International

L’objectif inavoué d’Israël

Écrivain, Journaliste

En 1982, au Liban, des journalistes – parmi lesquels Selim Nassib – documentent l’intervention militaire israélienne visant à attaquer l’OLP. Aujourd’hui, aucun d’entre eux n’est admis à Gaza, théâtre d’un massacre à huis clos. Certains, en Israël, déclarent même ouvertement que la guerre est une opportunité « divine » pour déplacer l’ensemble des Palestiniens au-delà des frontières.

Au début de l’été 1982, l’armée israélienne envahit le Liban déchiré par la guerre civile et assiège sa capitale, Beyrouth. L’objectif déclaré est double : éliminer l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat établie dans le sud du pays d’où elle tire des roquettes sur le Nord israélien ; porter au pouvoir le chef de la milice chrétienne Bachir Gémayel avec qui Israël a passé une alliance.

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Beyrouth est donc bombardée et affamée trois mois durant. Terrés dans les cages d’escalier et des abris de fortune, les habitants apprennent à distinguer les explosions provoquées par les chars, les canons, les avions de chasse ou les navires de guerre. À la première accalmie, tout le monde se précipite dehors pour évaluer les dégâts, enterrer les morts, trouver de la nourriture, de l’eau, de l’essence. Comme moi, des centaines de journalistes présents dans la ville assiégée diffusent jour après jour les images de cette population prise au piège qui résiste tant bien que mal.

La supériorité militaire finit évidemment par s’imposer. À la fin de l’été, l’OLP accepte de quitter le Liban et d’évacuer ses combattants ; Bashir Gemayel est élu président de la République libanaise.

Déguisé en combattant de l’OLP, je suis le seul journaliste de la presse écrite à monter à bord du navire emmenant Arafat vers un nouvel exil. Dans l’interview qu’il m’accorde pendant la traversée, il nie contre toute évidence sa défaite et avertit qu’un « volcan » entrera en éruption si le monde laissait le problème palestinien sans solution. Mais qui, alors, se soucie de lui ? Israël a pleinement atteint ses deux objectifs, sa victoire semble totale.

Trois semaines plus tard, Bachir Gemayel est assassiné.

En réaction, l’armée israélienne envahit Beyrouth-Ouest, rompant l’engagement qu’elle avait pris en échange du départ de l’OLP. Elle lance des fusées éclairantes pour illuminer les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila où les miliciens chrétiens, enragés par l’assassinat de leur chef, massacrent pendant deux jours hommes, femmes et enfants laissés sans défense par le départ de leurs combattants. La responsabilité morale du carnage rejaillira sur Israël.

Entre-temps, toujours durant cet été 1982, les dirigeants de la toute jeune République islamique d’Iran profitent de l’invasion israélienne pour fonder discrètement une nouvelle organisation au Liban, le Hezbollah. Quarante ans plus tard – aujourd’hui – à la place de la maigre guérilla de l’OLP qui menaçait sa frontière nord, Israël fait face à une armée redoutable, ce même Hezbollah comptant aujourd’hui des dizaines de milliers d’hommes aguerris, équipés de missiles et d’armement lourd.

Avec le recul, la victoire au Liban s’est apparemment transformée en défaite. Mais ce n’est là qu’une illusion. Qu’il gagne ou qu’il perde, ce qui compte véritablement pour Israël, c’est gagner du temps afin de poursuivre son objectif centenaire : s’établir sur l’ensemble de la Palestine historique. Depuis 1982, il a connu une première puis une deuxième intifada, une nouvelle invasion du Liban, trois guerres différentes à Gaza – mais quel que soit le gouvernement, de gauche ou de droite, il n’y a pas eu un jour où Israël n’a pas annexé un mètre carré de plus en Cisjordanie, pas un seul jour où les colons ne se sont installés davantage dans les « territoires » (qu’ils refusent de qualifier d’ « occupés »).

