Art contemporain

Respirer, conspirer ensemble – sur « Nos corps anarchiques »

Critique d'art et commissaire d’exposition

« Nos corps anarchiques » fait dialoguer les œuvres d’une dizaine d’artistes concernées par l’expérience de la maladie. Nourrie par un processus de recherche et d’expérimentation au long cours, l’exposition incorpore des formes visuelles et narratives et tisse des liens entre des artistes de différentes générations, faisant ainsi émerger des généalogies singulières et inédites.

«Nos corps anarchiques » désignent les corps des artistes de l’exposition, comme nos corps de visiteur∙euse∙s. Les trois mots qui en constituent le titre ont chacun une importance. Au centre, « corps », mot invariablement pluriel, évoque la figure humaine et sa matérialité organique. De part et d’autre de ce substantif central, « anarchiques » qualifie les corps et invite l’indiscipline, le désordre et la confusion. Le pronom « nos » suggère une adresse collective et inclusive. Ce « nous » ne relève d’aucune évidence. La cartographie dont l’exposition est une première manifestation résulte des relations tissées entre les œuvres et les artistes au fil d’un travail historiographique et curatorial mené par Georgia René-Worms, autrice et curatrice. L’enjeu est ainsi expressément politique ; il s’agit de se rassembler, de partager des récits, de s’appuyer les unes sur les autres et de faire cause commune à partir d’expériences de la maladie qui semblent si isolées car intimes et singulières. « Où le pronom « nous » s’institue en lieu de dénouage, d’un dénouement, nœud de liens qui libèrent, de lignes de vie qu’on laisse filer et qui laissent partir », écrit Marielle Macé dans Nos Cabanes (Verdier, 2019).

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Nos corps anarchiques opère des rapprochements entre des artistes de différentes générations et dont les pratiques s’inscrivent dans la littérature, l’écriture critique, le commissariat d’exposition, la photographie documentaire et le large champ des arts plastiques, donnant à voir une multiplicité d’approches esthétiques et de modalités d’adresse. Cette hétérogénéité est cruciale : elle constitue la dimension chorale de l’exposition. La spécificité du geste curatorial réside ici dans une distribution attentive du sensible ; la démarche consiste à mettre en accord les œuvres, permettre qu’un dialogue puissent s’instituer entre elles, sans renoncer à laisser une place au désaccord, au dissensus. Nos corps anarchiques se confronte à une problématique politique décisive, celle de l’écriture d’une histoire des corps malades considérée à travers d’autres points de vue, d’autres langages et d’autres récits que ceux produits par les discours scientifiques et médicaux. A cette fin, il est d’autant plus important de laisser proliférer les langages, les récits et les imaginaires ; lutter contre toute tentation d’uniformisation ou de normalisation et ainsi faire place à des œuvres qui se situent et s’adressent de manières très différentes : un journal intime, un manifeste militant, un livre d’artiste, une forme poétique, l’appropriation du karaoké…

Il est donc question de rapports de pouvoir, d’enjeux de savoir et de la possibilité d’envisager une démocratie en santé. S’il ne fait pas de doute que la médecine se transforme très rapidement, tant du point de vue du traitement de certaines pathologies que des institutions qui mettent en œuvre la politique publique de soin, l’exposition met en exergue un continuum de domination et d’oppression à travers l’histoire. Susan Sontag, romancière, critique et essayiste américaine, avait déjà engagé à la fin des années 1970 une réflexion transhistorique sur la maladie dans son essai La maladie comme métaphore afin d’envisager les enjeux idéologiques et l’impact matériel des discours sur les vies des malades – elle a poursuivi cette démarche dix ans plus tard en relation au VIH-Sida. La curatrice Georgia René-Worms inscrit l’exposition dans une relation au temps qui lui permet de créer de nouvelles généalogies artistiques, en particulier en intégrant les œuvres de l’artiste britannique Jo Spence (1934 – 1992), de l’artiste belge Mariane Berenhaut (née en 1934) ou de l’écrivaine française Lilianne Giraudon (née en 1946).

