Littérature

Vita viva – sur Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour de Pascal Quignard

Écrivain

Pascal Quignard vient de publier ses Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, où il propose un éloge et une défense de l’amour conduite d’une manière telle que, dans sa sauvagerie savante, elle va avec virulence contre tout ce en quoi notre humanité veut croire.

Sous un autre titre et chez un autre éditeur que ceux que son auteur lui a choisis, sans doute le nouvel opus de Pascal Quignard aurait-il pris sa place – la XIIIe – dans la monumentale série de son Dernier Royaume, série commencée il y a plus de vingt ans avec Les Ombres errantes, Sur le jadis, Abîmes et à laquelle Les Heures heureuses vient tout juste de s’ajouter, perpétuant ainsi ce formidable feuilleton romanesque et poétique auquel rien ne se compare et que rien n’égale vraiment dans la littérature d’aujourd’hui.

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À peine a-t-on reposé un livre de l’auteur que déjà l’on se retrouve avec le suivant entre les mains. J’allais écrire familièrement : sur les bras ! Mais sans scrupule, pour ce livre fraîchement sorti des presses, on délaisse aussitôt tous les autres qui, publiés auparavant, attendront bien, s’ils en valent autant la peine, que vienne leur tour.

On aurait tort de s’en plaindre. L’opinion s’imagine souvent, semble-t-il, que la qualité d’un grand écrivain se mesure à la rareté de ce qu’il produit. Il est ainsi des auteurs dont la réputation croît proportionnellement au soin qu’ils mettent à ne plus rien publier depuis longtemps. Et l’on dirait, à voir la dévotion qui entoure ces derniers, que les lecteurs leur sont surtout reconnaissants de leur épargner l’épreuve d’un nouvel ouvrage et reconnaissants surtout d’accréditer de la sorte l’idée que la vraie littérature appartiendrait maintenant au passé.

Pascal Quignard, lui, apporte la preuve du contraire. Il démontre qu’aujourd’hui encore et même en ce début de XXIe siècle où l’écran remplace déjà la page, on peut mettre sur la table des librairies qui restent au moins un chef-d’œuvre par an, qu’il n’y a là rien d’impossible ou bien d’extravagant.

Le titre déroute. Et sans doute à dessein. Il semble annoncer, pour reprendre Kierkegaard, quelques « miettes philosophiques » ou le « post-scriptum » ajouté à celles-ci. Dans son « Avertissement », Quignard s’explique. Sur le sujet dont il traite, par rapport à ce que Freud ou Ferenczi en ont dit, il ne prétend rien apporter de très neuf. À l’instar de Dumézil, faute de pouvoir faire mieux, il entend seulement livrer au lecteur le contenu de quelques dossiers dont, à défaut d’être bouclés, il sait qu’ils ne prendront jamais place dans aucune démonstration systématique.

Parce que le temps manque. Il manque toujours. Et plus encore à mesure qu’il passe. Il faut transmettre ce que l’on ne saurait pas finir. D’où la note discrètement mélancolique et presque testamentaire que fait entendre le texte. Les jours s’écoulent : « Le bourdonnement de l’eau qui passe est si doux à ceux qui s’en vont. C’est un tel chagrin de mourir. »

Mais l’entreprise n’est pas vaine. Ne serait-ce qu’en raison du plaisir qu’elle procure. « Toute étude est une joie » déclare Quignard. Pour le lecteur autant que pour l’auteur. Car il y a une grande joie, toujours, à lire un livre qui vous enseigne et qui vous élève.

Ce serait une erreur que de ne considérer dans les livres de Quignard que l’exercice érudit auquel ils ne se réduisent pas. L’éloge savant qu’ils proposent est celui de l’âme sauvage.

On y retrouve ce que l’on savait, ce que l’on croyait savoir à peu près mais dont on réalise, au fond, qu’on l’ignorait tout à fait : les mythes que l’on a lus enfant, émerveillé ou épouvanté mais sans bien les comprendre, tirés d’Hésiode, d’Homère ou d’Ovide (ici : Éros, Tirésias, Hero et Léandre notamment), les légendes sorties des Évangiles et des histoires saintes (ce qu’il advint, par exemple, de Marie après la mort de son fils sur la Croix et comment elle ne revit pas le corps ressuscité de celui auquel elle avait donné naissance), les récits et les réflexions que recèlent les livres que nous ont laissés les auteurs du passé (de Pline à Masoch ou Heine en passant par Montaigne) et les mots qui, appartenant à des langues qui ne sont plus les nôtres, composaient les phrases de ces livres et dont chacun, si l’on en déplie l’étymologie jusqu’à toucher au noyau inexplicable qu’elle abrite, semble contenir les germes d’un roman qui ne demande qu’à se raconter sans fin.

