Littérature

Les insondables facéties – sur Sans valeur de Gaëlle Obiégly

Écrivain

Un petit tas d’ordure, d’apparence innocente et rencontré au hasard d’une rue, entraîne la narratrice dans une troublante tentative de sauvetage. L’occasion pour Gaëlle Obiégly d’exposer une introspection narrative et une réflexion sur la production du récit et l’archivage.

Facétie vient d’un mot latin signifiant plaisanterie, au sens littéral de ce qui est plaisant, associé à l’élégance mais aussi à l’intuition et plus encore à la notion si complexe d’esprit qui peut la rendre vertigineuse. On pourrait dire que la facétie est la crème de la plaisanterie : là où la plaisanterie peut être bonne ou mauvaise, lourde ou légère, méchante sinon excluante, la facétie, qu’elle soit espiègle ou bouffonne, échappe à cette ambivalence et au jugement moral qui en découle : elle révèle ou n’est pas, dévoilant sans rien en dire, et c’est là le sortilège qui libère l’étrangeté d’un rire interloqué.

publicité

Née avec le millénaire, l’œuvre qu’élabore Gaëlle Obiégly depuis Petite figurine en biscuit qui tourne dans sa boîte à musique (2000), et tout particulièrement depuis Mon prochain (2017), s’impose comme l’une des plus passionnantes que l’on connaisse sur la scène contemporaine par sa capacité à nous entraîner joyeusement aux lisières tragiques d’une folie que l’on peut assurément dire douce, du point de vue du lecteur embarqué. C’est mine de rien qu’elle y remet en jeu le lieu commun des évidences raisonnables, interrogeant d’une manière profondément facétieuse, précisément, les voies escarpées des petites superstitions ordinaires et autres pensées obsessionnelles qui structurent nos existences prétendument rationnelles.

Alors que Sans valeur (titre qui, n’ayant pas de prix, laisse peu de prise à qui prétendrait en juger en lecteur es-qualités) nous confronte au poison qu’est devenue l’obsession contemporaine pour les notions de valeur et d’identité, obsessions propices au plus mortifère des ressentiments et aux hantises rémanentes d’un « déclassement » fantasmé en déchéance collective, on ne peut que se souvenir ici de ce que Freud disait du « trait d’esprit ». Théorisé comme une ouverture sur les mystères de l’inconscient, dans le prolongement de l’interprétation des rêves, le Witz freudien a été d’une importance déterminante dans le cheminement de Lacan vers sa formulation devenue lieu commun qui veut que l’inconscient est « structuré comme un langage » – ou, plus précisément, que l’inconscient est structuré comme le langage tel que l’a décrit Saussure en distinguant pour la première fois le « signifiant » du « signifié » pourtant indissociables, à l’exemple de la pièce de monnaie dont le côté pile ne vaut qu’en fonction du côté face, un rouble n’est pas un euro.

Le mot d’esprit libère les puissances signifiantes, leur permet de s’arracher aux pesanteurs du sens commun, et ce faisant il est susceptible de déplacer les bornes de la raison en jouant du vide et du manque qui hantent le langage (le signifiant « pain » étant hélas plus apte à aviver la faim jusqu’à l’hallucination qu’à la combler, et autant s’épargner ici toute hypothèse quant au signifiant « amour »).

De fait, l’écriture de Gaëlle Obiégly se révèle puissamment onirique non pas par les images qu’elle génère mais par la logique qui l’anime, en quête de vérité : une logique proche de celle à l’œuvre dans le rêve et qui, pour sembler déraisonnable à l’état de veille, a un caractère absolument indubitable à l’instant où elle s’impose au rêveur, au lecteur.

Mieux vaudrait cependant, ici, parler d’inconnu plutôt que d’inconscient, toute facétie tenant sa puissance d’impact libérateur du fait qu’elle ouvre dans la langue une brèche sur l’inconnu qui tout à la fois cerne et hante nos phrases – proposition qui ne va pas sans opportunisme, puisque parler d’inconnu permet aussitôt de convoquer le dixième et avant-dernier livre de Gaëlle Obiégly, paru voici dix-huit mois, le très époustouflant Totalement inconnu[1]. Totalement inconnu réinventait merveilleusement les contours de la narration littéraire en la dotant d’une prise directe sur les forces de l’esprit : dès les toutes premières lignes, une « voix » autoritaire surgissait dans l’oreille droite de la narratrice, à Rome, un beau matin, pour commander trois cent pages durant aux actes de ladite narratrice désireuse d’élaborer une conférence qu’elle destinait à rien de moins que la mettre dans « les petits papiers » de la mort.