Dans Respire (Verdier, 2023), Marielle Macé mène une réflexion sur les conditions d’habitabilité du monde qui rejoint la pensée chorale de l’exposition : « Si l’on peut étouffer d’un état du monde, c’est qu’une vie respirable sera avant tout, et forcément, une vie reliée, un respirer-avec, une dé-séparation, une co-respiration. Une « conspiration » si l’on veut. ». A la lecture de ce texte, il m’a semblé évident que Nos corps anarchiques constitue un tel acte de conspiration. L’exposition rend manifeste une alliance « de sœurs et d’allié∙e∙s » et fait écho à la complicité et au soutien crucial que les femmes peuvent s’apporter dans certaines épreuves, comme la poétesse africaine-américaine Audre Lorde l’affirme dans son Journal du cancer. « Désormais, toute forme de soutien comportera pour moi une connotation ou imagerie particulières, teintées d’érotisme, avec entre autres cette vision où, flottant dans la mer, je suis entourée par un cercle de femmes comme autant de bulles tièdes qui me maintiennent à flot. »

« On va trouver des mots pour ça »

Cette phrase apparait distinctement parmi les fragments textuels imprimés sur les voilages qui constituent un paravent dans l’installation réalisée par Georgia René-Worms pour l’exposition. « On va trouver des mots pour ça » est également la première phrase de Madame Himself de Liliane Giraudon, texte inclassable dans lequel l’écrivaine convoque son cancer du sein, tout échappant au récit autobiographique. La manière dont Liliane Giraudon n’a cessé de faire littérature à partir de l’épreuve matérielle du corps malade, et vieillissant, expérience qu’elle désigne comme une « dépossession », se révèle déterminante dans la pensée mise en œuvre à travers Nos corps anarchiques. L’un des traits remarquables de l’exposition est sa tentative de mettre en espace le texte sous ses formes théorique, poétique, narrative et militante. Si la dimension sonore reste absente, il me semble qu’un des impacts puissants de l’exposition est la sensation que des femmes hurlent. « La parole des femmes hurle pour être entendue », écrit Audre Lorde. Le hurlement évoque une sorte particulière de cri ; on l’associe aux animaux, ou au vent, des figures non-humaines. Effectivement, la maladie défigure ; c’est une dimension que l’exposition fait apparaître avec sobriété, sans recourir à un geste spectaculaire.

« Je dois laisser libre cours à ma souffrance, qu’elle me traverse et s’écoule. Si je résiste ou si j’essaie de l’arrêter, elle va détonner en moi, me faire voler en éclats et j’éclabousserai sur les murs et tout le monde », écrit également Lorde. L’exposition souligne l’exigence féministe de produire des récits et des savoirs depuis des expériences matérielles, situées, et affirme la légitimité des personnes malades à contribuer à la réflexion sur les processus de soin, ou les conditions de prise en charge des pathologies. L’héritage des combats politiques menés collectivement par les malades du VIH-Sida à partir des années 1980 est crucial ici. Dans les pratiques critiques et curatoriales de Georgia René-Worms et de Marianne Derrien, il s’agit d’inventer des formes inédites d’exposition du texte pour permettre de nouvelles circulations des récits autour de la maladie et de la douleur, en particulier dans le contexte de maladies chroniques fortement invisibilisées telle que l’endométriose.

Marianne Derrien explore l’imaginaire des vidéos de karaoké et bricole des paroles de chansons dont les visiteur∙euse∙s sont en charge d’imaginer la musique. Ses montage de fragments de textes à travers lesquels elle mêle termes médicaux, paroles intimes, extraits de chansons, et slogans au ton militant ou publicitaire sur fonds vidéo à la fois abstrait et excentrique, ponctuent l’exposition comme autant d’apparitions parfaitement décalées. « Les mots pour ça » se lient inextricablement au caractère organique de ce qu’ils désignent. « comme le cancer le poème travaille », écrit Liliane Giraudon. Cette phrase est inscrite sur l’une des trois pages extraites du texte Une femme morte n’écrit pas (Al Dante, 2023), accrochées dans l’exposition. La curatrice Won Jin Choi a édité au sein d’un livre un ensemble de textes fragmentés qui ont été écrits à la suite d’une opération chirurgicale. Ce livre-objet, percé d’anneaux, semble convoquer l’image de la cicatrice : “My skin’s velvet soft and porc leather thick Well backed and now sitting out of the oven”. Les artistes mettent au travail le langage, les langues, afin de se réapproprier leur imaginaire du corps transformé par la maladie.

