Culture

Anamnèse et transmission – sur La Maison Gainsbourg

Enseignant-Chercheur en info-com

La visite de la Maison Gainsbourg, hôtel particulier où vécut Serge Gainsbourg, qui a ouvert ses portes en septembre, relève d’un dé-cryptement. Elle pourrait même apparaître comme un acte de profanation ou de voyeurisme, si précisément la voix enregistrée de Charlotte Gainsbourg, qui nous y guide, ne nous précédait pas d’un désir plus fort de transmission.

« Quelle musique peut guérir
le cœur captif, le mal de ce fantôme
las de toujours renaître, pour périr ? »
Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, 1942-1943

Le patrimoine est à la fois un héritage et une hantise. Les monuments, les bâtiments, les murs procèdent d’une « hantologie », comme aurait dit Jacques Derrida, le philosophe de l’archive et de la trace. Une hantologie qui croise le plus intime de l’individu et le plus dialectique du groupe, tout en s’alignant sur le modèle anthologique de la distinction, de l’inventaire ou de la collection.

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La passion actuelle pour les sites « remarquables », les villes « d’art et d’histoire » ou, plus visiblement encore, les maisons des « illustres » confine parfois à une opération d’industrialisation culturelle sous la forme d’une mise en label et d’une mise en série sans âme. Toutefois, il arrive qu’un lieu échappe à cette fatalité standardisée et fasse entendre une autre voix, une autre destinée, une autre spectralité. Tel est le sentiment qui se manifeste tout au long de la visite que l’on peut faire de la Maison Gainsbourg. Tout particulièrement en ce moment, dans la période tourmentée que nous traversons.

La maison comme texte

Rompant avec les topoï du « génie du lieu » et du « lieu du génie », la « Maison historique de Serge Gainsbourg » se présente avant tout comme un texte. A lire, à parcourir, à ressentir, à méditer… Or, un texte est soumis aux moments, aux époques et donc aux contextes qui fluctuent constamment, en réalité. Face au très grand succès rencontré par l’ouverture de ce nouveau lieu parisien, il convient de s’inscrire bien à l’avance pour obtenir un rendez-vous afin de pouvoir le découvrir.

Dans mon cas, lorsque j’ai fait la réservation cet été, je n’aurais pas pu imaginer quelles résonances, ou plutôt quelles revenances, viendraient accompagner la visite que j’en ferais quelques mois après, en ce mois de novembre. En l’espèce, la rencontre avec cette maison a totalement déjoué l’horizon de mes attentes, pour en révéler un trajet et un sens inattendus et pour convoquer l’inconscient de son texte, précisément, c’est-à-dire de l’enchevêtrement d’une trajectoire personnelle, d’une carrière publique, d’une histoire familiale et d’une mémoire nationale.

La maison comme écriture

Le parcours que nous donne à arpenter la Maison de Serge Gainsbourg se fait en suivant les indications de la voix enregistrée de sa fille, Charlotte Gainsbourg, qui en est à la fois l’héritière et la dépositaire. La relation est auditive et revêt le caractère de la confidence, de l’initiation et de la révélation. Dans l’intimité de l’audioguide, cette parole s’écrit sur le mode d’une anamnèse qui se livre au gré des déplacements que nous faisons dans les pièces, les couloirs, les escaliers, les passages de la maison.

La visite alterne ainsi l’avant-plan et l’arrière-plan de la salle principale, puis longe une allée qui mène à l’entrée extérieure, pour nous conduire jusqu’à la petite cuisine et ses reliques de la vie quotidienne passée. C’est alors que la voix nous invite à nous enfoncer plus avant dans les recoins des souvenirs qui s’excavent à la faveur d’une remontée vers les chambres. C’est au terme de cette déambulation que l’on se recueille alors dans l’embrasure de la chambre de Gainsbourg lui-même, qui est restée en l’état, comme embaumée dans une atmosphère délicatement mortuaire, encore empreinte de l’aura du gisant.

La maison comme crypte

Dans les interviews qui ont escorté l’événement de son ouverture, on a entendu à plusieurs reprises Charlotte Gainsbourg et d’autres intimes parler de la maison comme d’un musée et d’un mausolée. La visite nous permet de prendre la mesure de cette formule, et nous met, en effet, face à une crypte au sens premier du terme, mais aussi au sens où la psychanalyse en parle comme d’un deuil impossible, d’une « introjection » ratée, d’un cadavre enterré vivant (Rest, le dernier album enregistré par Charlotte, était, à cet égard, une magnifique crypte chantée).

En ce sens, la Maison que nous visitons relève d’un dé-cryptement et pourrait même apparaître comme un acte de profanation ou de voyeurisme, si précisément la voix de Charlotte ne nous précédait pas d’un désir plus fort de transmission. La question qui hante alors en retour l’expérience de la visite est celle-ci : à quelle nécessité de transmission avons-nous affaire ?

La maison comme histoire

L’habitation d’un lieu s’apparente à un récit que l’on compose tout ou partie de sa vie. Que l’on raconte à ses amis, ses proches, ses visiteurs ponctuels. Ou bien que l’on remise, que l’on scelle, que l’on réduit au silence du secret. Et puis que l’on rouvre, comme c’est le cas ici, après que la maison a été maintenue close plusieurs dizaines d’années. En visitant les lieux aujourd’hui, au moment où de nouveaux « événements » sont venus saisir nos expériences collectives pour les frapper d’un nouvel effroi antisémite, le geste de rendre public ce lieu ne peut que l’inscrire dans une histoire autre. Cette maison ne s’adresse pas à nous seulement comme une lettre au père, mais s’impose comme un témoignage qui nécessitait d’être publié, c’est-à-dire rendu lisible au sein même de l’espace public.

