Art contemporain

Les blessures symboliques – sur « Ghost and spirit » de Mike Kelley

Critique d'art

L’exposition « Ghost and spirit » offre l’opportunité de saisir de concert l’étonnante cohérence et la sensibilité du parcours d’un des artistes plasticiens américains les plus influents de ces dernières décennies. Le vaste corpus d’œuvres de Mike Kelley présentées à la Bourse du Commerce, nous permet de regarder autrement une large partie des productions centrées sur l’enfance et le refoulé.

L’entrée dans les espaces circulaires des galeries de la Bourse de Commerce se fait par l’installation Monkey Island (1982-1983) pour l’exposition Ghost and Spirit de Mike Kelley.

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Reproduction d’une exposition de la Rosamund Felsen Gallery de Los Angeles, l’œuvre porte en elle de nombreuses réponses ; sur la suite mais peut-être aussi sur l’avant. Un X tracé au sol, un dessin au mur marqué au noir SHOCK et sous-titré, It’s giving up the ghost puis différents tests de Rorschach relativement cryptiques nous sautent au visage.

Dès le prélude de l’exposition, au sein de la Fondation, nous sommes invités à cette curieuse disjonction du corps et de l’esprit. Une démarche propre au travail de l’artiste de Détroit et maniée avec précision. En cela, l’installation rarissime et précieuse occupe l’intégralité de la première salle et fait voyager le spectateur entre continuité et projection, entre automatismes et liberté chez le primate, mais pas seulement. De fait, la mort de Mike Kelley en janvier 2012 sonne comme un coup de tonnerre et laisse orphelin non pas des admirateurs ou des fans mais des témoins, ceux d’une carrière à l’incroyable vélocité à la fois formelle et intellectuelle. Cette fin choisie par l’artiste signifiait aussi le terme d’un long périple dans l’histoire culturelle américaine, avec ses poussières d’étoile et ses cadavres dans des placards entrouverts.

Quatre zones distinctes composent le projet Ghost and spirit au sein de la fondation Pinault. À l’étage, nous découvrons un ensemble de pièces historiques intitulées Matière mémorielle, A demi-masculin ou encore l’Esprit frappeur. Dans la Rotonde est présentée, magnifiquement, l’ensemble des Kandors (1999-2011), au sous-sol au sein de l’auditorium est projeté Day is Done (2006) dans des conditions optimales. Enfin, le Salon nous offre un nouveau regard chronologique sur certains travaux méconnus.

White trash

C’est peu dire que l’œuvre de Mike Kelley a marqué son époque. Située à la rencontre de sujets majeurs tels que la mémoire réprimée, le traumatisme historique ou personnel, les sous-entendus de la culture populaire anglo-saxonne, le tout prend pied dans une richesse et une cohérence interne déconcertante. Mike Kelley est un artiste bavard que l’on imagine volontiers bon camarade de soirée, affable et enflammé. Il s’est toute sa (trop courte) vie opposée à avec force à la stratégie silencieuse d’Andy Warhol rappelant par-là que l’art lui donnait en soi une raison d’exister, de continuer et que cela méritait bien quelques commentaires. En cela, l’exposition de la Bourse du Commerce est également une opportunité de saisir de concert l’étonnante cohérence et la sensibilité de son parcours comme de son projet.

L’ampleur de ses écrits et de ses archives laisse une marge étroite à l’apport critique et interprétatif, c’est donc à une lecture sensible que je m’exercerais et cela afin d’éviter, autant que faire se peut, la paraphrase ou le commentaire. La force de Ghost and Spirit est probablement d’éviter le biais d’une dynamique interne à son ensemble et cela afin de nous donner à voir cette lecture, essentielle chez Kelley qui dissocie justement le corps et l’esprit et de nous proposer, ainsi, un axe à la fois surprenant et structurant. Le travail proposé par Anne Pontégnie et Mike Kelley, en 2009, pour l’exposition du Wiels à Bruxelles nous offrait une somme et un regard nouveau sur un ensemble d’œuvre dites « mémorielles ». L’exposition suivante au Centre Georges Pompidou (2012) suivait de peu son suicide. On rencontre rarement quelqu’un a ses funérailles.

