Écologie

Pour une poétique de la relation à l’eau : donner des droits au fleuve Vilaine

Technicien agricole

À l’ère de l’anthropocène et d’une sobriété qui va s’imposer à tous, l’enjeu est vital de rendre visibles nos dépendances à l’eau et ainsi planifier la disponibilité de cette ressource dans une perspective biorégionaliste. La révision actuelle du Schéma d’aménagement et de gestion des eaux (Sage) du bassin versant de la Vilaine (Bretagne) illustre les enjeux que pose cette planification face aux défis climatiques et démocratiques et la nécessité de nous relier au vivant.

«Tout retard supplémentaire dans l’action mondiale en matière d’adaptation et d’atténuation manquera une brève occasion, qui se referme rapidement, de garantir un avenir vivable et durable pour tous ». Ce constat, dressé par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) à l’occasion du second volet du sixième rapport insiste sur la nécessité d’organiser rapidement des réponses aux questions que pose le réchauffement climatique.

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Les conséquences de la crise climatique sur la ressource en eau sont désormais bien visibles, y compris sur des territoires comme la Bretagne où la question du manque d’eau ne s’est jamais réellement posée pour la plupart des habitants et des pouvoirs publics. Cette situation est d’autant plus tendue sur un territoire qui doit compter en majorité sur des ressources superficielles pour l’approvisionnement en eau potable de la population et des activités économiques.

Une étude pilotée par Ronan Abhervé, aujourd’hui postdoctorant au Centre d’hydrogéologie et de géothermie de Neuchâtel en Suisse, vient illustrer la fragilité de cette ressource. L’objet de cette étude consistait à modéliser et quantifier l’impact du changement climatique sur la disponibilité future d’une ressource : le barrage de la Chèze, qui constitue la principale ressource d’alimentation eau du bassin rennais (550 000 habitants) et qui est alimenté par un bassin versant de 31 km2. Quelles que soient les projections climatiques utilisées, les résultats montrent que l’augmentation des épisodes de sécheresse va provoquer la disparition progressive de cette retenue d’eau d’ici 2040.

Sur un territoire déjà fortement impacté par la pollution de l’eau par les pesticides de synthèse (seulement 3 % des masses d’eau du département d’Ille-et-Vilaine sont en bonne état écologique) et une hausse de la consommation essentiellement due aux activités industrielles et l’accroissement de la population, l’inquiétude laisse place à la sidération face aux défis que constitue la disparition projetée d’une ressource en eau aussi importante pour l’alimentation humaine.

Un contexte climatique qui vient révéler et accélérer un développement déséquilibré de nos territoires

La sécheresse de 2022, la deuxième plus forte enregistrée depuis 1900, deviendra la norme d’ici à 2040. Comme en 1976, la sécheresse de 2022 a été précédée par un déficit pluviométrique hivernal, aggravant par-là les sécheresses des sols et hydrologiques durant l’été. En France, plus d’un millier de communes ont dû mettre en place des mesures exceptionnelles pour approvisionner leurs habitants à l’été 2022 (343 ont dû transporter de l’eau par camion, et 196 distribuer des bouteilles d’eau, ne pouvant plus fournir d’eau au robinet)[1].

Les milieux aquatiques souffrent également de cette situation et apparaissent souvent comme une variable d’ajustement, preuve des nombreuses dérogations au débit qui sont pratiquées en période de sécheresse et qui impactent lourdement les habitats aquatiques, ce que dénoncent d’ailleurs de nombreuses associations environnementales comme Eau et Rivières de Bretagne. Au 1er aout 2022, 1 261 cours d’eau étaient totalement asséchés avec une mortalité importante des poissons et la destruction de nombreux habitats.

