Suspension de jugement – sur Le témoin de Joy Sorman
De livre en livre Joy Sorman explore les manières d’habiter, en investissant avec prédilection les lieux instables, les espaces d’inconfort ou portés par une mobilité incessante : de L’Inhabitable à Gare du Nord, elle cartographie les envers du lieu, montre les stratégies subversives et inventives d’occupation d’un espace fragile ou rétif.
Mais ces lieux sont avant tout des « architectures de paroles », pour emprunter la belle formule d’Olivia Rosenthal : des lieux traversés de bruissements, de discours saisis à la dérobée ou minutieusement consignés, au point que chaque livre se fait livre de voix.
Après un précédent récit de non-fiction remarqué, À la folie, dans lequel Joy Sorman radiographiait les discours qui bruissent dans l’hôpital psychiatrique, discours de la folie et de la raison, s’échangeant en permanence, elle entre cette fois dans le palais de justice de Paris, mais à travers le prisme d’un personnage fictionnel : Bart, à mi-chemin d’un personnage de Kafka et du Bartleby de Melville. Malgré ce dispositif fictionnel, le livre s’appuie une fois encore sur un temps long d’observation, d’immersion pour ainsi dire, pour s’imprégner des atmosphères, des scénographies et des rythmes du palais de justice.
Cette immersion va de pair avec la longue durée des corps, celui de Bart en particulier qui quitte l’administration où il travaillait pour se ménager une place clandestine dans le palais, observer à longueur de journée les débats et y rester la nuit dans son « terrier ». Il se met à habiter, en intrus, un palais de justice, où l’on ne fait d’ordinaire que passer, tout ensemble cathédrale, vaisseau et mall. C’est lui le témoin qui donne le titre du roman, et qui témoigne donc de la justice, de la manière dont elle est rendue, des rituels qui la fondent, des contraintes qui la sous-tendent et des corps qui la subissent. Ce temps long de l’écoute essore le corps, fatigue l’esprit, sans émousser jamais la colère de Bart : le roman est aussi le parcours de corps, celui de Bart, de plus en plus fatigué, au costume de plus en plus défraîchi, à l’allure chaque jour plus insolite.
« Bart commence à mollir, il a ôté sa veste, dénoué sa cravate, c’est son premier jour, il faut se faire au rythme des comparutions, s’habituer à la violence feutrée de l’audience, comprendre les rouages et méandres de la machine. »
Mais c’est aussi le corps des acteurs de la justice, mis à rude épreuve, notamment dans les comparutions immédiates qui s’enchaînent à longueur de temps : des corps usés, ivres de sommeil, à l’attention qui fléchit, à la sensibilité à fleur de peau, dans une justice rendue à la chaîne, à rebours du temps long et de la complexité qu’il faudrait pour considérer chaque cas dans le détail. C’est aussi le corps des justiciables qui est rendu à travers le regard acéré de la romancière : ces corps rétifs aux codes judiciaires, parfois bravaches dans le refus de s’y soumettre, mais ces corps qui le plus souvent serrent la barre, magnétisés par le vide qui les sépare des juges, ce trou dans lequel vont se mettre à tourbillonner les destins et les jugements.
Le livre constitue un puissant réquisitoire contre la prison, saisi comme lieu de vengeance.
Le livre saisit la sérialité de la justice, enchaînant les cas à vive allure, pour mieux faire ressortir l’entropie et la répétition au cœur du dispositif judiciaire. La force du roman est de montrer cette justice à la chaîne, et de démonter les raisons qui imposent l’allure forcenée de la justice. Le roman est bâti sur l’alternance entre cas singuliers juxtaposés et méditations médusées de Bart, qui à mesure du roman met à nu les engrenages d’une justice automatique et formelle.
Si À la folie saisissait l’espace psychiatrique depuis une perspective foucaldienne, la justice décrite dans Le témoin semble imprégnée des analyses de Surveiller et punir : c’est pour l’essentiel une justice de classe, qui contraint les corps populaires, par peur des marges. Joy Sorman met à nu et à vif cette puissance d’oppression politique de la justice : c’est le dispositif judiciaire dont elle démonte les rouages à travers le regard d’abord stupéfait et ahuri de Bart, puis de plus en plus indocile. En particulier, le livre constitue un puissant réquisitoire contre la prison, saisi comme lieu de vengeance, à distance de la capacité d’inflexion intime qu’on lui prête parfois.
« Aux comparutions immédiates, il assiste à la lutte des classes – à nu, à cru, à l’os -, une guerre, sociale, civile et intérieure, de quelques-uns à l’allure prospère et éclairée contre beaucoup d’autres, les crasseux et les insolents, à une guerre, durcie et systématique, de l’ordre contre le désordre, il assiste à la mise en scène d’une réconciliation impossible : nous n’avons rien en commun disent quelques-uns à beaucoup d’autres. »
Le lecteur pourrait se demander pour quelle raison ce récit documenté sollicite les puissances du roman. On pourrait penser que la figure de Bart permet de construire une perspective oblique prenant en charge la force de dénonciation, en construisant un regard insolite, qui s’installe au palais de justice pour observer la vie collective, tout en disparaissant de sa propre existence.
C’est aussi une manière de creuser des failles et des terriers, de ménager des échappées dans ce lieu du discours plein : à la manière de bien des personnages de la littérature contemporaine, Bart est saisi par un désir de disparaître, selon la formule de Dominique Rabaté. Comme certains personnages de Carrère, d’Echenoz ou de Vasset, il fait faux bond, échappe aux normes, s’efface du monde social, mais le fait paradoxalement dans le lieu même où s’énoncent ces normes et se prescrivent les attitudes.
C’est enfin une expérimentation littéraire, pour interroger ce que fait la littérature en contexte judiciaire : quels sont les gestes et les stratégies opérés quand on appelle La littérature à la barre, pour reprendre le très beau titre de Christine Baron. Comme Bart est une figure puissamment littéraire, à la croisée de Kafka et de Melville, sa force même est de tenir à distance le discours et de tenir en échec le jugement : suspendre le jugement, c’est là sans doute un des pouvoirs paradoxaux de la littérature, qui n’ajoute pas aux discours et aux sentences, mais les enraye, les retarde et les repousse sans fin.
Suspendre le jugement, c’est sans doute une des armes de la littérature qui mobilise la force du temps long et la puissance de dépli des cas singuliers et complexes, à distance du « jugement, [de] la sentence, cette drôle de prétention à juger les autres, leurs vies, la vie même quand elle se dégonde, au nom de valeurs, célestes et incontestables, au nom de certitudes incrustées dans la pierre des frontons et des crânes, d’idées officielles et notoires. » À défaut d’explication, la littérature oppose sa force d’opacité, en guise d’élucidation, un goût pour le brumeux. « J’aimerais mieux pas » : cette force de résistance ou de dissidence que Joy Sorman mobilise à travers Bart, c’est sans doute le meilleur moyen d’opposer une force de bégaiement et une fragilité têtue de parole contre l’assurance de celles et ceux qui jugent.
Joy Sorman, Le Témoin, Flammarion