Intimes et politiques

Encollé au mur de l’exposition, un immense poster donne à lire des extraits du journal de l’artiste Lili Renaud-Dewar dans le courant du mois de septembre 2023. L’authenticité et la transparence supposées de la forme du journal intime contrastent avec l’opacité des rapports de pouvoir à l’œuvre dans l’institution médicale comme dans l’institution artistique. Dans ces extraits du journal, Lili Renaud Dewar évoque ses relations avec le commissaire de son exposition monographique au Palais de Tokyo, et aborde les difficultés qu’elle rencontre vis-à-vis du contenu de ce journal rendu public. Au détour d’un paragraphe, l’artiste décrit également une intense douleur physique liée à ses règles et l’endométriose dont elle souffre de manière chronique. A travers cette pièce, autrice et lecteur.rice semblent animé.e.s par un même comportement compulsif. Le journal défait les hiérarchies et cloisonnements habituels entre vie privée et vie publique; il introduit du désordre, à l’instar de la pathologie.

L’exposition incorpore ainsi la singularité de récits personnels et intimes au cœur d’une pensée collective en prise avec des enjeux politiques. La figure centrale de cette réappropriation collective est la photographe britannique Jo Spence, décédée en 1992. Georgia René-Worms, qui a initié une recherche approfondie sur l’œuvre de cette artiste, a sélectionné plusieurs œuvres créées entre 1982, année où le cancer du sein de l’artiste est diagnostiqué, et 1986.  Réparties dans deux des salles de l’espace d’exposition au rez-de-chaussée, les œuvres de Spence, mêlant la photographie au texte, instaurent différentes conversations avec d’autres œuvres de l’exposition, en particulier avec celles de Liliane Giraudon et Marianne Berenhaut.

La pratique photographique de Jo Spence est inscrite dans une démarche collective, ancrée dans le milieu social ouvrier dans lequel elle a grandi à Londres. Dès les années 1970, elle s’engage dans les débats artistiques et théoriques dans le champ de la photographie documentaire. Sa démarche féministe se caractérise par une volonté de repenser les usages populaires de la photographie et de valoriser la place de l’éducation à travers des ateliers d’expérimentation destinés à une grande variété de publics. L’artiste se décrit comme « éducatrice photographique » et affirme la nécessité de photographier les institutions afin de les examiner, et d’en cerner les mécanismes et les effets sur les vies des personnes.

Lorsqu’un cancer du sein lui est diagnostiqué en 1982, elle entame un travail au long cours sur le cancer du sein et plus largement, sur les institutions médicales en Grande Bretagne. Elle investit la possibilité d’une réappropriation par les personnes concernées des questions relatives à leurs corps et leur santé dans leurs dimensions globales, en lien étroit avec leurs conditions de vie, leur éducation et leur travail. Sa pratique s’est construite à travers différentes collaborations artistiques avec d’autres photographes tels que Rosy Martin, Maggy Murray et Terry Dennett. Dans ce contexte, Jo Spence définit une posture critique vis-à-vis du portrait photographique, remettant en question le contrôle que le ou la photographe exerce et les représentations que son travail produit. Avec ses collaborateur∙ice∙s, Spence expérimente une pratique transformatrice qu’elle définit comme thérapeutique. Elle invente le terme de « photothérapie » pour désigner cette démarche de co-création entre le ou la photographe et son modèle, à travers laquelle elle explore les représentations et récits de soi dans leur pluralité. Elle introduit un processus de transformation, dont l’ambition est d’amplifier la capacité d’agir des personnes photographiées comme du ou de la photographe.

Les œuvres présentées permettent de détailler les différentes manières dont Spence articule l’image photographique au texte. The Picture of Health : How Do I Begin to Take Responsibility for My Body? (circa 1982-1986) est une composition réalisée à partir de plusieurs images noir & blanc. Le texte est ici inscrit à même la peau de Jo Spence. Chaque mot de la phrase qui constitue le titre de l’œuvre est noté sur une partie du corps. Un portrait de Spence nue face à un miroir apparait au centre de la composition. Cette œuvre aux dimensions très modestes pointe avec force et précision la question d’une approche fragmentée du corps dans le champ médical. Spence insiste sur la nécessité de rendre les représentations visuelles de la maladie et de la médecine plus diverses et plus complexes et d’ôter leur caractère naturel aux images produites par les institutions elles-mêmes. Avec ses collaborateur∙ice∙s, iels ont dénoncé les inégalités et formes d’oppression dans la santé publique et fait émerger différents paradigmes du soin et de la santé.

