Matérialités basaltiques – sur l’exposition « Astèr Atèrla » au CCCOD de Tours
Des talons roses arpentent les pans d’un volcan en sommeil dans la vidéo de Sonia Charbonneau, intitulée La Belle créole-Sainte Rose, une œuvre qu’elle a réalisée en 2016.
À l’étrangeté de la scène répond, dans la démarche de l’artiste, celle d’un aller-retour qu’elle effectue entre l’île de la Réunion et le continent ; la France. Présenté ainsi, on s’interroge en filigrane sur le geste et sa signification. On pourrait y lire, peut-être devrait-on y lire, une île, idéalisée parfois, par la distance, et cela, de la part de celle qui est « partie » pour ces études. Elle reviendra quelques années plus tard vers une île probablement plus complexe qu’elle ne l’avait imaginé avant son départ.
L’exposition Astèr Atèrla qui se tient au CCCOD, à Tours, est avant tout celle d’une affirmation, d’un empowerment, mais aussi celle d’une confrontation entre une scène artistique et son pays ; d’une partie avec le tout. Astèr Atèrla, littéralement « Ici et maintenant » reprend à son compte le traditionnel hic et nunc et vient, à sa manière, définir une philosophie de l’instant, séparée des contingences. Soit, en présence, 34 artistes réunionnais.es, réuni.es pour une exposition exceptionnelle en tout point, par son contenu, par sa densité, par sa qualité et par son importance historique.
Astèr Atèrla tend à sa manière un miroir à une pensée créole, une langue, une histoire, une mémoire. L’île se fait alors corps comme l’idée d’un outil principal, le filtre, l’émetteur et le récepteur. En cela, les pas successifs de Sonia Charbonneau nous font avancer par à-coups et à chaque marche qui se fait course on avance avec prudence. Elle arpente et traverse les paysages de La Réunion pour les comprendre, pour se localiser, nous engageant de même à situer l’ile et à la positionner sur une cartographie souvent parcellaire, volontairement ou non. En cela, l’exposition, par la confrontation physique et directe, se met à l’épreuve d’un lieu et de son histoire.
Né.es sous le signe de l’hexagone
Comment se racontent l’histoire et la mémoire d’un peuple par le prisme du contemporain ? Eve-Marie Montfort dans le texte passionnant qu’elle publie pour le catalogue de l’exposition raconte cette construction parallèle du champ de la création contemporaine française, laquelle s’est déroulée au loin, entre Madagascar et le Sri Lanka : « dans les années 2000 l’île connaît une accélération de la modification des paysages sous l’impulsion de la mondialisation qui vient questionner la notion d’identité face à des modèles culturels dominants portés par l’Occident. » Si loin si proche. Les questions de créolisations qui occupent aujourd’hui, parfois, nos expositions, comme le débat d’idée, semblent à leur manière être tout entier portée par la réflexion antérieure à cette génération d’artiste. Il s’y construit les bribes d’une mémoire en devenir, et le ratio texte-image de l’ouvrage qui accompagne l’exposition nous le rappelle, nous sommes face à des lignées qui s’écrivent au-devant de nous : il y aura donc 2/3 de textes pour 1/3 d’image.
