Rediffusion

Jurassiques Parques – sur La Foudre de Pierric Bailly

Critique

Le narrateur retrouve un ami d’enfance devenu par mégarde assassin. Il retrouve aussi la femme de celui-ci. Et les rivalités de l’adolescence. Il a pourtant deux chiens et deux patous pour le protéger, plus un boulot de berger dans le Jura. Il y aura un procès, un rôle de Père Noël, quelques agnelages et deux ou trois questions : Est-il bon ? Est-il méchant ? René Girard a-t-il encore des billes à placer ? Et la conscience du narrateur est-elle plus ou moins intéressante que les péripéties de l’intrigue ? Rediffusion d’un article du 31 août 2023.

Il y a trois ans, notre collègue Fabrice Gabriel avait chroniqué simultanément les romans de Philippe Djian et Jean-Philippe Toussaint car ils se projetaient tous deux – coïncidence – en l’an 2030 ; puis, plus récemment, Sally Bonn et Jean-Philippe Toussaint parce que l’une et l’autre abordaient les conditions matérielles de l’écriture dans des essais.

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La tentation est grande, il faut l’avouer, de recenser ensemble le nouveau Toussaint, L’Échiquier (éditions de Minuit), et le Bailly neuf, La Foudre, puisque ces deux récits analysent le rôle que tiennent nos amis de jeunesse dans la construction de notre identité. On pourrait même prendre la dernière phrase du Toussaint comme guide de lecture pour le Bailly : c’est sur un camarade qui « avait traversé ma vie comme une météorite dans la nuit, laissant une trace impérissable de son sillage dans le ciel aboli de ma jeunesse. » L’ouverture de La Foudre met en scène le même type de fléau naturel : « D’abord ce nom, Alexandre Perrin, et un peu plus loin ce geste étrange et criminel, un coup de planche. La coïncidence me fait rire sur le moment. Quand je dis que j’en ris, c’est de son rire à lui, bien sûr. » On n’est pas sûr d’abord que « à lui » renvoie à Alexandre Perrin, mais cette ventriloquie zygomatique se précise au fur et à mesure qu’on avance dans le livre.

Jean-Philippe Toussaint est-il tellement bon que, comme Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, tout nous ramène toujours à lui, « par des similitudes ou par des contrastes violents » ? Pas de panique, on reviendra plus tard, dans une autre critique, sur L’Échiquier. Dans l’immédiat, direction un chalet du Haut-Jura où le narrateur de La Foudre est berger l’été. Il garde les troupeaux d’Anne-Marie Prodon, de Gex ; s’appelle Julien mais se fait appeler John comme son grand-père, ça permet aux gens du coin de le situer. Il est en couple avec Héloïse, professeure d’anglais, qui ne vit pas au chalet. Et puis, comme l’indique la quatrième de couverture, il rencontre Nadia, « femme d’un assassin », en l’occurrence son ex-coturne Alexandre Perrin, vétérinaire défenseur des animaux. Nadia aussi est une ancienne camarade de classe. Tout un tas d’autres éléments se rencontrent déjà dans les romans précédents de Pierric Bailly (les études du narrateur, ses lieux, ses amis, etc.).

Anthropocène ma non troppo

La Foudre est entre autres choses un roman sur les antagonismes entre défenseurs des animaux et chasseurs ou bergers, mais sans caricature. Le héros, quoique rebuté par les convictions véganes d’Alexandre et son antispécisme virulent, n’en est pas moins fan de La Vie secrète des arbres (Les Arènes, 2015) de Peter Wohlleben, essai sur la communication entre arbres, leurs liens familiaux, la douleur qu’ils ressentiraient, etc. Il aime aussi L’Arbre-monde (Cherche Midi, 2018), roman de Richard Powers sur la même thématique et les ravages de l’anthropocène. Disons que c’est le prétexte.

Sur 450 pages, j’ai souligné ou coché environ 90 phrases, expressions ou paragraphes. Sauf que, contrairement à d’habitude où je construis petit à petit un réseau interprétatif, pointe pour moi-même certaines tournures qui me semblent « typiques » ou « représentatives », j’ai eu cette fois beaucoup de mal à me décider, ne sachant trop pourquoi je garderais tel moment plutôt que tel autre. Parfois, j’ai noté un détail : allait-il devenir signifiant ? Et si je l’oubliais ? L’isotopie est-elle en charpie ? Bien sûr, il y a des blagues évidentes à retenir, comme « monter au Reculet » (c’est un mont jurassien) ou « on a déjà du mal à passer plus de deux jours à Lons-le-Saunier, alors Los Angeles, ce n’est pas pour demain. »

J’ai compris en route que cette difficulté, ces hésitations, tenaient à ce que Bailly construit un monde flottant et à la fois plein de toutes parts. Je peux bien m’attarder sur tel ou tel détail du paysage, me poster à tel ou tel point de vue, c’est toujours un tout, à prendre comme tel. Pendant ce temps, il est arrivé qu’une interview de Godard traînait sur les médias sociaux et que je suis tombé dessus. On lui demande : « Qu’est-ce que vous aimeriez qu’on se rappelle de vous, de ce que vous avez mis dans vos films ? ». Il répond : « Disons qu’en voyant mes films, j’aimerais que vous vous souveniez de vous, plutôt ». C’est pareil avec les livres de Pierric Bailly, sans doute : on se souvient de soi quand on reçoit leur carte postale.