Pourtant Mike Kelley reste auprès de l’actualité : des étudiants d’école d’art, des critiques, des plasticiens comme des publics. Il fut à sa manière le premier Gilet Jaune et le lanceur d’alerte des maltraitance infantiles. Il questionne avec finesse l’évolution de la masculinité et la fluidité de genre comme l’impossible renoncement aux luttes sociales prônées par les rêves postmodernes. Il porte avec lui un paysage qui se fait notre miroir noir des blessures symboliques depuis notre enfance jusqu’au choc qui aujourd’hui encore se colle à nous. Cette mémoire et son lien avec le réel, Kelley la compose, la recompose et la décompose à chaque instant de son œuvre semblant par là nous inviter à faire la même chose. Memory ware (2000-2010) reprend plusieurs éléments de la culture art and craft (SS memory Ware Hump, 2000) laquelle s’imbrique avec justesse dans un regard rétrospectif et sensible, une matière mémorielle que l’artiste rend locutrice et tangible.

Toys story

L’exposition Ghost and spirit nous permet de regarder autrement une large partie des productions centrées sur l’enfance et le refoulé. L’artiste s’est longtemps plaint d’avoir été mal interprété sur sa lecture du trauma, notamment via son travail de taxidermie (Petting zoo, 2007) ou encore les jeux pour enfants abîmés, brisés et dégradés que de nombreux critiques ont rapproché d’une lecture personnelle ou imagée d’une enfance meurtrie.

De fait, la lecture proposée par Bruno Bettelheim (1971) des rites initiatiques aurait, dans l’œuvre de Mike Kelley, un enjeu presque programmatique et l’on découvre ici cette fantomatique présence d’une crainte sur l’enfance, sur ses étapes vers une vie adulte. Celle-ci s’installe depuis la domestication dans Half a man (1988) ou encore dans l’ensemble Memory ware (1979) qui, du moins, condamne cette culture systématique de l’abus. En miroir de ce voyage circulaire, dans l’arrondi du bâtiment et au cœur de Paris, la visite nous ramène systématiquement au même point de Monkey Island et devant ce poème signé de l’artiste lui-même, « Un fantôme est quelqu’un qui disparaît / Un concept vide / Un esprit est un souvenir / C’est ce qui reste / Son influence est persistante / J’ai disparu mais je survis en d’autre » Une persistance de l’autre en nous, à la lumière des abus comme d’une commotion, mais aussi de cette violence de l’imaginaire. Cette dernière laisse planer un doute puissant sur l’exposition, comme ce rire diabolique qui accompagne nos pas. Nous tournons en rond dans la nuit de notre solitude et de nos cauchemars. 

Destroy all monsters

Alors, Ghost and spirits lève le voile sur l’un des enjeux majeurs de l’œuvre de Mike Kelley, et cela avec l’épineuse question du locuteur et de l’histoire personnelle. Dans Poltergeist (1979) lequel met en scène un trucage spirit sur une photographie, dans la vidéo Day is done (2006) comme dans le mystérieux Educational complex (2008) dans lequel il recompose, de mémoire, l’ensemble des structures éducatives qui l’ont vu grandir. L’artiste se place partout et en tout point depuis un locuteur identifié, lui-même. C’est à cet endroit, dans la mainmise que l’artiste déploie pour être son propre narrateur, qu’on découvre les plaies, parfois béantes, qui dessinent sa singularité.

Tout Ghost and spirit semble être porté par cette attente de faire face au traumatisme dont l’artiste nous parle, qu’il illustre devant nous. Pourtant, Mike Kelley aura été le premier à l’exprimer : cet assemblage est « un tissu de mensonge », « Je n’ai pas été consciemment formé pour faire de telles choses, je pensais les avoir trouvés tout seul. » De fait, lorsqu’il s’exprime avec une incroyable agilité, avec un réseau de significations contradictoires et denses, il le construit aussi à l’intention du spectateur. C’est également dans cette complexité, dans les rituels du quotidien, pour faire de nouveau écho à Bruno Bettelheim, que Mike Kelley cherche ses souvenirs disparus. Il en est ainsi de la série Extracurricular activities, dont A domsectic scene, 2000. L’œuvre est également présentée en majesté au sein de la Bourse de Commerce. L’ensemble des matériaux qui composent les chapitres du projet décrivent des heurts (de nouveau) qui ont causé une amnésie partielle ou totale à l’image de ce dialogue et de cette mise en scène pour recouvrer une mémoire perdue.