En restant sur le niveau d’émissions de GES actuel, les modèles climatiques utilisés par les scientifiques mettent en avant une augmentation des températures atmosphériques jusqu’à 4,7°C d’ici 2050. Vincent Dubreuil, enseignant chercheur à l’université de Rennes 2 et co-président du Haut Conseil Breton pour le Climat, démontre à travers une étude parue en 2022 et basée sur les travaux du GIEC, l’évolution des types de climat en France. Les résultats à l’échelle du bassin Loire-Bretagne présentent une diminution progressive des climats « tempérés frais » des stations au profit des climats chauds, voire semi-arides. Cela se traduit, sur le territoire du bassin rennais, par un climat qui se méditerranéise d’ici à 2100.

À des sécheresses plus longues et plus importantes en intensité vont s’ajouter une plus forte incertitude des précipitations et évolution de la répartition saisonnière, aussi appelée désaisonnalité des pluies. À l’échelle de la Bretagne, cela se traduira par un volume de pluie inchangé, mais un cumul de pluie plus important sur l’hiver (avec des risques d’inondations plus violentes) et moins d’eau en été, période qui sera aussi marquée par une évapotranspiration plus importante.

Cette situation comme l’augmentation des phénomènes de canicules aura un impact important sur les sols, réduisant la capacité de régulation du cycle de l’eau, qui assure le partage entre infiltration et ruissellement. Les conséquences sur la production agricole (diminution des rendements sur les céréales et les stocks fourragers notamment) seront importantes, notamment économiquement, fragilisant un peu plus une économie agricole bretonne largement spécialisée autour de la production d’aliments pour les animaux d’élevages (84 % des fermes bretonnes font de l’élevage[2]).

Si la crise climatique vient accélérer les phénomènes de vagues de chaleur, la perte des rendements agricoles, la pénurie d’eau ou les inondations, elle vient surtout révéler les conséquences d’un développement déséquilibré de nos territoires et d’une mauvaise répartition de la ressource en eau. Certains choix de développement sont en effet à l’origine d’une dégradation des écosystèmes aquatiques ou de conflits entre différents usages. Pour illustrer cela, depuis le début du siècle, les deux tiers de la superficie des zones humides originelles françaises ont disparu, ce qui représente 2,5 millions d’hectares, soit trois fois la superficie de la Corse. L’artificialisation des sols mais également des politiques agricoles ont très largement contribué à leur destruction. Pourtant ces espaces sont essentiels à la stabilité du cycle de l’eau et la préservation de la biodiversité.

Penser la gouvernance à l’échelle de la biorégion : le Schéma d’aménagement et de gestion des eaux

S’il est urgent d’apporter des réponses en rupture avec ce qui provoque aujourd’hui cette crise de l’eau, faut-il pour autant jeter tous les outils qui essayent aujourd’hui d’en socialiser la gestion ?

Parmi ces outils, le Schéma d’aménagement et de gestion de l’eau (Sage) est un document de planification au service d’une gestion équilibrée et durable de la ressource en eau. S’il existe des Schémas directeurs à l’échelle des grands bassins versants, comme le Sdage Loire-Bretagne, ce sont bien les Sage[3] qui déclinent à plus petite échelle les principes et les objectifs de préservation de tous les milieux naturels aquatiques. Tout en assurant l’équilibre entre les différents usages de l’eau.

Dans un contexte de changement climatique et de déficit en eau à court et moyen termes, avec une augmentation constatée de la consommation de l’eau, poussée par l’accroissement de la population et de la demande agricole et industrielle, le Sage constitue un outil de régulation indispensable. Il s’appuie en effet sur des règles particulières qui s’imposent à tous et sur une assemblée délibérante, la Commission Locale de l’Eau (CLE) qui élabore et veille au respect de son règlement. Cette CLE est composée de trois collèges : les collectivités territoriales, les usagers (agriculteurs, industriels, propriétaires fonciers, associations, …), l’État et ses établissements publics.

La gouvernance de l’eau repose sur un entrelacement complexe d’échelles et de compétences portées par des entités souvent publiques. Mais le point de convergence reste néanmoins le bassin versant dont le Sage administre la singularité. Quand nous interrogeons la soutenabilité de nos modes de vies au regard de leurs impacts sur l’eau, penser la bifurcation écologique nous oblige à définir l’essentiel en cohérence avec la capacité naturelle du territoire qui nous accueille. Aussi, l’organisation politique que constitue le Sage est bien une échelle pertinente pour organiser une gestion commune de l’eau.