La maison comme témoignage

Avant d’être un support d’affichage, le mur est une surface expressive. On connait, depuis au moins le 2 mars 1991 – date de la mort de Serge Gainsbourg –, la réputation de l’extérieur de sa maison saturé de messages, de textes, de graffitis que les « fans » avaient laissés de son vivant, puis de sa mort. Comme un gant retourné, les murs intérieurs de la maison se présentent comme d’autres témoignages désormais accessibles. Un autre décryptement s’opère sous nos yeux, porté par d’autres figures, d’autres objets, d’autres signes, d’autres identités et d’autres masques, qui lui confèrent la puissance évocatoire d’une fantasmagorie.

La maison comme procession

Le propre de la fantasmagorie réside dans sa force métonymique. Elle fonctionne sur le mode de la convocation. Et nous place face aux fantômes de nos propres associations symboliques. Les miennes ont pris un tour que je n’avais pas anticipé.

Aux côtés de Serge Gainsbourg, je n’ai pas seulement vu Gainsbarre – plus que jamais figure de leurre –, mais surtout Lucien Ginsburg et même Lucien Gaimbard (soit le nom d’emprunt choisi par la famille lorsque le petit « Serge » a dû se réfugier pendant l’occupation loin d’un Paris nazifié). Je les ai vus défiler en cortège dans cette maison qui a révélé un autre visage : lieu de passage plutôt que lieu de résidence, symbolisé par l’objet le plus personnel de son père, nous confie Charlotte, à savoir une mallette contenant quelques affaires et de nombreux billets de banque (les fameux billets de 500 francs), comme si la fuite restait une éternelle possibilité, ou plutôt une obsédante menace.

La maison comme manifeste

La rhétorique des illustres nous met sur la fausse piste du fétichisme. Rien n’est moins fétichiste que la Maison Gainsbourg. Bien qu’ils soient nombreux, les objets présents composent une rhapsodie, celle d’une vie traversée par ses propres lignes de fuite. En entrant dans la maison, la voix de Charlotte préfère retrouver les traces de la vie domestique passée, sans nous signaler ce qui apparaît pourtant comme le premier des objets-témoins : la première page de La Libre Parole daté du 9 septembre 1899, journal antisémite fondé par Édouard Drumont, et arborant ce jour-là le titre « Le Traître condamné ». Cette Une se présente comme le véritable incipit du texte-manifeste que Serge Gainsbourg avait lui-même organisé chez lui comme un parcours d’exposition. Soit une clé, au sens le plus musical du terme, de l’ensemble de la composition de la maison : le rappel intime de l’histoire juive et antijuive de la France.

À côté des lignes de fuite, une ligne de force s’impose alors, qui ramasse l’ensemble disparate des objets exposés : les bibelots, les disques d’or, les pages de journaux encadrés, les photos des femmes de sa vie, mais aussi celles de sa marionnette des Guignols. Cette ligne se renforce encore plus nettement avec la collection ahurissante de tous les matricules récupérés auprès des « flics » que Serge accueillait chez lui lorsqu’il se faisait raccompagner le soir.

Il est difficile de ne pas voir dans cette collection le signe renversé d’un autre « badge » fondateur dans la construction identitaire du petit Lucien Ginsburg contraint de porter la « yellow star » ; cet autre « label » que, dans la chanson qu’il lui consacre dans l’album-clé Rock Around the Bunker, Gainsbourg désigne avec ironie comme une étoile de shérif : « J’ai gagné la Yellow Star/Et sur cette Yellow Star/Y’a peut-être marqué shérif/Ou marshall ou big chief ». Comment ne pas y voir le centre caché de tous les insignes qui décorent cette Maison comme une galerie : l’étoile jaune, comme l’absente de tous les bouquets, tout en étant omniprésente à travers ses substituts de résilience ?

La maison comme constellation

Comme l’image dans le tapis ou la lettre volée, la psychanalyse du lieu débouche sur la révélation d’une parole prise dans l’intertexte d’autres paroles plus graves qui se mettent à résonner avec l’époque comme une leçon. Une leçon sur la catastrophe ; une leçon messianique au sens de Walter Benjamin. On se souvient que, pour ce dernier, la modernité se révèle à travers ses « images dialectiques » que le passant reçoit comme une constellation qui télescope en les mettant à l’arrêt le présent et le passé : « une image dialectique [est] ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. ».

Entre le passé de l’identification infamante et le présent glorieux que Gainsbourg exposait comme une constellation de marques de reconnaissance, cet acte de patrimonialisation vise à fixer plus solidement encore dans le flux du temps cette drôle de maison-témoin comme un lieu de mémoire : « Patrimoine d’Île-de-France », « Maison des illustres » et « Maison historique ». Ce qui rend tellement vive l’émotion de la visite en ce début de mois de novembre, c’est bien entendu la dialectique institutionnelle qui se noue si visiblement ici entre le label et le stigmate. Mais c’est tout autant la conscience qui s’affiche avec une inquiétante familiarité sur ces murs que la médaille peut toujours avoir son revers.

La Maison Gainsbourg, à visiter au 5 bis rue de Verneuil (75007) à Paris.


Olivier Aïm

Enseignant-Chercheur en info-com, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à Sorbonne Université