Ici, Kid Kreol, Stéphanie Hoareau, Emma di Orio, parmi d’autres, affirment par leurs travaux cette fluidité des identités de genre comme des cultures, des savoirs et des origines. Le retour vers les premières institutions et leurs collections depuis le Musée Léon-Dierx (1912) puis le Frac de la Réunion (1986) font figures de moteurs mais aussi d’étalon d’une création contemporaine qui ne cessera de se définir avec talent entre création contemporaine et artisanat. Un regard en tout point soutenu dans l’organisation et les pièces de l’exposition, lesquelles nous permettent d’en percevoir un enjeu préalablement évident, celui d’une co-construction de l’histoire coloniale et de ses flux migratoires, d’une topographie et des paysages de l’île qui viennent, à leur manière, raconter l’identité réunionnaise au prisme de leurs identités : « Ces artistes se réapproprient l’histoire pour garder en mémoire un passé pas si lointain. »
« Dehors est un grand pays »
C’est donc dans deux métropoles françaises que se donnent à voir, enfin, la création réunionnaise, à Tours puis à Marseille, où l’exposition sera montrée à la Friche de la Belle de Mai. Deux territoires qui réparent aujourd’hui une erreur de plusieurs décennies à l’image du Musée National d’Art Moderne qui ne possédait, encore récemment, qu’une unique pièce d’un artiste vivant ultramarin. Un manque qui demande aussi, comme souvent, d’actualiser notre regard, de le penser sous les signes de la mondialisation de la fin du siècle dernier, de lui offrir un sillon dans la post-modernité laquelle semble aujourd’hui révolue. Si nous passons, comme Astèr Atèrla le propose, à l’œuvre ultramarine post-moderniste, il en serait ici de l’image comme d’une reprise, d’un écho. C’est ce que nous propose l’artiste Brandon Gercara qui s’inscrit comme toute œuvre dans l’océan qui l’héberge. Ici se donne à voir, devant nous, les mêmes recherches émancipatrices qu’en métropole, et cela, à de très nombreux endroits politiques, comme pour mieux affirmer la conceptualisation du visuel porté par le lointain.
Le discours dubbé par l’auteur dans la vidéo Lip sync de la pensée est prononcé sur les planches d’une architecture précaire, devant la mer et poussée par les vagues, rejetant les paroles vers le sable. Ici sont doublés, ou plutôt synchronisés (comme l’indique la technique) des textes rédigés par Elsa Dorlin, Françoise Vergès et Asma Lamrabet. C’est bien dans les traces d’une lignée ou d’une succession que se pose ici l’artiste, non binaire-zoréole. Alors, ce moment de réflexion particulier, lequel met en exergue nos identités, nous force à nous interroger sur l’intégration des intellectuelles qui sont parties de l’œuvre ou encore sur l’effacement de l’auteur qui se fait simple répétiteur. Curieusement, l’objet curatorial est ici plus affectif que les œuvres portées par les cimaises ne sont politiques, marquée en tout point par un cri qui se retrouve dans les bustes de la sculptrice Stephanie Hoarau. We insist !
Il semble à cet endroit que nous soyons face à une histoire, et peut être plus globalement à une histoire de l’art, qui doivent être perçue comme un problème car écrite depuis cet « Occident lointain ». Il y a probablement dans ces enjeux d’écriture et de lecture les biais du modernisme et du postmodernisme, lesquels charrient avec eux leurs lots de conclusions hâtives aux géographies inexactes. Michel Wallace dans son texte Modernisme, postmodernisme et la question du visuel dans la culture afro-américaine soulignait, il y a déjà plus de trente ans des problèmes similaires : « Il semblerait que la raison principale pour laquelle les artistes noirs ou métisses ne sont pas autant reconnus que les écrivains noirs (qui eux ne le sont déjà pas suffisamment) découlent du fait que tout changement d’évaluation dans l’histoire de l’art entraîne des bouleversements économiques draconiens. » Prenant ancrage pour son analyse dans le népotisme économique fermé du monde économique de l’art, lequel s’applique parfaitement à la Réunion, celui-ci perpétue une situation dans laquelle, comme l’a montré Howardena Pindell « les artistes de couleurs font face à une industrie largement « contrôlée par le marché » et limitant leur capacité à montrer et à vendre leur travail. »
Autoportrait
Quel est aujourd’hui le contexte de réception pour cette exposition aux thématiques brûlantes ? De toute évidence, la force de la proposition est aussi propre à la construction de lignés, à l’histoire contemporaine des luttes, mais aussi au tissage que réalisent les auteurs comme leur mise en perspective. Le travail proposé par Prudence Tetu illustre avec justesse l’entreprise des auteurs et des autrices, laquelle réunit sur une même pièce les mouvements des luttes féministes et décoloniales des années 60 à aujourd’hui. Alors, c’est justement dans cette re-politisation du contenu, la montée en antagonisme et l’affirmation d’une esthétique qui serait celle « d’une émancipation » que se joue l’exposition. L’idée prend corps dans cette politisation d’objet du quotidien, le travail de patchwork mais aussi la création d’objet par le biais du participatif. De fait, aujourd’hui, cette exposition se construit en regard des failles qui ont marqué l’histoire de la diffusion des créateurs ultramarins. Souvent cantonnée aux grilles des parcs qui jouxtent l’Assemblée Nationale ou encore aux salons feutrés de certaines préfectures, elle est longtemps restée éloignée d’un écosystème français pourtant riche en Centre d’art et en Musées, cette cécité laisse un goût amer à nombre d’acteurs de ces territoires. « Il existe des blessures sur ces expositions, mais aussi sur la volonté de ne pas reconnaître une scène ou du moins vouloir la rencontrer » m’explique la commissaire de l’exposition, Julie Crenn.