Telle est, le lecteur le sait, la manière, magnifique, de l’auteur. Mais ce serait une erreur, le lecteur le sait aussi, que de ne considérer dans les livres de Quignard que l’exercice érudit auquel ils ne se réduisent pas. L’éloge savant qu’ils proposent est celui de l’âme sauvage. Le savoir n’y sert que de sentier en direction du non-savoir au sein duquel il se perd. Selon la formule de Georges Bataille duquel, sans lui ressembler mais animé d’une même passion pour l’impossible, obsédé par les mêmes objets, fasciné par les mêmes fables, Pascal Quignard constitue sans doute le seul héritier, le seul en tout cas à se situer aujourd’hui à sa hauteur. « L’inavouable, l’intime, l’inéducable, le sexuel, le sauvage, l’originaire, l’invisible sont indémêlables » lit-on.

Telle est la matière mêlée de cette « vita viva », de cette « vie vivante » qui est aussi « vita nova », « vie nouvelle », antérieure aux mots qui cependant ne parlent que d’elle, « immarcescible » c’est-à-dire toujours renaissante et dont témoignent les territoires muets de l’enfance ou de l’animalité, celle des rapaces, des félins et des fauves farouches (les chats dans la compagnie desquels vit l’auteur et auxquels il consacre la page la plus juste), celle aussi de l’amour qui donne son titre à son ouvrage.

C’est pourquoi, ces Compléments évoquent, parmi tous les volumes de Dernier Royaume, celui qui fut le premier, Vie secrète, originellement publié en 1998 et ultérieurement repris à la huitième place au sein de la série. Tout simplement parce qu’il a pour sujet l’émerveillement sans merci d’aimer. « Le retour de l’autre corps, écrit Quignard, animal, entièrement dépouillé de ses vêtements, nu comme jadis dans le ventre de sa mère, tout à coup apparaissant à l’intérieur du réel, dans l’ombre de la chambre, est peut-être la seule grande chose bouleversante qui vaille dans les jours. »

Un éloge de l’amour ? Très certainement. Ou plutôt : une défense (et une illustration) de celui-ci. Mais conduite d’une manière et en des termes tels que, dans sa sauvagerie savante, elle va avec virulence contre tout ce en quoi notre humanité veut croire. Le puritanisme qui prévaut à toute époque mais auquel la nôtre donne la dimension que l’on sait, Pascal Quignard le prend pour adversaire, nous rappelant l’obscène et scandaleuse vérité de l’amour. Car il n’est pas, en dépit de ce l’on en dit afin de s’en détourner, cette relation pacifiée, égalitaire, inoffensive et domestiquée entre des êtres destinés à faire heureusement couple, famille et société.

Au contraire et puisque la lyre que tient Éros est également l’arc qu’il tend, l’amour déclare la guerre et il confronte chacun à la violence, à la différence (à la différence sexuelle s’il faut mettre les points sur les i), au vertige et à l’anéantissement, il ne conçoit pas de séduction qui ne soit aussi prédation, la vulnérabilité et l’humiliation y ont leur part, il est expérience de la chute (puisque c’est toujours dans les bras l’un de l’autre que l’on tombe) et il sépare plutôt qu’il ne réunit, rendant chacun à cette solitude essentielle à la faveur de laquelle on fait sécession d’avec tous : « À la lumière de la différence sexuelle s’animent le sauvage, l’archaïque. Lors du dévoilement des deux sexes s’adresse, peut-être, en effet, la métamorphosante, la bouleversante, l’irrémédiable féralité de notre destin. Cette relation ne cesse de redevenir sauvage par rapport au groupe qui soit la met au secret, soit se déroute d’elle. » Ainsi s’ouvre, par exception et par effraction, « cette aire extraordinaire d’irrespect sacré où seuls pénètrent les amants ».

En un sens, en ce sens, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, plutôt qu’un traité sur l’art d’aimer, constitue un livre de combat. C’est ainsi qu’il devrait être lu. L’auteur n’en fait d’ailleurs nullement mystère. Il explique dans son premier chapitre comment en 2006, se trouvant aux États-Unis alors qu’on y promulguait le Broadcast Decency Enforcement Act qui proscrivait les « images indécentes », il eut la certitude que peu de temps restait avant que, franchissant l’Atlantique, la censure ne s’exerce également sur le sol de la vieille Europe.