Nous pourrions aller plus loin en considérant que le Sage est une « institution fleuve », c’est-à-dire une organisation politique administrant une biorégion : un concept qui voit le territoire comme « un espace avec des limites terrestres et aquatiques qui ne seraient pas définies par des frontières politiques, mais par les limites géographiques des communautés humaines et des systèmes écologiques »[4]. Une idée défendue par le collectif « biorégionaliste » transdisciplinaire « Hydromondes » qui réunit architectes, géographes, ethnologues, artistes ou militants.

Pour Mathilde Szuba, politiste, la biorégion est un « appel à l’action solidaire de proximité pour organiser et maintenir une certaine cohésion sociale et des moyens de subsistance autosuffisants.[5] » Cette autonomie et économie des « ressources » doit nous amener à mieux comprendre nos dépendances, mieux les rendre visibles sur le territoire. Ce n’est qu’à partir de cette meilleure connaissance que nous pourrons mieux organiser la priorisation des usages en définissant ce qui est essentiel pour assurer l’habitabilité de nos territoires. Après un été 2022 où plus d’un millier de communes ont été rationnées[6] et de nombreuses rivières asséchées[7], la perspective d’un manque d’eau dû à des épisodes de sécheresses plus longs et plus violents doit nous amener à poser d’urgence ces questions et adapter nos organisations politiques en conséquences.

Mieux connaître la ressource pour mieux décider collectivement de la partager

Quelle quantité d’eau est prélevée aujourd’hui et pourra l’être demain ? Quelle place pour le débat et la délibération dans un contexte d’urgence climatique ? Jusqu’où aller pour renaturer des zones humides qui ont perdu leur fonctionnalité ? C’est à ces questions cruciales que le Sage du bassin versant de la Vilaine doit aujourd’hui répondre dans le cadre d’une révision qui a débuté en 2022 et amènera au vote d’un prochain règlement d’ici 2026.

L’ambition est d’actualiser et renforcer un règlement et des prescriptions au regard des évolutions du contexte environnemental et social. Une limite cependant est que le Sage ne crée pas de droit et s’appuie uniquement sur des législations existantes. Il reste cependant au Sage la possibilité de réguler des activités humaines et favoriser des choix stratégiques qui y sont liés. L’enjeu est ainsi au préalable de mieux connaitre le milieu et les pressions qui y sont exercées pour ensuite construire des préconisations légitimées par un processus démocratique.

Le Sage détermine des mesures de gestion à partir du volume prélevable – volume que le milieu est capable de fournir dans des conditions écologiques satisfaisantes. Cependant, de nombreux prélèvements sont justement méconnus ou pas contrôlés, notamment sur le bassin versant de la Vilaine. Conséquence d’un « déshabillage » des services de l’État, où apparait l’incohérence des moyens dédiés vis-à-vis d’intentions pourtant formulées autour de la sobriété en eau.

Ce constat d’un manque de volontarisme des pouvoirs publics autour des enjeux de la régulation, nous l’observons aussi en regardant d’autres politiques, comme les politiques agricoles et alimentaires. Constat d’ailleurs largement documenté notamment par les travaux d’Eve Fouilleux, directrice de recherches au CNRS en science politique et Jeanne Pahun, doctorante en science politique à LISIS (Laboratoire Interdisciplinaire Sciences Innovations Sociétés)[8].

Pour autant, si les moyens de contrôle posent question, il reste vital de mieux connaître nos dépendances à l’eau afin d’établir des limites et seuils autour des pressions qui s’y exercent. Les études « Hydrologie Milieux Usage Climat » (HMUC) améliorent ainsi les connaissances sur la ressource et notamment les prélèvements et les pressions exercées sur le milieu naturel[9]. Elles doivent permettre d’ajuster les volumes prélevables sur l’année tout en anticipant les perspectives d’évolution dans le cadre du changement climatique.

