Art contemporain

Grève à la Bourse – sur « Strike » de Lee Lozano

Critique

Peintre majeure de la scène new-yorkaise des années 60, Lee Lozano s’est mise en grève de l’art à compter de 1972, avant de disparaître en 1999, enterrée volontairement anonymement au Texas. « Strike » offre l’occasion de découvrir l’œuvre protéiforme et vindicative d’une pionnière opportunément – opportunistement ? – redécouverte par le marché.

«I have no identity. I have an approximative mathematical identity. I had several names. […] I will make myself empty to receive cosmic info. I will renounce the artist’s ego, the supreme test without which battle a human could not become “of knowledge”. I will be a human first, artist second », écrivit Lee Lozano en 1971. Il n’y a pas deux artistes comme Lee Lozano, qui soit si exigeante avec l’art, avec l’idée qu’on peut s’en faire, si dure – par contre – avec le monde de l’art tel qu’il était, si prête à l’abandonner, si prête à disparaître.

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Peintre majeure de la scène new-yorkaise des années 60, la Bourse de commerce lui offre sa première exposition en France cet automne en proposant une réadaptation de l’exposition « Strike » conçue par les deux commissaires italiennes Sarah Cosulich et Lucrezia Calabro Visconti, et présentée au printemps dernier à la Pinacoteca Agnelli à Turin. Bien que Lee Lozano soit désormais davantage célèbre pour ses œuvres conceptuelles – notamment “General Strike Piece” créée en 1969 où elle commença à prendre ses distances avec le monde de l’art jusqu’à son abandon total en 1972 – l’exposition présentée à la Bourse de Commerce revient surtout sur son œuvre protéiforme. L’exposition fait notamment la part belle aux dessins et peintures de Lozano, présentant tout d’abord sa production figurative avec les « Tools », puis ses dernières peintures transcendantales, les « Wave Paintings ». « Strike » ambitionne donc d’envisager l’œuvre de cette artiste unique depuis les points de ruptures formelles.

Lee Lozano : on « strike »

Rares sont les artistes qui furent comme Lee Lozano aussi incisive, aussi véhémente vis-à-vis du patriarcat, du capitalisme, de l’exploitation marchande des corps, de la vente d’armes, de l’Amérique et du système patriarcal – phallocentrique comme l’on disait à l’époque. Elle est parmi les pionnières, mais une pionnière vindicative, qui n’a pas cherché de solution ni d’écoute, du moins face aux problèmes systémiques du monde de l’art, du côté de l’organisation collective comme l’Art Workers’ Coalition.

La première partie de l’exposition à la Bourse de Commerce présente essentiellement les dessins et peintures exécutés par Lee Lozano au début des années 60. Accumulés sur un mur, les dessins, chacun dans leur cadre bien propre, s’emboîtent à l’infini : une multitude de pénis en érection, des oreilles, des seins, des nez, des bouches aux lèvres rouges à l’air ironique, des outils aux formes phalliques tracés vulgairement au crayon gris s’accumulent. Le geste est féroce. La représentation du corps humain est grotesque, satirique, explosive. Les traits sont rapides, il y a de la hâte et surtout de la rage dans ses coups de crayon. Les sourires surtout, qui se glissent dans presque chacun de ses dessins ont quelque chose de pervers : la figuration d’un visage est réduite au sourire, à la fois sarcastique et féroce. Le sourire des hommes et des patrons, le cigare à la bouche – cigare en forme de phallus bien évidemment – c’est le sourire, pour Lozano, de ceux qui gouvernent le monde et ses plaisirs, le sourire cynique des patrons. Les corps sont coupés, peut-être érotiques, peut-être pornographiques, mais surtout violentés parmi les machines et les avions. La forme phallique est omniprésente dans tous ses gestes : c’est une façon pour les co-commissaires, dans la lecture qu’elles font de l’œuvre de Lee Lozano, d’articuler, avec véhémence, une critique du patriarcat et une critique du système d’exploitation capitaliste.