Une lignée militante construite depuis les années 90 a probablement permis de changer le regard, ou peut-être est-ce un intérêt aujourd’hui répandu pour les enjeux queer et décoloniaux dans le champ des arts visuels qui rend possible cette nouvelle lecture. Il en sera dans l’exposition comme dans tout travail curatorial large (qu’est-ce qu’un ici et maintenant si ce n’est un instant) qui demeure un travail par affinité, par rencontre et par choix. La commissaire de l’exposition Julie Crenn présente en ce sens un autoportrait sensible de l’île de la Réunion et de ses artistes. Comme d’autres, elle applique ici un regard sous la forme de cet affective turn porté par les sciences sociales et donnant à voir ici une lecture qui prend racine aussi dans les affects, les subjectivités et une objectivité qui se caractériserait d’imaginaire. Les artistes de l’exposition, pour la plupart, replacent alors l’Histoire dans les histoires personnelles et structurante du schéma artistique.
Astèr Atèrla semble, à plusieurs endroits nous parler d’une urgence qui introduit dans les murs du Centre d’art ce qui semblerait de base ne pas lui appartenir, le corps, l’éphémère, les langages. Anie Matois ne fait pas autre chose lorsqu’elle nous donne à voir cet Autoportrait à la chaise. L’œuvre témoigne de sa réflexion sur les corps assignés, discriminés et opprimés. La douceur des pièces, comme les jeux de lumière, permet un éclairage nouveau sur ces morphologies qui semblent par endroit mis de côté. Sa démarche met également en avant la question du sujet unifié, mais aussi l’uniformité qui semble le plus souvent attendue.
Penser la mobilité
Il demeure une question centrale pour le spectateur de l’exposition, et cela, dans la situation insulaire qui est celle de la Réunion entre le clos et le gigantesque. Comment ne pas penser au puissant texte de Gilles Deleuze en parcourant le CCCOD, « Rêver des îles, avec angoisse ou avec joie, peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence ». Mais pourtant c’est plutôt un rêve de mobilité qui semble parcourir l’exposition, celui de tisser des liens, d’amener à soi comme de se penser avec l’autre, avec Mayotte, avec l’Afrique du Sud. Ici, à la différence de chez Deleuze, l’île ne se rêve pas mais elle se vit. La richesse de l’animisme d’une œuvre comme chez Tatiana Patchama s’explore aussi au prisme des voyages immobiles, dans une rencontre spirituelle qui vient nous percuter.
Le titre de l’article, « matérialité basaltique » fait écho à la prose du sculpteur oral Hasawa dans son œuvre Le visible de leurs invisibles. Dans cette œuvre écho au cahier d’un retour au pays natal l’auteur déclame « Notre langaz se devait d’être palpable, nous sommes plasticités, matériaux se recomposant sans cesse. Re-programmant sans fin notre matrice insulaire dans sa viscosité magmatique. »
« Astèr Atèrla », une exposition au Centre de Création Contemporaine Olivier Debré à Tours (CCCOD), jusqu’au 7 janvier 2024.