Le futur règlement du Sage de la Vilaine tiendra ainsi compte de ces études et des dépendances à l’eau qu’elles auront mise en évidence. L’enjeu étant ensuite de décliner sur l’ensemble du bassin versant de la Vilaine ce type d’étude afin de déterminer des limites et seuils de prélèvement sur chaque entité hydrographique.

Dans le cadre de la révision de ce document de planification, différents ateliers ont été proposés au public afin de recueillir leurs attentes et participer ainsi à l’élaboration d’un nouveau règlement[10]. Outre la forte participation du public, c’est finalement la compréhension et l’acceptation des enjeux que pose la limitation de notre empreinte eau qui ressort de ces premières étapes de concertation. Ainsi, parmi les attentes exprimées par les habitant.es, on peut noter une attention sur la question des pratiques à faire évoluer et qui impactent les milieux (agriculture, infrastructure, urbanisme…) ou la question d’un meilleur partage de la ressource en eau entre les usages, voire leur hiérarchisation.

Des résultats encourageants qui montrent une vraie maturité des citoyens sur la question de la gouvernance des communs. Bien que complexe, la gouvernance de l’eau reste comprise par les habitant.es. Le Sage et surtout la CLE apparaissent comme des outils d’appropriation des enjeux et un levier de mobilisation des territoires, même si la réussite dépend d’un cadre règlementaire et de moyens de mise en œuvre qui évoluent peu. Autres éléments pointés par les habitantes et habitants : la mise en cohérence des différentes échelles de planification (département, région, État…). Les échanges ont enfin mis en avant la nécessité de continuer à organiser une solidarité amont-aval et de définir des niveaux de contributions qui respectent le principe « pollueur–payeur ».

Si la participation du public à la construction de ce nouveau règlement du Sage est cruciale, c’est aussi parce que les tensions autour des questions qualitatives et quantitatives de l’eau sont de plus en plus importantes. Ainsi, concerter et organiser les rapports de force, mieux intégrer les habitants dans le fonctionnement d’une instance comme la CLE (par exemple en rendant possible un droit de saisine ou en instaurant un comité consultatif constitué de citoyen) où chacun peut y confronter ses intérêts, ses visions et ses ressentis, légitimera des décisions plus radicales.

Surtout, dans un contexte où depuis des décennies, l’eau tend à disparaître de notre quotidien, par la privatisation et la financiarisation de sa gestion ou par le « tout-tuyau », renforcer les conditions d’une gestion démocratique ne peut que concrétiser l’attente autour d’une meilleure préservation de ce commun.

Aux enjeux autour d’une gouvernance plus démocratique de l’eau, nous devons également associer la question des moyens mobilisés pour financer les politiques de sobriété. Face aux inégalités que fait peser le réchauffement climatique et ses conséquences sur les plus vulnérables (à titre d’exemple, lors de la canicule de 2003, le département de la Seine Saint-Denis, qui compte le plus de personnes vivants sous le seuil de pauvreté en France métropolitaine, a été le deuxième le plus touché avec une surmortalité de + 160 %[11]), il est impératif de construire une transformation écologique juste qui porte une attention plus importante aux populations les plus fragiles.

Cela passe par des réponses institutionnelles aux inégales vulnérabilités que l’on observe (par exemple, en investissant massivement sur l’isolation des logements et l’équipement de ces logements en matériel hydro-économe) et en faisant contribuer plus fortement, par une tarification ou une fiscalité dédiée, les usagers plus consommateurs (entreprise, collectivité…) ou les activités plus impactantes pour le milieu naturel (exemple : la taxation plus importante sur les pesticides de synthèse).

L’animation et la mise en œuvre du Sage Vilaine repose en partie sur un établissement public territorial de bassin (Eaux et Vilaine) qui mobilise des fonds essentiellement issus des collectivités et une part plus modeste liée à la vente d’eau potable. La contribution du petit cycle de l’eau (le cycle domestique : production de l’eau potable, assainissement…) au financement du grand cycle de l’eau (le cycle naturel) étant une piste à privilégier.