Défigurations, un espace imaginaire partagé

Dans les œuvres de Spence relatives à son expérience du cancer du sein, différents portraits donnent à voir l’atteinte physique de manière crue, en particulier les altérations dues à la chirurgie. Dans l’un des six panneaux constituant l’œuvre Remodelling Medical History (Cancer Shock), Jo Spence montre la mutilation de son sein dans le cadre du traitement et expose en contrepoint la prothèse mammaire qui incarne la principale réponse offerte par l’institution médicale. Cet ensemble d’images qui étudient avec minutie la poitrine défigurée trouve une résonnance dans les Poupées poubelles de Marianne Berenhaut. Réalisées dans les années 1970, ces sculptures figurent des corps sans tête, « corps-déchet » et « corps-ventre » selon les termes de Françoise Collin. Si les Poupées poubelles n’ont pas directement à voir avec la maladie, elles introduisent dans l’espace fictionnel de l’exposition des vies minorées, disqualifiées, incarnées par les objets fourrés dans ces enveloppes anonymes, molles et tordues. Les sculptures de Berenhaut représentent des corps-objets laissant apparaître ce dont ils sont faits, là où habituellement seul le corps médical sachant a la capacité de voir – grâce à des outils de vision hautement technologiques ou par le truchement du bistouri.

A l’étage de l’espace de l’exposition, une autre artiste belge, Laurie Charles, met en scène une salle d’attente – faisant allusion aux nombreux espaces de ce type qu’elle a traversé – dans laquelle une assemblée d’organes et de viscères confectionnés en matériaux textiles sont assis autour d’une table. Elle matérialise avec soin un monde intérieur, habituellement silencieux, dont la personne malade décrit pourtant la révolte et la cacophonie généralisée. Laurie Charles réinvente ce milieu invisible et s’approprie l’espace dans sa globalité, pour nous le donner à voir à notre tour, sous une forme joyeusement théâtralisée. Seule figure humaine de la scène, l’artiste se représente au sein d’une grande peinture murale. Elle adopte un champ chromatique violet pour partager sa vision d’un corps qu’elle doit se réapproprier, éprouvé par une maladie auto-immune qui a radicalement transformé son mode de vie et sa pratique artistique.

La dimension chronique de différentes expériences de la maladie évoquées par les artistes (maladie auto-immune, endométriose, cancer) révèle des enjeux risquant d’être passés sous silence car les personnes qui en souffrent se voient dans l’obligation de vivre avec les contraintes des traitements, de la douleur, du suivi médical, mais aussi des rechutes, des récidives. Depuis le rez-de-chaussée et tout autour de l’escalier en colimaçon de l’espace d’exposition, l’artiste Tanja Nis-Hansen a installé un texte syncopé réalisé en grandes lettres en bois aux formes troubles. Let me tickle your fears semble exprimer des bribes de pensées – il est question d’infection, d’inflammation, d’éruption, et de cellules corrompues – qui traversent la tête de la patiente assise dans une salle d’attente. La forme typographique anime ces fragments de phrase comme un accès de fièvre provoquerait un moment de délire et quelques hallucinations.

Dans leurs récits en prise avec le cancer, Audre Lorde comme Liliane Giraudon ont convoqué la figure mythique des Amazones, et plus spécifiquement le mythe de leur poitrine partiellement mutilée pour faciliter le maniement de l’arc. Si les amazones semblent filer la métaphore guerrière dans la lutte contre la maladie – l’une des métaphores dont Sontag a mis en lumière la persistance dans le temps – Nos corps anarchiques dessine les contours d’une approche très différente des corps malades et de leur capacité d’agir, non pas marquée par le motif du combat, mais par celui des langues déliées et de l’écoute attentive. Le film Pharmakon de l’artiste Sequoïa Scavullo nous invite à explorer, en référence à sa propre culture caribéenne, d’autres histoires du soin, et à se remémorer des pratiques ancestrales. L’ensemble de l’exposition met ainsi en perspective différentes cultures du soin, et constate l’existence d’une multiplicité de contre-récits. « Alors, partout où la parole des femmes hurle pour être entendue, nous devons endosser nos responsabilités et aller au devant de cette parole, la lire, la partager et en reconnaître la pertinence, appliquée à nos vies. », écrivait Audre Lorde. Et c’est comme si, par-delà les années et les textes, Marielle Macé lui faisait écho : « Alors va pour la douceur, va pour la conspiration de douceur même, pour dissoudre au moins un peu, dans cette atmosphère si épaisse, les virilismes, et les coups, et les morgues, et les rentes. » 

« Nos corps anarchiques » jusqu’au samedi 6 janvier 2024, Mécènes du Sud, Montpellier


Vanessa Desclaux

Critique d'art et commissaire d’exposition

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