Cinéma

Le ruisseau déchiré – sur Le mal n’existe pas de Ryūsuke Hamaguchi

Critique

Après Drive my Car, nouvelle collaboration entre le réalisateur Ryūsuke Hamaguchi et la compositrice Eiko Ishibashi, Le mal n’existe pas est un film retors sur une harmonie en péril, qui mêle drames personnels, intérêts mercantiles et banalité du quotidien au sein d’une communauté rurale japonaise.

Comme une énigme, Le mal n’existe pas est un film immédiatement troublant, qui témoigne d’une forme d’indécidabilité inhérente aux œuvres les plus insaisissables. Le titre et plus particulièrement la seule évocation du « mal » instaurent, dans les forêts enneigées des monts Yatsugatake où se déroule le récit, une tension indéniable.

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Si le mal « n’existe pas », pourquoi devoir le mentionner ? Pourquoi rappeler, comme pour se rassurer, qu’il ne fait pas partie de ce monde ? Qu’importe le fait que les personnages vaquent un certain temps à leurs occupations ordinaires sans trop se méfier de ce qui les entoure : la neige qui recouvre les alentours du village de Mizubiki recouvre bien quelque chose d’autre.

L’une des qualités caractéristiques du cinéma de Ryūsuke Hamaguchi, auteur notamment d’Asako I & II, Drive my Car ou Contes du hasard et autres fantaisies, tient à ces récits à la profondeur élégamment masquée, que la mise en scène va peu à peu mettre en pleine lumière. Le recours au temps long et la tendance à déployer des situations dans leur intégralité (le cinéaste japonais interrompt assez peu les événements qui se produisent dans ses récits) y participent. À un moment donné, le manteau de neige pourrait être retiré.

À quelques heures de route de Tokyo, dans une zone rurale où les hivers sont rudes et les forêts relativement préservées, le taciturne Takumi (Hitoshi Omika) fait office « d’homme à tout faire », veillant sur les espaces naturels de la région et collectant du bois, de l’eau et diverses ressources pour ses amis et les commerces locaux. Il élève seul sa fille Hana (Ryo Nishikawa), qui a pris pour habitude, à cause des retards répétés de son père, de rentrer de l’école en marchant dans les bois enneigés, quitte à parfois y rester un peu trop longtemps.

Un jour, un projet de construction de « glamping » (comprendre : « camping glamour », destiné aux citadins et autres influenceurs en quête d’air frais), ouvertement polluant et mercantile, menace de rompre l’équilibre que la petite communauté du village entretient avec la nature (dont ses sources d’eau, réputées d’une grande pureté). À la suite d’une première rencontre conflictuelle entre les villageois et les promoteurs du projet lors d’une scène de débat à la densité quasi documentaire, deux agents de la firme, Takahashi (Ryûji Kosaka) et Mayuzumi (Ayaka Shibutani), se rapprochent de Takumi et lui demandent s’il peut les aider à mieux connaître les alentours, pour tisser un lien plus concret avec les locaux.

Sur le papier, la ligne est claire : les deux camps vont s’affronter dans un conflit sourd, biaisé par les logiques de domination capitalistes et à l’issue duquel les villageois risquent bien entendu de finir perdants. Il s’agit en vérité d’une fausse piste soulignée par la bande-son élégiaque du film, que signe la compositrice Eiko Ishibashi. En plus d’être assez omniprésente et de contraster avec le schéma narratif a priori anodin qui semble se mettre en place (lorsqu’un morceau très solennel accompagne par exemple une balade apaisée en forêt), sa musique est d’autant plus importante dans l’appréhension du film qu’elle en est à l’origine.

Le mal n’existe pas est en effet né d’une commande qu’a fait Eiko Ishibashi à Ryūsuke Hamaguchi pour accompagner de quelques visuels une tournée de concerts. Parti en repérage dans la région où réside la musicienne, le cinéaste y a trouvé de l’inspiration jusqu’à filmer des images qui donneront naissance à deux projets parallèles constitués quasiment des mêmes plans : Gift, moyen-métrage musical sans parole (à ce jour inédit), et donc Le mal n’existe pas, version légèrement étirée et « dialoguée » du précédent, où la musique occupe toujours une position centrale.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’Hamaguchi et Ishibashi collaborent. La musicienne signait déjà la bande originale du très beau Drive my Car, film de deuil sur fond de répétitions d’une pièce d’Anton Tchekhov (Oncle Vania) dans lequel coexistaient langues des signes, cris étouffés et silences affligés. Contrairement à d’autres longs-métrages d’Hamaguchi, que l’on peut associer au cinéma d’Eric Rohmer (Senses ou plus récemment Contes du hasard et autres fantaisies) dans leur manière d’examiner avec acuité les interactions humaines, Drive my Car était un film ample et imposant, structuré à partir d’un motif (la voiture) et d’un trajet (la route) au bout duquel il s’agissait de s’émanciper d’un habitacle en forme de corbillard.