S’il n’est plus question d’interroger le rôle joué par les activités humaines dans le bouleversement du cycle de l’eau comme les déséquilibres biogéochimiques à l’origine du réchauffement climatique, il nous reste cependant un défi majeur à relever en inventant de nouveau système de valeurs, qui permette de mieux organiser le partage de l’eau et mieux préserver cette ressource, au-delà de la simple prise en compte des besoins humains.

Adopter des mesures radicales pour remettre l’eau au cœur de nos relations au Vivant

Demain, les études HMUC nous permettront de mettre en évidence nos dépendances vis-à-vis de l’eau et définir ainsi par sous-bassin versant des limites et des seuils de volume « prélevable » dans le milieu. Si la priorité donnée au fonctionnement des milieux naturels est évidente (ce qu’on appelle le débit réservé), tout comme aux prélèvements liés à la potabilisation de l’eau destinée à l’alimentation humaine, il reste à construire des critères justes qui permettent de déterminer le caractère essentiel des autres usages et accompagner la mutation voire l’arrêt des activités qui seraient impactées par ces restrictions.

C’est tout l’enjeu de la bifurcation écologique : construire de nouvelles perspectives émancipatrices en anticipant et répondant à la conflictualité et aux inégalités que peut générer un rationnement démocratique des ressources naturelles. Cela suppose de projeter avec de multiples acteurs privés les modalités de mutation de leurs activités, ce qui renvoie beaucoup au rôle des conseil régionaux dans le domaine de la formation ou des politiques économiques.

Nous devons assumer une écologisation de cet instrument d’action qu’est le Sage, dans la continuité d’autres politiques ou processus entamés par exemple par la Directive Cadre sur l’Eau (DCE), adoptée dans les années 2000[12] ou le verdissement (timide) de la Politique Agricole Commune. En complément des enjeux quantitatifs, cela doit se traduire par des prescriptions plus fortes sur d’autres enjeux : qualité d’eau, risques et préservation des milieux aquatiques. Sans avoir la prétention d’en lister l’exhaustivité, certaines prescriptions semblent à mes yeux incontournables :

– Protéger plus drastiquement les zones humides (en imposant un pourcentage de compensation qui rendrait irréalisables des mesures compensatoires de projets visant à détruire ces espaces) et renaturer les zones humides non fonctionnelles,

– Limiter ou interdire l’usage des pesticides de synthèse sur les bassins d’alimentation de captage et massifier les pratiques agroécologiques,

– Permettre à la CLE de se prononcer sur l’installation d’entreprises fortement consommatrices d’eau,

– Agir directement sur les PLUi (Plans Locaux d’Urbanisme intercommunal) pour rendre les villes plus perméables en favorisant la gestion de l’eau à la parcelle, la réutilisation des eaux usées traitées ou la récupération des eaux de pluie…

Des mesures qui permettront de modifier une trajectoire aujourd’hui peu durable et dont la nécessité est largement relayée par des scientifiques comme Florence Habets[13], hydroclimatologue, directrice de recherche au CNRS ou Magali Reghezza-Zitt, docteur en géographie et aménagement et membre du Haut Conseil pour le Climat.

Pour faire face à la crise de l’eau sur nos territoires, nous devons assumer une forme de radicalité et ainsi procéder à des ajustements techniques ou règlementaires pour actualiser nos outils de gouvernance. Mais cette crise de l’eau comme le déclin observé de la biodiversité nous obligent aussi à repenser le rapport que notre société entretient avec le vivant.

Le fleuve Vilaine : demain, une personnalité juridique ?

« Il n’y a de puissance que dans la relation, et cette puissance est celle de tous. Toute politique sera ainsi estimée à son intensité en relation. Et il y a plus de chemins et d’horizons dans le tremblement et la fragilité que dans la toute-force ». Ces mots d’Édouard Glissant, écrivain, poète et philosophe martiniquais invitaient nos sociétés à adopter la « pensée en rhizome » chère à Gilles Deleuze. Édouard Glissant défendait une poétique de la relation selon laquelle notre identité doit s’étendre dans un rapport aux autres, à l’altérité. Adapter cela au concept du Vivant nous encourage à penser des politiques fondées sur des relations plus fortes au vivant et ici, l’eau.