Cette obsession du toujours plus dans la colonisation est loin d’être étrangère à la guerre menée aujourd’hui à Gaza. En signant en 1993 avec Arafat les accord d’Oslo prévoyant l’établissement d’un petit État palestinien à côté d’Israël, le premier ministre israélien Yitzhak Rabin avait quelque peu ralenti cette fuite en avant perpétuelle. Ses détracteurs d’alors, Netanyahou en tête, avaient manifesté contre lui en brandissant des pancartes le représentant en uniforme nazi. Il en est mort, assassiné par un suprématiste juif – et eux sont aujourd’hui au pouvoir. Leur politique a naturellement pris le contrepied de la sienne, à savoir accélérer l’annexion rampante de la Cisjordanie et rendre impossible la fameuse solution à deux États. C’est-à-dire empêcher la paix.

Déçus et trompés, les Palestiniens en ont conclu qu’Arafat avait fait sa part du deal, reconnaître Israël, renoncer à la violence, sans recevoir en échange le micro-État palestinien promis. Voilà pourquoi Gaza a voté pour le Hamas en 2006.

En dépit du massacre du 7 octobre, et même grâce à lui, la politique consistant à utiliser l’épouvantail du Hamas pour poursuivre la colonisation et rendre une paix négociée impossible s’est poursuivie.

Rien ne pouvait plaire davantage à Benjamin Netanyahou. Pour lui, la victoire électorale du parti islamiste permettait de déconnecter la bande de Gaza, aussitôt verrouillée de toutes parts, de la Cisjordanie. Cette division du peuple palestinien lui était à ce point favorable qu’il a étranglé l’Autorité palestinienne et outrageusement favorisé le Hamas, autorisant par exemple le transfert de fonds du Qatar vers Gaza – estimés au fil des ans à près d’un milliard de dollars. Repoussoir idéal aux yeux des opinions occidentales – « On ne traite pas avec des terroristes» – le Hamas était pour lui le meilleur ennemi possible. Avec les Accords d’Abraham patronnés par Donald Trump et celui entre Israël et l’Arabie saoudite auquel travaillait le président Biden, il a presque réussi son pari de faire la paix sans les Palestiniens, le rêve de sa vie. Mais le terrible 7 octobre est venu tout remettre en cause.

Ivres de colère, les Israéliens ont réagi en écrasant le malheureux territoire de Gaza sous un déluge de bombes, en principe pour éliminer le Hamas, en réalité pour laver l’humiliation, rétablir sa supériorité militaire et rendre Gaza inhabitable. Le tout à huis clos. Car à la différence d’avec le Liban, les journalistes étrangers ont été interdits dans l’enclave, sauf en visite guidée. Certains en Israël ont même déclaré ouvertement que la guerre était l’occasion inespérée – divine, même – pour provoquer le « transfert » des Palestiniens au-delà des frontières, une nouvelle Nakba. Et ce phantasme n’était pas celui des seuls ministres d’extrême-droite du gouvernement. Netanyahou lui-même a évoqué devant les Américains et les Égyptiens le projet d’une installation « temporaire » des Gazaouis dans le Sinaï.

Appartenant au même parti que lui, Gila Gamliel, ministre du Renseignement, a invité la communauté internationale à « promouvoir la réinstallation volontaire des Palestiniens hors de la bande de Gaza plutôt que d’envoyer de l’argent pour reconstruire le territoire. ». Mollement démentie dès le lendemain par le gouvernement, cette « proposition » a tout de même montré quelle folie habitait certains dirigeants israéliens. En dépit du massacre du 7 octobre, et même grâce à lui, la politique consistant à utiliser l’épouvantail du Hamas pour poursuivre la colonisation et rendre une paix négociée impossible s’est poursuivie.

Au même moment, sous le regard pour le moins bienveillant de l’armée israélienne, les colons se sont déchaînés en Cisjordanie. Dans ce territoire, plus de 244 Palestiniens ont été tués par balles dans ce territoire depuis le 7 octobre, et 2800 blessés. Le journal israélien Ha’aretz rapporte que les habitants de 16 communautés de bergers palestiniens, 147 familles, ont été chassés de leurs villages après avoir été menacés de mort, notamment dans les collines du sud de Hébron. Et Netanyahou a enfoncé le clou en annonçant la construction de 1 800 nouvelles unités de logement dans des colonies à Jérusalem-Est.