Du coup, au milieu, page 274, j’ai émargé le paragraphe « signifiant » où le narrateur s’étonne que Me Andrieux, l’avocat d’Alexandre (La Foudre est en partie un remarquable livre « de procès »), ait parlé de sa propre belle-mère durant sa plaidoirie, disant « ma belle-mère est morte en faisant du yoga dans son salon » afin de prouver qu’une mauvaise chute suffit pour décéder, pas besoin d’un coup de planche dans la tête. « Là, je n’en reviens pas. Je me vois en parler quelques jours plus tard avec Nadia : Non mais il a osé dire ça. J’imagine Andrieux en train d’écrire son speech, un peu exaspéré par les interventions intempestives d’Alexandre : allez, au point où on en est, pourquoi ne pas évoquer belle-maman. » Notons que l’effet de « plein » évoqué plus haut s’obtient ici par l’expression de la conscience du narrateur comme prolepse englobante. Bailly n’écrit pas « j’en ai parlé » mais « je me vois en parler » sans qu’on sache si John en parlera effectivement : ce n’est d’ailleurs pas la question.

L’exhortée hexis existe

Donc moi aussi j’ai pensé à belle-maman, ou plutôt au stage de Julien « chez un éleveur de la Crau » après sa formation au « domaine du Merle à Salon-de-Provence ». Je me suis dit qu’il avait peut-être fait ce stage chez mon meilleur ami d’enfance ou plutôt chez sa sœur, qui est bergère dans la Crau (une sorte de steppe lunaire au sud-est d’Arles). Peut-être aussi qu’à Salon, il a croisé des cousins à moi. Puis j’ai encore pensé à moi en lisant des phrases du genre « J’ai honte de m’imaginer avoir la tête entre les jambes de Nadia quand je fais un cunnilingus à Héloïse » (oui c’est vrai, c’est embêtant, mais il me semble que c’est une gêne partagée entre humains) ou encore « Je savais reconnaître quand une fille était sympa avec moi par pure gentillesse, par une forme de naturel, sans la moindre ambiguïté amoureuse » : là, pour le coup, est-ce que tout le monde sait faire ça ? Je ne sais pas.

J’ai trouvé aussi très finement observé ce trait de mon caractère[1] quand John retrouve Alexandre à l’âge adulte : « Il ne réagit pas à ce que je dis. Dès que j’aligne plus de trois phrases, il s’évade. Il ne s’intéresse qu’à ce qu’il raconte. » Je me suis demandé si Bailly avait pris ça chez lui ou chez des connaissances. Puis je suis resté perplexe, comme attendu par Bailly sans doute, quand le narrateur dit de Nadia : « Ça peut paraître idiot mais je trouve ses seins bouleversants, oui, bouleversants, et même attendrissants, comme deux personnages placides dans un film d’animation. » Il note que le mot « bouleversant » n’est pas partagé par Nadia à propos d’aucune partie de son corps à lui. J’ai pensé que cela devait être un truc de gars hétéro, de trouver des signes sexuels secondaires « bouleversants ». Et un truc d’intello de trouver que le terme était « idiot ». Mamelle maternelle ? Est-ce que j’ai déjà trouvé une partie du corps de mes partenaires « bouleversante » ? Et vous ? La question est passionnante, si l’on y réfléchit bien.

Donc nous voilà à la fois chez nous, dans nos pensées, reviviscences d’expériences passées, et chez John-Julien, profitant – malgré la pancarte « Eau non potable, berger imbuvable » qu’il a pris soin d’afficher sur son gîte – d’un lot de percepts installés comme depuis toujours dans un « vieux chalet perdu à mille cinq cents mètres d’altitude, avec […] soupe de poireaux fumante et […] bruit des bûches carbonisées qui se brisent dans le poêle », plus le « son des cris des rapaces nocturnes, des rongeurs qui pointent leur museau, des jeunes épicéas qui se balancent, des craquements lointains qui font redouter la présence du lynx ou du loup » et le plaisir aussi de ne pas se raser, d’avoir chaud sous l’édredon, d’éprouver au matin « la fraîcheur et la brume », « l’odeur de l’herbe meurtrie par les onglons des brebis », etc.