Si le concept du vivant s’est largement imposé dans la pensée de l’écologie, et plus largement auprès de celles et ceux qui cherchent à lutter contre l’accaparement et la prédation des ressources planétaires, il reste à outiller nos sociétés pour défendre les interdépendances et les relations que les humains entretiennent avec les écosystèmes.

Le droit et notamment la protection juridique de la nature et des relations Homme-Nature non anthropocentrées offrent une opportunité intéressante. Aujourd’hui, l’ensemble du droit qui régit notre manière d’agencer nos territoires et notre rapport au vivant est fait de grands principes forgés à l’ère d’une supposée abondance. À l’ère du capitalisme, le vivant est perçu comme une valeur d’échange, mis à sac et pillé afin d’en extraire les substrats matériels du profit, avec pour comparaison la plus appropriée celle de l’occupation coloniale[14].

Si « le monde habitable est celui dans lequel le rapport entre les Hommes et la Terre est institué par des règles qui assignent à chacun une place vivable »[15], c’est donc aussi par le droit que de nouveaux rapports de réciprocité pourraient être institués entre humain et non-humain. Très concrètement, cela consisterait à doter de droits les fleuves et, dans le cas du Sage Vilaine, à reconnaitre le statut de personnalité juridique au fleuve Vilaine[16]. Ainsi, serait défendu le droit intrinsèque de ce fleuve à « exister, se maintenir, régénérer ses propres écosystèmes vitaux et à ne pas être pollué ».

Comme l’explique Victor David, docteur en droit et sciences sociales à l’Institut de Recherche et du Développement de Nouméa dans un article consacré aux droits des éléments de la nature[17]: « les droits des éléments de la nature concernés sont équivalents aux droits des êtres humains » et « les atteintes à ces personnes doivent être traitées comme des préjudices causés aux personnes humaines ». C’est aussi cette existence juridique que questionnait l’écrivain et juriste Camille de Toledo en 2020, à propos de la Loire, dans le cadre d’une expérience collective originale appelée « Les auditions du parlement de Loire ».

Quelle que soit la vision de la bifurcation écologique que l’on défende : la « reconstitution des liens sociaux et écologiques autour de communautés d’intérêts locales » ou « la prise en compte par l’État des droits du vivant et de nos rapports avec les non-humains »[18], la reconnaissance du fleuve Vilaine comme personnalité juridique serait une démarche mobilisatrice et un nœud de relations supplémentaire à tisser avec le reste du monde vivant, pour reprendre l’expression de Baptiste Morizot, philosophe français, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille.

Un interventionnisme étatique à contre-courant de la gouvernance locale de l’eau

Plaider pour une autonomie en matière de gestion de l’eau à l’échelle d’un territoire hydrographique n’aurait de sens que si elle s’impose à toutes les politiques qui impactent le territoire. Également, si cette échelle de gouvernance reste souveraine. Cela suppose, nous l’avons vu, une autonomie financière et un niveau plus important d’autodétermination sur la gestion de ce commun.

Malheureusement, les controverses autour des usages de l’eau illustrent à la fois le déficit de récit autour de la sobriété et pire l’incohérence des discours et des décisions prises. À défaut de projeter par des politiques de planification une meilleure organisation de la solidarité et du partage en réponse à la raréfaction de la ressource en eau, nous sommes spectateurs des soubresauts d’un héritage productiviste qui tente encore de s’extraire des limites planétaires.