Sous les coups de crayons et de pinceaux de Lozano, le rêve américain et ses slogans publicitaires vire au cauchemar. Pour les co-commissaires, le travail de Lozano articule ainsi grève féministe et grève ouvrière, et plus tard grève de la production vis-à-vis de sa propre œuvre. L’exposition insiste sur les multiples facettes de l’œuvre de Lozano, et son souhait que chaque fois, son œuvre soit stylistiquement irreconnaissable. Ainsi, quelques pas après les « Tools » où les vis et les marteaux remplissaient des toiles de plusieurs mètres, changement de registre. « Les Wave Paintings » présentent une Lozano métaphysique. Ces sublimes toiles abstraites et minimalistes – semblables à des halos de lumière aux formes géométriques – reprennent des calculs rigoureux et des expérimentations scientifiques très précises de la part de l’artiste. Elles sont l’écho d’une recherche ésotérique de la part de l’artiste dont l’œuvre devient de plus en plus conceptuelle jusqu’en 1970 où elle écrit dans ses carnets : « It was inevitable, since I work in sets of course, that I do the dropout piece. […] Dropout piece is the hardest work I have ever done ». Phrase qui prit tout son sens lorsqu’elle prit la décision de mettre fin à sa pratique artistique en 1972 en quittant New York.

Un long silence de la part des institutions

Lee Lozano meurt le 2 octobre 1999, sans le moindre fracas. Elle est enterrée au Texas, sous une pierre tombale anonyme, telle qu’elle le désirait. Elle, qui s’appelait Lenore Knaster, a d’abord abandonné Lenore pour Lee à 14 ans, lui préférant ce prénom plus bref, non genré. Puis, elle troqua Knaster pour Lozano, lorsqu’elle s’est mariée en 1956 avec Adrian Lozano. Pendant les dernières années de sa vie, elle se faisait appeler Leefer, puis Lee Free, puis E. D’elle-même, elle a effacé son patronyme, laissé à d’autres les fastes de la postérité, jusqu’à cette pierre tombale anonyme. Et c’est bien ce qui s’est passé – elle fut oubliée, comme tant d’artistes femmes.

Née au Texas en 1933, elle étudia à l’Art Institute of Chicago, voyagea en Europe avec son mari, puis s’installa à New York en 1961. Pendant une décennie, elle fut l’une des peintres les plus brillantes de sa génération, à la fois brève et prolifique, dans cette époque marquée aussi bien par le Pop Art, que le Minimalisme et l’art conceptuel – mais aussi, par une absence quasi totale d’artistes femmes dans ces mouvements. Dans les années 60, elle est parfaitement insérée sur la scène artistique new-yorkaise, côtoie Robert Morris, Dan Graham, Donald Judd – ces mastodontes de l’art contemporain, dont les œuvres sont collectionnées depuis des décennies par tous les plus grands musées de la planète. Elle fut également l’une des rares femmes à participer à l’exposition Contemporary Erotica à la Van Bovenkamp Gallery à New York en 1964, et à faire l’objet d’expositions personnelles, comme au Whitney Museum de New York en 1970 où elle montra sa série « Wave Paintings » composée de toiles abstraites aux motifs géométriques. Après 1970, où elle fut presque oubliée, c’est son décès en 1999 qui lui valut un regain d’intérêt de la part des institutions, notamment avec une première exposition institutionnelle en 2004 au MOMA PS1, Lee Lozano: Drawn from Life 1961-1971, curatée par Alanna Heiss. Son estate est aujourd’hui géré par la galerie californienne Hauser & Wirth, et fait l’objet d’expositions internationales qui se veulent, chaque fois, plus retentissantes.

Lee Lozano fait partie de ces artistes qu’il est intéressant, pour les institutions notamment privées comme la Bourse de Commerce et la Pinacoteca Agnelli de mettre aujourd’hui en lumière – avec cet incessant mouvement d’oubli et de redécouverte, qui permet une entrée toujours plus fracassante au musée, et un encensement plus prestigieux dans les white cube. Dans les années 2010 et 2020, les rétrospectives institutionnelles se multiplient et s’accélérèrent pour Lee Lozano, dont certaines remarquées au Moderna Museet « Lee Lozano: Retrospective » à Stockholm en 2010, ou encore au Reina Sofia à Madrid en 2017 « Lee Lozano ». Silence radio de la part des institutions françaises avant cette exposition à la Bourse de Commerce qui est bien mince, si l’on ose la comparer avec la rétrospective dédiée à Mike Kelley qui a ouvert ses portes le 12 octobre.