La puissance et l’émotion que Mike Kelley extériorise dans cette pièce est celle de la recherche d’un souvenir refoulé qui va lui permettre symboliquement de rechercher les origines de son travail et les pertes de cette empreinte. De même, Destroy all monsters, nom du groupe de punk rock formé par Mike Kelley au lycée avec Jim Shaw, Niagara et Cary Loren, énonce un projet à la fois titanesque et utopique. Le titre semble lui-même exprimer la lutte intrinsèque de l’homme comme de l’artiste avec lui-même, pour son œuvre et sa réalisation. Avec force, le nom Destroy all monsters s’oppose aux structures sociales dominantes, aux harceleurs, au patriarcat, à l’emprise sous toutes ses formes. C’est bien une utopie en soi que de vouloir détruire « tous les monstres » là où il serait déjà bénéfique de réussir à n’en détruire que quelques-uns.

Plus loin, c’est au sous-sol de la Bourse de commerce que se donne à voir le clou de l’exposition avec la projection de Day is done dans l’auditorium. À la particularité du site et du format de l’œuvre, laquelle relie l’ensemble d’une trentaine d’installations précédentes répond l’incroyable densité du projet artistique « à l’allure jubilatoire et cauchemardesque d’un carnaval dont les images mises en scène révèlent l’interdépendance de la transgression et de l’indépendance » selon les termes d’Anne Pontégnie qui pilota en 2008 l’exposition éponyme du Wiels.

Une lettre d’Amérique

En effet, il y a dans l’exposition Ghost and spirit l’étonnante pertinence d’une actualisation du travail de Mike Kelley dans son époque. Il en est ainsi des travaux de Half a man, ensemble de pièces produites par l’artistes à partir de bannière détournée ou encore de la rencontre saugrenue de peluches de seconde main. Ce lien entre l’enfance et l’âge adulte, un « jeu » avec le statut de l’image, sa dimension effrayante et le besoin de ne pas se situer, de ne pas être victime mais de travailler depuis cet objet transitif et mystérieux. Nostalgic depiction of innoncente childhood (1990) est aussi chez Mike Kelley un besoin de souligner et de retrouver ce temps de l’enfance, ce sombre Eden dans lequel chacun de nous donne corps et vie à ces pantins inanimés.

Il n’y a pas, dans le travail de Mike Kelley, un rêve proto-rousseauiste, mais bien plus une lecture assidue de ce que l’on nomme le « normal », ce que l’on perçoit comme le « normal » et qui vient s’opposer au « pathologique » permettant à l’artiste de trouver des chemins d’exploration. Il explore tout au long de sa vie le concept de Uncanny dont il réalise une exposition d’anthologie en 1993, aujourd’hui encore discutée et commentée. The Uncanny désigne « l’inquiétante étrangeté », le queer si l’on veut, terme qu’il place à l’époque déjà entre ressemblance et dissemblance et cela en écho à sa transcription freudienne. La force de ce travail est justement de se placer depuis le mystérieux, depuis la relique perverse sur laquelle l’artiste s’étend, qu’il transforme et transvase comme il a pu le faire avec Paul McCarthy dans leur collaboration avec les pièces Heidi (1992) ou encore Family tyrany (1987) ou Cultural soup (1987).

Les œuvres précitées, creusent chacune à leur manière le sillon d’une recherche sur les liens intrafamiliaux comme les blessures symboliques que nous avons évoquées. Pas assez fantomatiques pour apparaître à la Bourse du Commerce, elles conservent en leur sein une charge émotionnelle puissante et évocatrice que l’on souhaite revoir bientôt dans de pareilles conditions.

Comme nous le disions, Day is done est probablement le point d’orgue de cette exposition notamment dans les conditions optimales de projection ici proposée. Auparavant, et dans un format d’installation, elle a été produite, et cela pour la première fois au sein de la galerie Gagosian en 2006. Par les différentes scènes qui la composent, se dévoile et se pose devant nous, les forces et parfois les faiblesses d’un travail incroyablement complexe. Le double rôle qui sera celui d’un projet entre la contemplation et la catharsis. Ici l’artiste développe une lecture tout à fait destructrice du carnaval, cette « Fête des Fous » qui se fait ici rite initiatique propre au bal de la Junior High School d’Amérique du Nord. Blessure symbolique s’il en est, ce passage à l’âge adulte ne termine pas d’intriguer, de transformer l’enfant (infans, « celui qui ne parle pas ») vers un locuteur voire un interlocuteur. C’est littéralement ce que rend possible l’œuvre de Mike Kelley, un retour sur le passé artistique et personnel, une volonté de brouiller les frontières entre la réalité et la fiction, une disjonction enfin rendue possible entre l’individu et l’expérience qu’il traverse.

« Mike Kelley – Ghost and Spirit », une exposition à la Bourse du Commerce à Paris, jusqu’au 19 février 2024.


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art