Le développement des bassines en est un exemple. Faute d’interroger des systèmes agricoles et alimentaires qui fragilisent la ressource en eau (usages des pesticides et d’engrais de synthèse, homogénéisation et surspécialisation des paysages alimentaires…) les pouvoirs publics organisent une mal-adaptation comme une réponse de court-terme qui va aggraver l’autonomie alimentaire des territoires comme la préservation de la ressource en eau. Les tensions apparues autour des projets de bassines comme le projet de Sainte-Soline en mars 2023 plaident ainsi pour un moratoire, ce que proposait notamment les organisations réunies au sein du convoi de l’eau cet été (“Bassines non merci”, “Soulèvements de la terre”…).

L’enjeu étant d’organiser un débat serein et argumenté autour d’une gestion plus solidaire et durable de la ressource en eau. Sans donner suite à cette proposition, les élu.es du comité́ de bassin Loire-Bretagne, dont le rôle est de débattre et de définir les grands axes de la politique de l’eau dans le bassin Loire-Bretagne ont proposé de « remettre les gens autour de la table ». Une solution qu’a refusée l’État, qui, par la voix de Sophie Brocas, préfète de la région Centre-Val de Loire et présidente du conseil d’administration de l’agence de l’eau, assume au contraire une accélération des projets de bassine.

Comment une instance de gouvernance composée d’élu.es, d’associations environnementales, d’associations d’usagers peut ainsi être mise à l’écart dans un contexte aussi tendu ? Cette absence de prise en compte de la gouvernance locale de l’eau est un symptôme d’une décentralisation inaboutie de la gouvernance de l’eau, élément d’ailleurs mis en avant par un rapport de la Cour des comptes de mars 2023. Depuis, des actions en justice d’associations ont permis d’annuler deux arrêtés préfectoraux portant sur la création et l’exploitation de six méga-bassines en Vienne, Charente et Deux-Sèvres. La voie juridique reste encore, heureusement, une solution pour interroger la cohérence de certaines décisions, mais cela constitue un aveu de faiblesse pour une démocratie environnementale qui ne fonctionne pas et, pire, qui met à mal d’autres gouvernances locales.

Beaucoup d’autres exemples questionnent sur le rôle et la cohérence des décisions de l’État, comme les dérogations dont font l’objet des entreprises de première transformation dans le cadre des arrêtés sécheresse, en contradiction avec les annonces du Plan eau d’Emmanuel Macron en mars dernier. Tout comme la position de la France sur la proposition de l’UE de renouveler l’autorisation de commercialisation du glyphosate ou le renoncement récent du gouvernement à augmenter la redevance pollution diffuse perçue sur les ventes de pesticides et la redevance prélèvement pour l’irrigation, qui représente un gros manque à gagner pour les agences de l’eau.

Un déficit en matière de débat public, des positions contre l’avis des scientifiques, des décisions à l’encontre de certaines instances démocratiques, …, difficile dans ces circonstances de ne pas juger l’incohérence des discours quand l’action politique s’éloigne de nos objectifs en matière de sobriété d’usage de l’eau ou de préservation des milieux naturels. Ce contexte fait craindre un certain manque de considération autour des outils démocratiques de gestion de l’eau comme le Sage. Pourtant, la bifurcation écologique ne pourra réussir que si la démocratie environnementale est respectée.

Les menaces qui pèsent sur nos organisations sociales et l’ensemble du vivant doivent nous pousser à repenser nos priorités et renforcer des gouvernances basées sur des réalités bio-géophysiques comme les bassins hydrographiques. Les prochaines années nous offrent une brève fenêtre d’opportunité pour limiter au maximum un changement climatique de grande ampleur. La démocratie n’est pas une option, mais bien la seule manière d’assumer des ruptures nécessaires pour assurer l’habitabilité future de nos territoires. Les commissions locales de l’eau, en s’appuyant sur des prérogatives plus élargies, notamment sur la maîtrise des prélèvements d’eau, et en ouvrant mieux ces espaces aux citoyens, sont l’organisation démocratique idoine pour traduire réglementairement le récit de la sobriété́ sur nos territoires.


[1] Retour d’expérience sur la gestion de l’eau lors de la sécheresse, Inspection générale de l’environnement et du développement durable, 2022.

