Cinéma

La dernière surprise de l’amour – sur Simple comme Sylvain de Monia Chokri

Critique

Simple comme Sylvain, le nouveau film de Monia Chokri, comédienne singulière découverte chez Xavier Dolan, revivifie le genre ô combien balisé de la comédie romantique, tout en continuant à prendre au sérieux les émotions qu’il dépeint. La réussite du film tient dans un alliage très personnel, entre mini-traité philosophique, étourdissement burlesque et rengaine de tube pour cette saison automne-hiver.

On avait découvert Monia Chokri comme tête d’affiche féminine du triangle sentimental des Amours Imaginaires, qu’elle formait, déformait, reformait avec Niels Schneider et l’acteur-réalisateur Xavier Dolan en 2010.

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Aux côtés de ses homologues masculins qui rivalisaient de postures angéliques et de clins d’œil de séduction autant adressés à eux-mêmes qu’à leur public supposément transi, elle s’y distinguait par une attitude plus altière, des tenues légèrement anachroniques et surtout une diction plus martelée. «Elle peut bien parler avec son look de sbire du Capitaine Spock ! Moi au moins j’ai pas l’air d’une pétasse assoiffée d’un Manhattan désuet ! » glissait-elle, à propos d’une rivale observée sur la piste de danse, lors d’une scène de fête, en faisant claquer les allitérations.

Point n’est besoin de refaire le match autour de Xavier Dolan, cinéaste qui a bien clivé dans les années 2010, mais retrouver aujourd’hui Monia Chokri derrière la caméra pour Simple comme Sylvain, son troisième long-métrage de réalisatrice (et dans un rôle secondaire de confidente de l’héroïne) est aussi l’occasion de mesurer comment le temps infléchit les élans.

Si Les Amours imaginaires ambitionnaient d’être des néo-Fragments d’un discours amoureux à destination des milléniaux, Simple comme Sylvain n’affiche pas, en apparence, les mêmes ambitions générationnelles. Plus d’une décennie a passé et on n’est peut-être plus obsédé par ce désir de séduction tous azimuts, désir moteur, pour le meilleur et pour le pire, du cinéma de Dolan. Voilà aujourd’hui que le film de Monia Chokri parle excellemment d’un âge – la quarantaine – qui a peut-être fait le deuil du romantisme absolu mais reste encore disponible à la surprise de l’amour.

Sophia, une universitaire mène une vie tranquille avec son compagnon Xavier. Elle part seule un week-end dans leur chalet qui doit bientôt être rénové. Là-bas, elle rencontre Sylvain le charpentier en charge des travaux. Coup de foudre réciproque. En dépit de leurs différences de milieu social, ils s’aiment. Ils croient même pouvoir protéger leur amour contre les regards obliques de leurs entourages respectifs jusqu’à ce que….

La comédie romantique laisse craqueler ses chromos pour faire sourdre un double fond de mélodrame.

D’un point de vue formel, le film est surtout l’occasion de constater comment la singularité de Monia Chokri, comédienne (sa diction, son expressivité) a pu se métaboliser dans des questions de mise en scène.

L’assurance de la diction que l’on remarquait dans le film de Dolan à ici évolué vers celle de l’écriture des dialogues qui, à l’efficacité des bons mots, préfère la musicalité d’ensemble des conversations. Dans les scènes de groupe, les saillies lunaires jaillissent ainsi parfois d’une cacophonie verbale organisée, qui trouve toujours son propre rythme.

Quant à son expressivité et à sa souplesse de jeu, qui se permettait, entre autres, de passer subitement d’une expression avenante à un visage plus fermé, elle lui a sans doute permis une direction d’acteurs fréquemment visitée par des ponctuations burlesques, des chutes inopinées (notamment celle qui conclue la scène du premier baiser) ou un goût du détail dissonant, comme un retour du refoulé du quotidien dans une nappe de romantisme. Sans spoiler, disons qu’à la sortie de la salle, on continue à se demander si une bague de fiançailles peut s’enfiler sur des gants de vaisselle.

L’histoire est simple, sans heurts (une histoire d’amour s’étiole, une autre renaît), mais le ton du récit est hybride. La comédie romantique laisse craqueler ses chromos pour faire sourdre un double fond de mélodrame.

Serti de teintes automne-hiver, le film construit son propre écrin sentimental comme un refuge contre la dureté du monde. On flirte avec le roman-photo comme on flirte avec l’écueil d’une comédie sociologisante, épinglant « le goût des autres » (et les fatales « fautes de goût » de l’autre) comme frontière a l’amour.

Il y a bien, dans le récit, quelques passages obligés qui jouent sur des « distinctions » attendues (Rimbaud et Apollinaire contre Michel Sardou) et l’on sent que le film joue sur les deux tableaux. Il prend au mot les élans lyriques du duo Sardou / Vartan La première fois qu’on s’aimera pour transformer le plomb de la variétoche en or de la poésie. Le film a lui-même le parfum familier d’une chanson, dans laquelle on aime à se projeter. Reste à savoir s’il deviendra un tube.