Faisant le choix de la docilité face aux instructions facétieuses de la voix (« Dorénavant, vous porterez des habits noirs. Nuit et jour. Ça attire la mort. Vous retrouverez ainsi Pascal. Ses cheveux auront beaucoup poussé »), la narratrice en répercutait les effets sur le lecteur, au point de rapidement l’ensorceler à son tour pour mieux lui faire partager l’expérience d’une forme de possession qui se révèle une dé-possession de soi, dès lors une potentielle libération du jugement d’autrui : « passé le choc de la pénétration », expliquait la narratrice jonglant avec les ambivalences, « je me suis abandonnée. Et j’ai même pris un malin plaisir à être possédée. Mes actes n’avaient plus beaucoup de sens. Mais ils avaient plus de poids. Le poids de la nécessité. C’était archi-troublant. »

Exerçant sa propre voix de conférencière pour maintenir le lecteur sous l’étrange pouvoir de ses folies douces, la narratrice partageait ainsi le meilleur de son expérience : aussi paradoxal qu’il y paraisse, elle constatait combien sa docilité l’avait libérée « du jugement d’autrui, de l’hésitation, libérée de la contingence », ce qui n’est pas rien, on l’admettra. Au regard d’un tel enjeu qui fait du livre une vanité, tout devenait passionnant d’être revisité sur le mode le plus joueur, depuis le soldat inconnu s’installant à demeure dans la tête de la narratrice jusqu’à la maladie qui pouvait alors la menacer de mort en passant par sa condition sociale d’hôtesse d’accueil au 125, avenue des Champs-Élysées, poste d’observation hautement privilégié dont Gaëlle Obiégly a beaucoup joué dans nombre de ses livres[2].

Rien de tel dans Sans valeur dont la narratrice, en pleine conscience, n’obéit qu’à elle-même lorsqu’elle décide de se livrer au hasard, au coin d’une rue, un hasard qui prend les traits d’un « petit tas d’ordures » abandonné sur le trottoir et qui ne se révélera pas tout à fait innocent. C’est aussi parce qu’elle est alors confrontée à la nécessité d’un déménagement qui l’oblige à faire le tri dans ses archives accumulées au long des années qu’elle ne résiste pas à l’appel de l’inconnu que peut incarner la vue de ce petit tas d’ordures laissé pour compte sur un trottoir du XIe arrondissement de Paris.

Qu’est-ce qu’on jette ? Qu’est-ce qu’on garde et pourquoi ? Aussi bien lorsqu’on écrit dans le but de composer un ouvrage, évidemment, phrase après phrase, cahier après cahier, que lorsqu’on est contraint de déménager pour plus étroit : « Faire le vide mobilise certaines facultés également indispensables à la production d’un récit. (…) Pour chaque chose, je me demandais qu’en faire. L’envoyer au paradis des archives ou la condamner au néant du sac-poubelle. »

Pour le résumer brutalement, c’est bien le sujet apparent que se donne le livre, à l’occasion d’un tri rendu nécessaire par une expulsion locative d’autant plus perturbante qu’elle intervient à l’issue de quatorze années passées dans une ancienne fabrique parisienne de luminaires transformée par ses premiers occupants en logements et en ateliers, alors que la narratrice n’a plus d’autre choix que de quitter Paris et ses loyers exorbitants pour la proche banlieue : à quoi et au nom de quoi donnons-nous de la valeur, dans nos vies ?

Plus exactement, à quoi prêtons-nous cette valeur et, en retour, qu’est-ce que nous lui cédons de nous-même, nous qui ne faisons nous-mêmes que passer (en cette époque mutante où le corps lui-même se voit offert la perspective du recyclage à travers le don d’organe, certes, mais aussi, désormais, à travers une pratique autorisée dans plusieurs endroits du monde, dont la ville de New-York : « cela s’appelle l’humusation ou le compostage humain. Ta dépouille mortelle est couchée sur la terre et les micro-organismes te transforment en humus sain et fertile. Tu reprendras vie dans des jardins, dans des forêts, des bocages. (…) Je trouve ça aussi rassurant que le paradis. Ce que l’on fera de nous, peut-être que ça ne vaut pas la peine d’y penser. »).