[2] Chiffres de l’agriculture bretonne, décembre 2022.

[3] Aujourd’hui, 54 % du territoire français est recouvert par des Sage.

[4] Mathias Rollot et Marin Schaffner, Qu’est-ce qu’une biorégion ? Éditions Wild Project, 2021

[5] Politiques de l’anthropocène, Presses de Sciences Po, 2021.

[6] Retour d’expérience sur la gestion de l’eau lors de la sécheresse, Inspection générale de l’environnement et du développement durable, 2022.

[7] En France, au 1er août 2022, 1 261 cours d’eau étaient totalement asséchés avec une mortalité importante des poissons et la destruction de nombreux habitats.

[8]Jeanne Pahun, « Gouverner l’agriculture localement ? La capacité politique des collectivités territoriales sur la régulation du secteur agricole », Géocarrefour, 96/4.

[9] Guide de l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne présentant les études HMUC.

[10] Plus d’informations sur le site Internet dédié à la révision du Sage Vilaine.

[11] Inserm, 2004.

[12] Gabrielle Bouleau, « Écologisation de la politique européenne de l’eau, gouvernance par expérimentation et apprentissages », Politique européenne, 2017.

[13] « De l’eau douce pour tous ? », Émission Dernières limites, 2023.

[14] Andreas Malm, Avis de tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe (traduit de l’anglais par Nathan Legrand), La Fabrique, 2023.

[15] Bernard Stiegler, Bifurquer, Les Liens qui libèrent, 2021.

[16] Les fleuves Whanganui, Gange et Yamuna sont des personnalités juridiques reconnues dans leur pays (Nouvelle-Zélande et Inde).

[17] Victor David, « La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna », Revue juridique de l’environnement, 2017.

[18] Pierre Charbonnier, « Le socialisme entre le jardin et la planète », AOC, 2018.

Ludovic Brossard

Technicien agricole, élu, Membre de la commission locale de l'eau du Schéma d'Aménagement et de Gestion des Eaux du bassin versant de la Vilaine

Mots-clés

Eau

Notes

[1] Retour d’expérience sur la gestion de l’eau lors de la sécheresse, Inspection générale de l’environnement et du développement durable, 2022.

[2] Chiffres de l’agriculture bretonne, décembre 2022.

[3] Aujourd’hui, 54 % du territoire français est recouvert par des Sage.

[4] Mathias Rollot et Marin Schaffner, Qu’est-ce qu’une biorégion ? Éditions Wild Project, 2021

[5] Politiques de l’anthropocène, Presses de Sciences Po, 2021.

[6] Retour d’expérience sur la gestion de l’eau lors de la sécheresse, Inspection générale de l’environnement et du développement durable, 2022.

[7] En France, au 1er août 2022, 1 261 cours d’eau étaient totalement asséchés avec une mortalité importante des poissons et la destruction de nombreux habitats.

[8]Jeanne Pahun, « Gouverner l’agriculture localement ? La capacité politique des collectivités territoriales sur la régulation du secteur agricole », Géocarrefour, 96/4.

[9] Guide de l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne présentant les études HMUC.

[10] Plus d’informations sur le site Internet dédié à la révision du Sage Vilaine.

[11] Inserm, 2004.

[12] Gabrielle Bouleau, « Écologisation de la politique européenne de l’eau, gouvernance par expérimentation et apprentissages », Politique européenne, 2017.

[13] « De l’eau douce pour tous ? », Émission Dernières limites, 2023.

[14] Andreas Malm, Avis de tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe (traduit de l’anglais par Nathan Legrand), La Fabrique, 2023.

[15] Bernard Stiegler, Bifurquer, Les Liens qui libèrent, 2021.

[16] Les fleuves Whanganui, Gange et Yamuna sont des personnalités juridiques reconnues dans leur pays (Nouvelle-Zélande et Inde).

[17] Victor David, « La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna », Revue juridique de l’environnement, 2017.

[18] Pierre Charbonnier, « Le socialisme entre le jardin et la planète », AOC, 2018.