Littérature

Bref retour sur la sortie de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne

Écrivain

L’Archipel du Goulag a 50 ans : revenir sur la sortie du grand livre d’Alexandre Soljenitsyne et sur sa réception tumultueuse permet de comprendre comment il a non seulement secoué le monde littéraire, mais a aussi agi comme un miroir révélateur des tensions politiques et idéologiques de l’époque.

Il y a cinquante ans paraissait L’Archipel du Goulag. C’est un anniversaire, comme les cent ans de la naissance de Lénine, dont les lecteurs d’AOC viennent d’avoir l’occasion de prendre quelques nouvelles.

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Parution donc ou « sortie » puisque le livre ne put paraître que parce qu’il était sorti, en cachette, d’URSS, dans des conditions à la fois rocambolesques et tragiques, comme souvent pour ce qui touche à la Russie. Parution totalement inaccoutumée puisqu’il parut d’abord en russe à Paris à la fin du mois de décembre 1973 avant de paraître en français en juin 1974.

Une chose fut le temps de la conception, une autre le temps de la rédaction, une autre encore le temps de la dactylographie. Trois exemplaires de ce livre d’un millier de pages furent tapés à la machine à écrire par des petites mains, prêts à circuler en « samidzat » et reproduits sur microfilms. Mais une de ces dactylographes, Elizaveta Voronianskaia, est arrêtée à Leningrad par le KGB. Soumise cinq jours et cinq nuits à un interrogatoire implacable, elle finit par révéler la cachette où, de son propre chef, elle avait enterré par précaution un exemplaire. Libérée, elle se pend à son domicile. Quand il l’apprend, Soljenitsyne n’a plus d’autre choix que de faire publier son roman à l’étranger. Depuis plus de cinq ans, il subit affront sur affront, insulte sur insulte, offenses qui rappellent l’esprit des pires années du stalinisme. Par force d’âme, il fait front et il refuse de s’exiler. Alors, en février 1974, il est déchu de sa nationalité, expulsé. C’est le premier depuis Trotski et, comme autrefois Lénine, il trouve refuge à Zürich.

La publication en russe de L’Archipel du Goulag dans une petite maison rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, au cœur du quartier latin, ne passe pas inaperçue. Le titre intrigue à une époque où le mot « goulag » n’était ni très connu ni très utilisé. La parution des bonnes feuilles dans L’Express en janvier met le feu aux poudres. Le bannissement amplifie l’impact du livre. C’est un tremblement de terre assez exceptionnel et, à vrai dire, imprévisible.

D’un côté, il y a les défenseurs et les thuriféraires du roman, la plupart pour de bonnes raisons qui tiennent peu ou prou à la littérature et à l’histoire, regroupés autour de la revue Esprit et de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur. De l’autre côté, il y a ses contempteurs. Le Parti communiste français occupe la place centrale et efficiente. S’il ne lésine pas avec les critiques comme lors de l’affaire Kravchenko en 1949, son attitude diffère, pour trois raisons. J’ai choisi la liberté n’avait pas de prétention littéraire, l’époque n’était pas la même et le PCF avait alors sorti la grosse artillerie, l’attaquant avec les accusations, les injures et les arguments les plus lamentables qui soient, quel que fût le contexte de guerre froide.

Tout l’automne, le PCF n’a rien vu venir. Il tient un discours lénifiant. Après un entretien accordé par Soljenitsyne au journal Le Monde, il fait valoir la liberté de parole dont jouit l’écrivain dissident, occultant toutes les atteintes aux libertés ; mieux, si on peut dire, il vante l’évolution de l’URSS vers la démocratie. Le 14 janvier, la condamnation officielle de Soljenitsyne et la qualification de « renégat » sont aussitôt relayées et reprises à leur compte par des communiqués et des articles de L’Humanité ; le cœur de la critique est une espèce de « à quoi bon (et pourquoi) remuer tout ce passé aujourd’hui, on le connaît et l’URSS elle-même l’a dénoncé » ; le ressort mensonger de cette critique (dont l’écho est éloquent depuis le début de la guerre en Ukraine) met en avant la réhabilitation du général Vlassov, passé avec ses hommes du côté de l’ennemi nazi.