Un court texte plein de saveurs qui déborde d’imagination

Tout résumé nécessairement brutal, évidemment, fait l’impasse sur le plus important, c’est-à-dire, sur ce qui compte dans Sans valeur comme ailleurs : car tout ici est dans la manière de dire bien davantage que dans ce qui se dit, quand bien même il s’y dirait des choses très pertinentes et actuelles (et par exemple sur le rapport étymologique entre l’archive et l’autorité, sur ce que l’on jette par souci de dissimulation ou encore sur la question du temps qui transformera le très inutile ticket de métro perforé en précieux sésame d’une époque révolue), d’autant que la question de la valeur est aussi une question très matérielle entremêlant l’économique et le politique.

À sa façon volontiers digressive ou incidente, le texte le marque d’emblée, lorsque la narratrice évoque son déplaisir à « écrire au verso d’une feuille de papier, ce que je suis bien obligée de faire pour économiser le papier. Ce souci du papier a changé de nature. Dans ma jeunesse je faisais attention par manque d’argent et désormais parce que je pense aux arbres abattus ; abattus notamment à cause de ma graphomanie. J’écris avec un sentiment de culpabilité et je publie avec honte à cause de ce que je fais subir à notre planète surexploitée. Donc, parfois, plutôt qu’écrire, afin de préserver les forêts, je fais du sport ».

Comme ce jour, donc, où tout commence de ce qui va être raconté : son souci de ne pas se rendre complice de la déforestation en cédant à un besoin compulsif de noircir du papier amène la narratrice à sortir une fois enfilées ses chaussures de running, un « vieux modèle vendu au rabais » : « Je n’achète que des vêtements de seconde main ou bien je mets les choses qu’on me donne. Selon la même évolution qu’avec le papier puisque, dans ma jeunesse, j’achetais mes vêtements aux Puces par manque d’argent, par dandysme aussi, et désormais par responsabilité écologique », ce qui n’empêche pas le dandysme de se perpétuer, on ne peut que le noter.

Il n’est pas certain, pour autant, et il faut le préciser, que le terme employé jusqu’ici de narratrice convienne au court texte plein de saveurs qu’est Sans valeur, qui ne relève en rien du registre de la fiction. On pourrait même se risquer à assurer qu’il n’y a pas ici la moindre once de fiction, que tout est vrai quoi qu’il en coûte (« Il me coûte de mentionner mes chaussons. Les remplacer par des pieds nus serait plus sexy, ou même par des chaussures. Mais ce serait mensonger et donc sans valeur, selon mes critères »). Cette précision contraint aussitôt à en amener une autre : l’absence de fiction n’a aucun rapport avec la question de l’imagination, et on le mesure à chaque page : parce que Sans valeur déborde, littéralement, d’imagination – au point que tout le problème semble être de trouver la forme qui permet de la contenir (de même qu’il a fallu inventer la bouteille ou la cruche pour conserver l’eau, ce qui n’est pas une question d’archive).

De fait, de l’imagination il en faut pour prêter vie, interroger, converser au fil des jours, se disputer aux lisières du ressentiment affectif avec un « petit tas d’ordures » ramassé dans la rue, et qui de lui-même et en miroir en vient à interroger les motivations réelles de la narratrice. Pourquoi s’est-elle arrêtée devant ce petit tas d’ordures que quelqu’un qui avait donc su faire le tri avait décidé d’abandonner ? Pourquoi l’a-t-elle observé, y a-t-elle risqué les mains avec l’impression bientôt d’être en présence d’un être vivant ? Dès lors, il n’était plus « possible de le laisser ainsi sur le trottoir. D’une certaine façon, il m’agrippait le bras. Sans la moindre hésitation, j’ai décidé de le prendre en charge. J’ai eu vite fait de récupérer un cageot chez la marchande de fruits et j’y ai placé le petit tas d’ordures. Je l’ai serré contre moi comme un couffin. C’était Moïse sauvé de l’incinérateur de déchets. Sérieusement, je voyais ça ainsi. »

Quel a été le déclencheur de cette vague d’émotions face au petit tas d’ordures qu’une personne avait, soudainement ou non (peut-être était-ce mûrement réfléchi), décidé de déposer à l’angle d’une rue ? Était-ce l’appel du livre d’Etty Hillesum, livre qui ne s’est jamais pris pour un livre (les écrits intimes d’Etty Hillesum ayant été publiés après sa mort à Auschwitz en 1943), qui ne trônait pas tant qu’il « surnageait » sur le tas de rebuts ? Ou bien les deux journaux intimes enfouis plus loin dessous, les photographies, les cartes postales, les prospectus, le ticket de bus Eurolines qui rappelle à l’auteure un trajet qu’elle a fait autrefois sur la même ligne Paris-Bruxelles, trajet qui devait l’emmener bien plus loin que prévu, jusqu’aux États-Unis ?