Réagissant aux débordements en Cisjordanie, les États-Unis ont enjoint le gouvernement israélien de les faire cesser immédiatement – en vain. Mais s’il exclut la création d’un État palestinien, que prévoit Netanyahou pour le jour d’après à Gaza ? « Autre chose », répond-t-il laconiquement. Quand les Américaines avaient envahi l’Irak en 2003, détruisant son armée et faisant pendre Saddam Hussein, le pays avait sombré dans un chaos terrible d’où avait émergé l’État islamique (ISIS). En cherchant à écraser le Hamas sans dire par quoi le remplacer, les dirigeants israéliens risquent de provoquer un chaos équivalent. Y pensent-ils ? En matière d’objectifs, ils donnent surtout l’impression d’avancer à l’aveugle : détruire d’abord, réfléchir ensuite – et, comme toujours, quoi qu’il arrive, gagner du temps pour grignoter davantage de territoire.

Dans ces conditions, la solution à deux États est devenue un mantra vide de sens que les nations ânonnent sans se donner les moyens de la concrétiser. Pour qu’elle voit le jour, il faudrait un choc invraisemblable – qu’Israël décide par exemple du sort des quelques 700.000 colons qu’il a installés en Cisjordanie et à Jérusalem-est ; qu’il renonce par exemple au phantasme de coloniser ce qui reste de la Palestine. Mais ce rêve d’annexion qu’il poursuit depuis plus de cent ans, il ne l’abandonnera pas de lui-même. Et les seuls qui pourraient l’y contraindre par des sanctions sévères, Les États-Unis de Joe Biden, semblent bien timorés – même si l’image d’Israël s’est gravement dégradée aux yeux de leur opinion, même si leur jeunesse manifeste tous les jours en faveur des Palestiniens. Voici pour aujourd’hui. Pour demain, on n’ose imaginer le désastre que provoquerait un retour éventuel d’un Donald Trump à la Maison Blanche.

Au moment des accord d’Oslo, une majorité d’Israéliens avait cru à la paix, et un million d’entre eux avaient suivi la dépouille de leur premier ministre assassiné en 1995. Il faut s’en souvenir. Car depuis cette date, on leur a fait croire qu’il n’y avait pas d’interlocuteur palestinien et que seule la guerre était possible. Le traumatisme du 7 octobre – et le fait que les télés israéliennes ne diffusent quasiment pas d’images des destructions à Gaza – les empêchent tout simplement de voir. Derrière un Netanyahou totalement déconsidéré, Israël se tient unanime – en attendant la fin de la guerre. Or toutes les pressions du monde n’arriveront à rien si le peuple israélien lui-même n’ouvre enfin les yeux sur la souffrance infinie qu’il a provoqué autour de lui depuis la création de son État. Un rêve ? Sans doute. Mais la terrible alternative est la guerre pour toujours.

Entre-temps, affamés, exsangues, pataugeant et dormant dans la boue, les Gazaouis sont au bord d’un écroulement total. Si un million d’entre eux se mettaient à marcher les mains nues en direction de la frontière égyptienne, personne ne pourrait les empêcher de passer.

Mais ils ne le font pas. En dépit de tout, ils s’accrochent à leurs pierres et à leurs ruines comme des poissons de roche à leurs rochers. Ils s’accrochent et maudissent le Hamas qui a apporté le malheur sur leurs têtes, et maudissent encore plus Israël qui les tue sans pitié. Ils s’accrochent. Car ils savent que les tentes qu’on dressera éventuellement pour eux dans le Sinaï seront ces mêmes tentes que leurs parents et grands-parents chassés de leurs terres ont connu sur les routes d’un exil sans fin – dont la dernière étape s’appelait Gaza.


Sélim Nassib

Écrivain, Journaliste