En février, au moment de la déchéance de nationalité et de l’expulsion, le parti communiste et L’Humanité font tout à l’envers. Ils insistent sur « la campagne antisoviétique » et rappellent que « repousser l’antisoviétisme c’est l’affaire de tous », accablant Soljenitsyne et escamotant les millions de morts du goulag. Aussitôt, un nouveau reportage en URSS chante « un monde où les mots chômage et hausse des prix sont inconnus » et les signes éclatants de la réussite scolaire. Obnubilé par l’échéance de l’élection présidentielle de mai 1974, il laisse échapper le fil de l’histoire.

Par ailleurs, il serait intéressant d’étudier en parallèle l’accueil réservé à L’Archipel du Goulag dans un pays comme l’Italie où les éditions Mondadori le publient dès le mois de mai. Les réactions sont pour le moins réservées, voire sévères, de la part d’écrivains notoires et aussi variés que Primo Levi, Pietro Citati, Moravia, Calvino, Eco. Malgré une certaine similitude politique, la plus grande distance affichée et conçue par le PCI à l’égard de l’URSS, la subtilité de son secrétaire général, Enrico Berlinguer, l’ont sans doute préservé à la fois de cet angle d’attaque par ses rivaux et de ses vieux démons.

Ce cinquantenaire peut être aussi l’occasion d’une esquisse d’ego-histoire qui n’est pas forcément égotiste ou alors d’un égotisme entendu avec la distance qu’y mettait Stendhal, autant bien choisir ses exemples. Le terme d’ego-histoire a fleuri dans les années 80 à la suggestion de Pierre Nora, suite à son travail sur les Lieux de mémoire. Dans cette perspective, on ne rappellera jamais assez l’importance d’une archi-chronologie. Ainsi, à la fin de l’année 1973, je n’avais pas vingt-cinq ans, j’avais terminé mes études, je commençais ma thèse avec Maurice Agulhon, je penchais déjà vers la littérature et je venais de lire le livre qui m’aura fait battre le cœur le plus fort, L’arrière-pays d’Yves Bonnefoy.

Il s’agit donc ici d’un moment ou, plutôt, d’un nœud comme dirait justement Soljenitsyne même s’il s’est cassé les dents sur ces « nœuds » avec le roman La roue rouge qui était censé donner un équivalent à Guerre et Paix avec la Révolution russe. La question est simple : pourquoi n’ai-je pas lu l’Archipel du Goulag quand il est sorti ? La réponse est forcément plus complexe. J’ai le sentiment que la question ne m’est pas réservée et que, si des esprits plus éclairés l’ont lu et en ont été enthousiasmés à l’époque, je n’ai pas été le seul à passer à côté. Ce n’était pas de l’indifférence ni vraiment un préjugé. J’aimerais donc comprendre ce qui m’en a tenu à l’écart, ce qui m’a offusqué (du latin, obscurcir, rabaisser), les ombres qui ont entravé ma vue, sans pour autant m’aveugler, qui m’ont porté à rabaisser a priori ce livre au lieu de le relever. Y revenir aujourd’hui nécessite bien entendu de se garder de la fameuse illusion rétrospective redoutée par Pierre Vidal-Naquet.

Ce n’est pas l’argument d’autorité, j’espère qu’on m’en fera crédit, ni même une pression diffuse. Pour aller vite, je vois quatre raisons. La première, on ne peut quand même pas en faire abstraction, tient à la situation internationale – en premier lieu, le coup d’Etat militaire au Chili, le suicide du président Allende, la chasse aux militants, les primes à la délation et les disparitions, la pénurie de bois à Antofagasta pour fabriquer les cercueils, le collège des médecins qui établit la liste de leurs collègues « à radier, à arrêter, à fusiller », la mort de Neruda, les fusillés par groupes de trente à quarante qui tombaient en chantant l’Internationale. Est-ce un an ou deux plus tard, mais Soljenitsyne ne cachera pas sa sympathie pour le régime du général Pinochet. Ce n’est pas faire injure à l’écrivain, encore moins au livre qu’il a écrit, de le mentionner pour tenter d’éclairer le paysage.