Ou bien, ce serait moins glorieux mais l’idée se présente, serait-ce le ticket de loterie visible lui aussi qui l’a arrêté comme s’il avait été placé là pour ce faire, fallacieuse cerise sur le petit tas d’ordures mis en évidence pour qu’un passant vérifie aussitôt que le tirage n’ayant pas encore eu lieu ce ticket reste donc potentiellement gagnant : pourrait même, et pourquoi non, permettre à l’auteure qui ne pratique pas les jeux de hasard de rester grâce à eux dans Paris intramuros ?

Dès qu’elle y plonge et le sonde, le petit tas d’ordures tient de l’installation artistique soigneusement conçue pour nourrir toute une histoire, l’histoire d’une femme en fuite, peut-être, une femme abandonnée qui abandonne avant de prendre un nouveau départ. Ainsi abordé, cet étalage « pourrait prendre place dans un musée, il serait alors protégé par une vitre et surveillé ». Il tient tout autant du fétiche protégeant des mauvais sorts du déménagement, dans cette histoire, et, bien entendu, renvoie au petit tas de secrets dans ce que le secret a de plus commun : chacun trouverait matière à s’y reconnaître, dans ce dont un inconnu a voulu se débarrasser là, et l’auteure à l’imagination inquiète un peu plus facilement que d’autres.

On pourrait en somme parler de négatif, au sens photographique du terme mais pas seulement, car ce négatif n’est pas loin de se révéler le négatif de son époque, au bout du compte qui n’a rien d’un conte, susceptible de provoquer un mouvement de colère – et bien qu’il n’y ait ici nulle trace de fiction, on s’en voudrait de « spoiler » la tournure amère du ressentiment qui niche au cœur du petit tas d’ordures qui a peut-être été abandonné, et c’est encore une autre hypothèse, comme une vieille peau de serpent. On ne résiste pas, ici, au désir de citer Sartre à tort et à travers, car enfin, une fois rangé « l’impossible Salut au magasin des accessoires » et même le geste artistique « que reste-t-il ici ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »

Voilà en tout cas que le déchet se fait matière sensible, le rebut rébus d’une vie à déchiffrer pour empiéter sur une ignorance qui ne se limite pas à la personne déposée là en ses petits secrets, une vie de ratée, sans doute, mais quelle vie ne l’est pas hors les apparences ?

Connais-toi toi-même, semble cependant murmurer le petit tas de secrets sans valeur mais qui n’a pas de prix, petit tas d’ordures interpellé comme tel mais qui se transforme sous nos yeux en instrument de connaissance, cet antonyme de l’ignorance, sans réclamer aucune forme de jugement, que ce dernier prétende trancher du bien ou du mal, ou du beau et du laid : car «nous n’avons pas à nous demander si c’est laid ou si c’est beau, à vrai dire. Le sentiment d’avoir créé quelque chose qui a de la vie est supérieur à ces deux notions de laid et de beau. Pour moi, c’est le seul critère en matière d’art. Et ce qui a de la vie ne cherche pas à devenir une œuvre d’art, cela advient. Ou pas », sur la page comme dans la vie.

Gaëlle Obiégly, Sans valeur, Bayard, coll. « Littérature intérieure », 80 pages, janvier 2024, 14 €


[1] Christian Bourgois éditeur, août 2022.

[2]Tout particulièrement dans n’être personne (2020), dont la narratrice se trouvait coincée dans les toilettes de son entreprise, un vendredi soir, dépourvue de téléphone mais – heureux hasard – munie d’un stylo porté en pendentif sur son uniforme d’hôtesse, stylo qui lui permettait aussitôt de partir en digressions saisissantes comme d’autres en week-end, puisqu’en ces lieux le papier ne manque pas.

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

Rayonnages

LivresLittérature

Notes

[1] Christian Bourgois éditeur, août 2022.

[2]Tout particulièrement dans n’être personne (2020), dont la narratrice se trouvait coincée dans les toilettes de son entreprise, un vendredi soir, dépourvue de téléphone mais – heureux hasard – munie d’un stylo porté en pendentif sur son uniforme d’hôtesse, stylo qui lui permettait aussitôt de partir en digressions saisissantes comme d’autres en week-end, puisqu’en ces lieux le papier ne manque pas.