D’où les ouvrages qu’à son retour l’auteur composa afin d’y préserver et d’y publier tant que cela demeurait possible les images qui seraient bientôt interdites – ouvrages dont l’un fut d’ailleurs censuré et l’autre vandalisé. « Il est possible, affirme Quignard, que la seule féérie qui règne de manière tyrannique au fond de la psyché soit la pornographie la plus crue, la moins sublimée, la plus animale, la plus indomesticable, la plus fière, la plus sincère, la plus indemne, la plus sainte, la plus pure… Tout le reste est rationalisation, dénomination, symbolisation, décoration, déguisement. Verbalisation c’est-à-dire mise à distance, dédain, discrédit moral, édulcoration sentimentale, oubli ou plutôt obliviscence. »

Il est, nous rappelle Quignard, une sauvagerie à laquelle se rattachent l’amour, le silence, la solitude et cette « aparlance » propre à l’écriture et à la lecture.

En un sens, en ce sens aussi, autant qu’un plaidoyer contre le puritanisme et la censure qu’il exerce, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour constitue également, de manière plus ample, un livre politique. Et même si l’auteur, sans doute, ne ferait pas sien ce qualificatif. La démonstration court tout au long du livre mais elle se trouve principalement exposée dans le chapitre qu’il consacre à La Boétie et à son Discours sur la servitude volontaire auquel l’auteur préfère restituer son titre originel, le Contre-Un : « Contre Un cela veut dire contre le monos (le monarque, la monarchia), contre le groupe qui se veut “un”, qui se prétend “uni-versel” (le demos, la demokratia). » Freud – référence essentielle à laquelle Quignard retourne sans cesse – nous avait averti du caractère criminel de toute société qui repose sur un meurtre commis en commun.

Mais ce crime, insiste Quignard, est incessamment en cours : « Coalition, c’est ce mouvement fou, panique, de pogrome, de sacrifice sanglant, de meute prédative, de messe religieuse, c’est cette terrible “coalescence” qui fait le fond de l’unité sociale de chaque communitas humaine. »

Quand on en appelle partout à refaire du « lien social » pour nous préserver de la violence qui nous menace – sans vouloir comprendre que c’est toujours au nom du « lien social » que s’exerce la violence –, il est, nous rappelle Quignard, une sauvagerie à laquelle se rattachent l’amour, le silence, la solitude et cette « aparlance » propre à l’écriture et à la lecture, qui autorisent un « pas de côté » – « hors du rang des assassins » disait Kafka. La Boétie donne l’exemple et, à l’époque où la domination débutait, il enseigne qu’« il ne faut même pas s’opposer au pouvoir : opposer, c’est y croire, la lutte l’entérine », « il faut fuir celui qui prend le pouvoir, celui qui accapare la violence, celui qui domine et qui, pour dominer, tue. »

D’où l’invitation que La Boétie, tel que le lit Quignard, nous adresse et dont on mesurera, à lire les quelques phrases qui suivent, à quel point elle va scandaleusement à l’encontre de tout ce en quoi on nous dit qu’il est de notre devoir de croire, de tout ce en quoi on nous répète qu’il convient d’obéir. Car, déclare Quignard, « il ne faut pas défendre la société. Il ne faut surtout pas défendre l’humanité, il ne faut pas prendre fait et cause pour l’unité de la référence humaine qui rejette sur son bord ce qui n’est pas humain. Il n’y a pas d’unité à l’espèce. Il ne faut pas défendre la race, le continent, la nation, la langue. Il ne faut pas défendre la religion. Ni l’histoire. » La seule solution consiste à faire sécession.

Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour s’achève du côté du château de Montaigne sur lequel un orage s’abat. La scène se situe là-bas, il n’y a pas si longtemps. « En France, en 2020, rappelle Quignard, on vit l’Assemblée nationale voter l’interdiction d’aller dans les forêts, de monter dans la montagne, de respirer l’air des cimes et de la neige éternelle, de cheminer sur les grèves des mers, de se promener dans les bosquets et les jardins. Le choix qui était offert à la servitude de chacun allait entre un despotisme total et insidieux – aussi mou qu’un sable mouvant – et une tyrannie aussi violente qu’aléatoire – aussi imprévisible qu’un orage. »

À l’auteur des Essais, celui de Dernier Royaume rend hommage avec ces mots :

« Sans cesse il reprit cette expérience. Il remania cet exercice spirituel, cette ascèse. Il en fit un livre. Il en fit deux livres. Il en fit trois livres. C’était toujours le même livre.

Le même livre de plus en plus gravide où un corps s’efforce à renaître. Où une âme s’efforce de s’y retrouver et de comprendre ce qu’elle ne comprendra jamais.

Il s’attelle à l’énigme. »

C’est de Montaigne que Quignard parle ainsi. Mais c’est, bien sûr, de lui-même qu’il parle aussi.

Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, un livre de Pascal Quignard, Seuil, janvier 2024.


Philippe Forest

Écrivain, Romancier, essayiste

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