Le partage est réussi, on est à l’aise dans cet imaginaire, de la même façon que le narrateur se trouve mieux avec le rire d’Alexandre (qu’il a appris à imiter) qu’avec son ancien rire « contenu, comprimé ». Rien qui doive là nous étonner, a priori, tout le monde sait que les profs, par exemple, ne font qu’imiter un·e enseignant·e qui les a marqué·e·s : notre hexis est dans le fond tramée de celle des autres. Et voilà ce qui trouble le héros de Bailly, quand il revient sur les lieux de sa jeunesse : « Je m’attendais à faire remonter des images de ma bande d’amies, voire des scènes avec Alexandre, mais ces souvenirs existent déjà. Ils existent en moi, je les convoque, je les alimente, je vis avec. »

La question de la procuration existentielle n’est pas neuve chez Pierric Bailly. Et c’est de toute façon un principe d’écriture fictionnelle : vivre d’autres vies que la sienne. Dans Les Enfants des autres (2020), le narrateur était persuadé que les fils de son meilleur ami étaient les siens (ou bien celui-ci les lui avait-il volés au terme d’un complot diabolique ?). En 2021, Le Roman de Jim (éditions P.O.L) raconte une histoire similaire : le narrateur finit par considérer le fils de sa maîtresse comme son propre enfant. Si bien que quand on lit page 130 de La Foudre la phrase « Je ne lui ai pas piqué que son rire », on s’attend à ce que Julien finisse non seulement par coucher avec la compagne d’Alexandre, mais aussi à tuer quelqu’un, ou à aller en prison à sa place. Tout ceci n’arrive pas nécessairement.

L’intrigue est certes découpée en cliffhangers ultra-efficaces (le livre est un vrai « tournepage ») mais Bailly joue admirablement de l’attente et de la prédiction, du cliché et de son désenchantement, un peu comme dans Les Parapluies de Cherbourg de Demy (oups, on vous a divulgâché la fin, désolé). Ainsi s’étagent au fil du roman une série de suspenses : Nadia et le narrateur vont-ils coucher ensemble ? Alexandre va-t-il être condamné pour meurtre, sachant que la victime était coupable de harcèlement à son encontre et que la mort résulte de coups « sans intentionner de la donner » ? Alexandre va-t-il découvrir la relation entre Nadia et son ancien camarade de chambre ? etc. On se laisse prendre sans peine, voire avec plaisir.

Désir triangulaire all inclusive

Ou pourrait dire : c’est tout simplement le désir triangulaire selon René Girard[2]. Le constat que notre relation à l’autre est toujours médiée, que ça n’est pas direct. Il y a un billard à trois bandes quand on est amoureux. Pour la jalousie et le désir de possession, on comprend aisément ; mais pour l’amour parental (Les Enfants des autres) ou le narcissisme (La Foudre), la proposition est plus originale – et dérangeante. Ici, l’interface sociale de John-Julien serait médiée par son grand-père et par Alexandre, même adulte, même meurtrier (« On peut dire qu’il continue à jouer son rôle de maître, de mentor. D’accompagnateur, d’éclaireur, d’éducateur. De guide. De berger, tiens. »).

Le (dé)nouement de La Foudre, on l’a dit, est inattendu pour un roman à construction d’apparence téléologique (mais d’apparence seulement, puisque le récit se présente aussi comme une tranche de vie informelle, dans ce style savamment négligé propre à l’auteur). Sans rien dévoiler, on peut dire que la ventriloquie y est à la fin réappropriée et que donc, d’un certain point de vue, ça se termine bien, ou du moins de façon satisfaisante : « Il m’arrive aussi, les soirs d’orage où j’ai la flemme de sortir, de regarder des vidéos de ciels déchaînés. Je me glisse sous ma grosse couette en duvet d’oie et, tandis que dehors ça éclate de toute part, je lance une compilation des tempêtes les plus dévastatrices. » Voilà ce que fait le narrateur, à la fin du récit, vers 2032 – on était en 2020 au début.

Est-ce à dire que le réel a toujours besoin d’être doublé de sa fiction ? Ou que, comme le conclut René Girard, « la vérité du désir est la mort mais la mort n’est pas la vérité de l’œuvre romanesque. Les démons, tels des fous furieux, se jettent dans la mer et ils périssent tous » ?

Pierric Bailly, La Foudre, P.O.L., 17 août 2023.

Cet article a été publié pour la première fois le 31 août 2023 dans le quotidien AOC.


[1] Ceci est une fiction critique.

[2] René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961.

Éric Loret

Critique, Journaliste

Notes

[1] Ceci est une fiction critique.

[2] René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961.