La seconde et la troisième raisons nous ramènent à la littérature, et c’est tant mieux. D’une part, j’avais lu et admiré Une journée dans la vie d’Ivan Denissovitch, paru dix ans plus tôt avec l’aval il est vrai des autorités soviétiques de l’époque, un livre pionnier, bref, remarquable, sur la vie – et la mort – dans les camps. Je m’estimais donc en quelque sorte dispensé de cette suite, monumentale, sans percevoir ce qu’elle pouvait avoir de plus fort et de systématique. D’autre part, j’avais lu et immensément aimé le roman La mort du vazir-moukhtar de Tynianov publié chez Gallimard dans la collection « Littératures soviétiques », riche d’innombrables titres et auteurs comme le Kara-Bougaz de Paoutovski ; et, naturellement, il y avait encore à découvrir d’autres territoires romanesques, l’américain et l’italien en particulier.

La quatrième raison déplace légèrement la question dans le temps. Pourquoi ne l’ai-je pas davantage lu dans les années quatre-vingt ? La réponse reste intégralement dans le champ littéraire et n’a rien à voir avec le peu d’empathie que pouvait susciter l’écrivain, ni l’antipathie que provoquaient ses idées franchement rétrogrades et l’écoeurement que soulevait son antisémitisme. D’abord, j’avais choisi de lire Le premier cercle en raison de la référence à Dante. Ensuite avaient paru et j’avais lu avec beaucoup d’intérêt Vie et destin de Vassili Grossman et davantage encore en raison de la qualité de sa langue les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov. L’un et l’autre ne le cédaient en rien à Soljenitsyne, au contraire. Simplement, ils n’avaient pas eu le prix Nobel et, en quelque sorte, la place était prise.

C’est un très grand livre qui a changé le monde

Lire aujourd’hui L’Archipel du Goulag est une aventure passionnante. Je ne sais pas si c’est un chef d’œuvre littéraire mais c’est à coup sûr un très grand livre et, surtout, le livre dont on dit, et dont on pense avec plus ou moins d’hyperbole, qu’il a changé le monde. Certes, je continue à préférer tout Chalamov. Mais la question n’est pas là. Et j’ai compris, ou cru comprendre, concrètement, le tir de barrage effectué par le PCF contre sa parution. Que ce pare-feu et ce déploiement d’artillerie furent d’une inintelligence et d’une maladresse insignes et contre-productives est un constat affligeant.

J’imagine que les lecteurs russophones sollicités par la direction du parti communiste ont livré un compte-rendu de toutes les « bonnes » raisons pour lesquelles il ne fallait pas le lire. La plus visible était certainement le lien indissoluble établi entre la terreur du temps de Staline et la terreur du temps de Lénine, qui menaçait de faire tomber le dernier rempart préservant l’idéal de cette révolution. Mais je suppose que les plus subtils ont attiré l’attention sur le chapitre intitulé « Les mouflets ». Le plus terrible, à mes yeux, je l’ai trouvé dans ce chapitre à la page 497 (dans l’édition Points).

Au début de la guerre, un décret du présidium du Soviet Suprême exigea que les enfants dès douze ans ne soient plus seulement jugés et condamnés avec le maximum de sévérité, y compris la peine de mort, pour un délit qu’ils avaient commis, mais qu’ils le soient même si le délit ou le « crime » était simplement intentionnel. Et tous les magistrats appliquèrent sans moufter la loi, tous les membres du parti acquiescèrent. Le tarif fait froid dans le dos : huit ans de camp pour une poche de culotte remplie de pommes de terre volées au kolhoze.