Mais cette critique sur le « double jeu » supposé du film est peut-être aussi facile que ce qu’elle prétend dénoncer, tant le regard ne s’arrête pas à un épinglage des petits travers de ses personnages. Il cherche, au contraire, à apprivoiser leur émotion commune dans une suite de mouvements (aussi bien au sens chorégraphique que musical), interprétés à des rythmes divers.

De fait, le film est vraiment à l’aune de ce sentiment nouveau et indomptable. Sa forme même, nourrie par les volutes et arabesques de ses plans-séquences et par la tenue chromatique de ses matières de saison (feuilles mortes, boiseries et tapis neigeux), a quelque chose d’englobant. Quelque chose d’assez ineffable suinte de l’écran, et ce quelque chose possède, à la fois, la puissance d’une émotion pure, et un certain doute qui permet de continuellement le réinterroger.

Ainsi, quelques intermèdes philosophiques – les cours dispensés par Sophia – ponctuent régulièrement le récit. Platon, Schopenhauer, Spinoza, Jankélévitch et bell hooks ont beau être convoqués pour faire valoir leur conception du sentiment amoureux, on ne peut pas dire qu’ils soient les plus efficaces des conseillers conjugaux. Qui le leur aurait demandé, de toute façon ? Tout au plus, ces glorieuses présences fugaces donnent des indices, mais des indices parmi d’autres, pour essayer de saisir comment les personnages – et par capillarité, les spectateurs et spectatrices – se situent, se débrouillent avec les sentiments. Si l’inventaire conceptuel se révèle à la fois stimulant et inefficace, c’est parce que le film fait aussi le pari d’une certaine « idiotie » de l’amour : une force à la fois manifeste et insaisissable, à la fois transcendante et triviale.

Il est possible d’appréhender le film de manière interactive, un mélange de grand jeu visuel, de ruban sensoriel et de chorégraphie où les cadres, les déplacements, les postures sont déjà des sentiments. Même si le film est très dialogué, il pourrait même tenir du cinéma muet par l’assurance de ses cadrages.

Sans doute, le premier plaisir du film tient à cette façon de laisser rentrer de l’air, de la distance entre les personnages et leurs sentiments pour figurer une juste respiration affective. Et le plaisir suivant tient à la façon de décrypter les positions de chacun à l’intérieur de plans larges, échelle de vision pas si courante dans un cinéma intimiste. Mais échelle qui est aussi un clair tribut à l’héritage du burlesque : examiner l’adéquation ou non d’un corps avec son espace.

Au début, Sophia et Xavier font chambre à part. Ils sont filmés depuis un couloir adjacent. Chacun est visible dans une embrasure de porte, interstice latéral sur les bords gauche et droite du cadre. Le ton est paisible. Rien dans la scène n’indique une crise qui couve. Il s’agit plutôt d’une façon élégante de montrer que l’amour a métabolisé autrement, que la confiance réciproque admet désormais la distance.

Plus tard, la première scène de séduction (puis d’amour) entre Sophia et Sylvain est saisie dans un long plan-séquence, se déployant entre le palier du chalet et son intérieur, mais toujours filmée depuis l’extérieur, jouant donc sur une discrète pulsion voyeuriste et un savant équilibre entre montré et caché. Ensuite, lors du retour de Sophia à Montréal en voiture, une discussion téléphonique avec Xavier est cadrée en plan général. La voix du compagnon semble sortir de son siège vide. Il est encore là, mais déjà effacé.

À d’autres moments, la gêne, l’embarras, l’attente sont signifiées par des positons insolites dans un coin du cadre ou le fond du plan. Il y a aussi ce sens du détail perturbateur, comme ce rétroviseur qui masque deux fois les visages. D’abord dans la scène du premier baiser (dans l’habitacle de la voiture, mais filmé depuis l’extérieur), ensuite quand Xavier rencontre Sylvain et Sophia (scène devant le chalet mais filmée cette fois depuis l’intérieur de la voiture). Deux moments clefs où l’attente à scruter les expressions des visages est déjouée avec malice, peut-être pour les décharger de pesanteur psychologique et les doter d’une étrange suspension.

De fait, l’attente sur les plans rapprochés n’est pas déçue. En particulier pour une stupéfiante scène d’amour, centrée sur le visage de Sophia. À la proximité des épidermes et au frottement presque obscène du baiser se rajoute l’étrangeté d’un visage cadré tête vers le bas, visage rapidement tourneboulé. Si la comédienne Magalie Lépine Blondeau est une véritable révélation, c’est grâce à sa double aisance, à jouer aussi bien la distraction burlesque en plan large que l’étourdissement sentimental en plan rapproché.

La force de Simple comme Sylvain s’apprécie ainsi, de près ou de loin. À croire le film, l’amour n’est pas tant aveugle qu’alternativement myope ou astigmate. Reste à trouver la bonne focale.


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