Le Règne animal se termine de la plus bouleversante des manières : rarement aura-t-on montré de façon aussi simple et forte ce qu’un parent peut faire de mieux pour son adolescent, à savoir le laisser partir vivre sa vie et devenir ce qu’il est, fusse tout autre chose que ce que l’on avait projeté sur lui.

Le Règne animal, un film réalisé par Thomas Cailley, en salle le 4 octobre 2023.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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