Lire ces pages dans un pays où Les Misérables sont un repère fondamental de notre imaginaire risquait en effet d’ébranler une foi bien établie. C’était mettre à mal la gouaille de Gavroche et l’injustice majeure à l’encontre de Jean Valjean condamné au bagne pour le vol d’un pain dans une boulangerie. L’ironie ravageuse de Soljenitsyne avive la plaie : « les concombres étaient moins prisés » ; le vol d’une dizaine de concombres ne valait que cinq ans de camp. Les exemples abondent, rendant concret et d’autant plus terrifiant le tableau, ruinant tous les beaux discours sur la jeunesse du monde, etc. Je ne prétends pas que des centaines de milliers de spectateurs français aient vu dix ans plus tôt le merveilleux film de Klimov, Soyez les bienvenus, dans un camp de colonies de vacances, léger, drôle, narquois, poétique, mais le rapprochement pouvait laisser songeur.

Parmi les observations retentissantes du roman, je retiens que le régime stalinien a conduit le peuple russe à renoncer à « la mansuétude » et à se replier sur sa « mangeoire ». Parmi les visions terrifiantes, je retiens « les cadavres raidis empilés comme des bûches » autour des tentes où logent les prisonniers parce que le sol est si profondément gelé qu’on ne peut pas les enterrer. Parmi les constatations évidentes, je retiens qu’il n’y a pas d’éloge du général Vlassov ni de ses hommes mais la volonté de comprendre ce qui avait pu les conduire à passer de l’autre côté et, à l’évidence, le raisonnement est troublant.

Une ébauche de dialogue avec Chalamov contribue aussi à faire de L’Archipel du Goulag un singulier ouvrage. Soljenitsyne met l’accent sur leur divergence de vue. Il le fait de façon naturellement biaisée, mais l’idée est doublement intéressante par le point commun qui en ressort (la possibilité d’une « élévation » en prison) et par l’optimisme opiniâtre dont Soljenitsyne témoigne malgré tout. Il faut dire que Chalamov était un diamant noir, sorti de dix-sept années de camps, cassé, anéanti, renié par sa femme et sa fille bien qu’il ait été réhabilité, malade, amer. À ses yeux, Soljenitsyne n’avait pas saisi la nature insensée du goulag ni ses abîmes et son statut éminent ne faisait qu’aggraver la détresse qui le mangeait à petit feu. À sa mort, en 1982, il n’avait donc publié que les poèmes écrits là-bas pour ne pas complètement mourir, si on peut dire, alors que ses Récits de la Kolyma constituent un prodigieux spécimen de littérature à l’état brut, dépourvue d’espérance.

Soljenitsyne a choisi un autre créneau, une autre démarche. On n’en finirait pas avec la richesse de ce roman, vous pouvez l’ouvrir où vous voulez, vous arrêter pour reprendre votre souffle, l’ouvrir à nouveau, vous serez toujours saisi. L’archipel du goulag est un formidable voyage, dans la tradition russe où les héros traversaient la steppe en télègue sous les bourrasques de neige. Il est encore l’occasion de rendre justice à Julius Margolin, oublié, puni de six ans de camp pour avoir enfreint la loi sur les passeports, dont le Voyage au pays des Ze-Ka fut le premier témoignage inouï et inaudible écrit au lendemain de la guerre.

L’Archipel du Goulag rayonne comme un vieux morceau de charbon. Cinquante ans après, on ne peut qu’être frappé par le pouvoir de ce livre, impressionné par les libertés qu’il prend, bouleversé par les histoires qu’il raconte, intimidé par la puissance qu’il a gardée et qui en fait, par la force des choses, un classique. Soljenitsyne est un rhapsode qui coud et ajuste les chants d’une sorte de poème épique immémorial. Il paraît dans le sillage de Mandelstam, le caractère bien trempé pour descendre dans l’enfer y porter une torche et pour en remonter, poussant un peu plus loin la vieille dialectique des vivants et des morts, approchant encore par sa prose les vers du Requiem d’Anna Akhmatova. À son crédit, j’aimerais enfin ajouter le sentiment d’une parenté avec Svetlana Alexeieva comme si ce chef d’oeuvre qu’est La fin de l’homme rouge tenait pour une part de cet éventail ouvert et largement déployé par L’Archipel du Goulag.

Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, Points, Paris, 2021 (1973).


Bernard Chambaz

Écrivain, Poète