Entre fame et exclusion : l’impossible institutionnalisation de Lee Lozano

Cette exposition à la Bourse de Commerce de Lee Lozano pose l’inévitable question de l’institutionnalisation des femmes artistes, qui plus est lorsqu’elles ont été oubliées par l’histoire de l’art pendant plusieurs décennies. Les éléments biographiques sur lesquels s’appuient beaucoup les deux commissaires se matérialisent dans l’exposition par le biais d’une frise chronologique en fin de parcours, en face des carnets de Lee Lozano, ses Private Books, où elle consigne entre 1970 et 1972, réflexions critiques sur le monde de l’art, notes quotidiennes, règles et paramètres – une véritable documentation de ses « Langages Pieces[1] ». Cette frise, l’apanage des rétrospectives, crée un semblant de cohérence, et met à plat le parcours d’une artiste qui s’est efforcée sa vie durant à l’effacer, à le compliquer en s’inventant des noms et des identités.

Il est vrai qu’ à l’instar d’autres artistes qui abandonnèrent un temps ou définitivement l’art, tels Agnès Martin ou Christopher D’Arcangelo, Lee Lozano exerce une réelle fascination sur beaucoup de leurs pairs. C’est notamment le propos de l’essai de Martin Herbert Tell Them I Said No (2017) où l’auteur dessine les trajectoires d’une dizaine « dropout artists » qui, dans le sillage de Lozano, quittèrent le monde de l’art. Pourquoi, eux, ont-ils eu ce courage que beaucoup n’ont pas ? Ces artistes, comme bien d’autres, ont des secrets. Et à quoi bon vouloir les percer ? Pour Lozano, qu’est-ce qui la poussa vraiment à quitter la scène new-yorkaise et le monde de l’art ? Était-ce le sexisme inhérent à ce système, une prise massive de drogues, des troubles psychologiques ? Se prit-elle elle-même à son propre jeu avec ses Life-Art Pieces – comme ce fut, effectivement, le cas avec Decide to Boycott Women ? Pour une de ses pièces conceptuelles, elle décida d’arrêter d’adresser la parole aux femmes, et ce qui à l’origine devait être une pièce conceptuelle ne s’interrompit jamais, et demeure l’un de ses gestes les plus controversés. Dans ce monde de l’art des années 60, ne pouvait-elle être que marginale ? Est-ce que Lee Lozano fait peur ? Qui a peur de Lee Lozano ?

Lee Lozano était radicale. Et c’est cette radicalité qui est aussi nécessaire aujourd’hui, mais qui plait tant également aux fondations privées et aux collectionneurs. Elle est féministe, artiste femme à une époque où il n’y en avait pas, une artiste rebelle contre un système, qui l’a pourtant absorbée à son insu. Son œuvre est absolument politique. Elle savait bien ce qu’était le succès, le copinage et le fonctionnement du marché de l’art ; elle s’est d’ailleurs opposée, au fil des années, à la marchandisation de son œuvre en mettant fin à sa propre production artistique. Elle était, comme le fait entendre cette exposition, en grève. Mais quelle est la portée de cette grève entre les murs de l’institution ? « Strike » à la Bourse de Commerce repose l’éternelle question de l’institutionnalisation des artistes oubliés, qui plus est des femmes.

Comment redécouvrir ce travail, comment le montrer et le présenter – ce qu’il mérite absolument d’être – à un vaste public sans, qu’au passage, les institutions privées comme la Bourse de Commerce capitalisent sur la radicalité de Lozano, sur la dimension sociale, émotive et politique de sa vie ? « Strike » présente son œuvre comme celle d’une guerrière iconoclaste – préférant mettre de côté les failles, le mauvais goût, le jusqu’au-boutisme parfois idiot. À la Bourse de commerce, elle devient une icône, une personnalité explosive à part et l’exposition promène l’ombre du génie artistique sur une artiste qui s’y refusait obstinément, désormais enfermée au musée qu’elle a toujours voulu fuir.

« Lee Lozano, Strike », une exposition à la Bourse de Commerce à Paris, jusqu’au 24 janvier 2024.


[1] Lee Lozano, Languages Pieces, Hauser & Wirth Publishers, 2018.

 

Mathilde Cassan

Critique

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Notes

[1] Lee Lozano, Languages Pieces, Hauser & Wirth Publishers, 2018.