Dans la filmographie relativement hétéroclite d’Hamaguchi, dont l’œuvre a été découverte sur le tard en France (en 2018, avec la sortie de Senses et la présentation cannoise d’Asako I & II), Le mal n’existe pas se rapproche justement de Drive my Car, tout en étant en apparence beaucoup plus modeste. Il en reprend les grandes envolées mélodramatiques et la puissance sourde qui se dégage de certaines scènes sous tension, mais cultive dans le même temps une sorte de légèreté dans la peinture de saynètes pittoresques et prosaïques liées à la vie dans le village de Mizubiki.

Un film riche, à la fois lumineux et vénéneux.

D’un côté, des scènes de promenade dans la forêt, accompagnées par la musique d’Ishibashi, jettent un voile funeste voire surnaturel sur les personnages qui avancent à pas feutrés dans la neige, à la recherche de plantes, plumes d’oiseaux rares et autres extraits naturels de wasabi sauvage. De l’autre, Hamaguchi filme des personnages chercher leurs enfants à la sortie de l’école, couper du bois, discuter lors d’un trajet en voiture ou savourer un délicieux déjeuner dans un restaurant du coin. Plus précisément, Le mal n’existe pas charrie en lui les deux énergies – tragiques et prosaïques – qui façonnent le cinéma de son auteur.

Souvent déroutant dans son développement, le film tout entier est de cette manière construit autour d’un principe de corruption, de contamination voire d’envenimement. Comme les eaux claires qui menacent d’être empoisonnées par la construction d’une fosse septique dans le cadre de la construction du site de « glamping », la peinture de la vie rurale dans ces régions boisées du japon y est elle-même corrompue par l’irruption de la tragédie et du mélodrame, au sens musical et dramatique du terme.

Cela revient toutefois à considérer que la tragédie serait introduite dans le film par un élément extérieur, soit par l’entreprise capitaliste qui souhaite exploiter commercialement l’attrait pittoresque des monts Yatsugatake. Or, il se peut aussi que cette dimension funèbre soit en réalité immanente à la situation initiale du récit, qui reste hanté, comme Drive my Car, par une disparition : celle d’une mère, défunte ou volatilisée, jamais mentionnée par les protagonistes, et que l’on peut apercevoir sur une poignée de photos dans la maison de Takumi.

La richesse de ce film à la fois lumineux et vénéneux se tient en d’autres termes dans une forme d’indiscernabilité entre ce qui relève de la banalité du quotidien et ce qui touche plutôt aux points les plus tragiques et exceptionnels de la vie humaine. Un tir de fusil au loin, interrompant une discussion anodine, suffit à nous le rappeler. Pour distiller ce trouble, Hamaguchi alterne entre de longues scènes dialoguées (lors d’une réunion, d’un repas ou d’un trajet en voiture) et de lents et opératiques mouvements de caméras (sur la route, dans la forêt, le long d’un sentier), qui figurent ce qui se joue en profondeur pour des personnages pris au piège d’une situation inextricable.

La mise en scène du cinéaste fait pour cela preuve d’une précision remarquable, dans le sillage de ses derniers films, qui en ont fait un auteur de premier plan. Le cinéaste, en bon élève de Kyoshi Kurosawa, dont il a été l’un des étudiants à l’Université des arts de Tokyo, figure un monde qui se fissure, se craquèle et se déchire subtilement sous nos yeux.

En témoigne l’un des plus beaux travellings du film, qui prend place dans la forêt au centre du récit. Avançant latéralement de la droite vers la gauche, la caméra épouse la marche de Takumi entre les arbres avant de le perdre de vue, la faute à une butte de terre qui masque provisoirement sa figure. Lorsqu’il surgit à nouveau plus tard dans le travelling, c’est avec sa fille Hana, qu’il vient de rattraper en la portant sur son dos.

Dans Drive my Car, une butte de neige masquait déjà les fleurs déposées en hommage d’une mère disparue lors d’un glissement de terrain. Ici, durant le bref laps de temps où aucun des deux personnages n’est visible à l’écran, le spectre de la disparition n’apparaît plus qu’à un pas effectué en direction du hors-champ. Le premier mouvement du film – une contre-plongée sur la canopée – annonçait lui aussi une sorte d’indécision du mouvement menaçant de s’achever dans l’au-delà. Pareil pour certains plans tournés en voiture, montrant la route s’effilant derrière les véhicules ou filmés lors de trajets effectués en pleine nuit, avec de minces lumières pour se guider.

Ne pas voir l’horizon revient à chaque fois à ne pas savoir où aller, jusqu’à risquer de disparaître dans les limbes d’un univers fissuré. Sans trop en dévoiler, une disparition sera précisément à l’origine d’un changement de cap dans l’avancée du récit. Bien avant celle-ci, les échanges entre Takumi et les deux représentants de la firme promotrice du « glamping », Takahashi et Mayuzumi, deux citadins un brin naïfs auxquels Hamaguchi donnera de très belles scènes de complicité, étaient d’ailleurs déjà nimbés d’un malaise croissant nous annonçant que leur visite des lieux finirait par mal tourner.

C’est exemplairement le cas d’une scène où Takumi, occupé à la découpe du bois, est interrompu par les deux communicants venus l’observer dans ses activités. Face aux gestes secs et précis de leur hôte peu loquace, que l’on devine légèrement agacé par la situation, chaque coup de hache a l’air d’une invitation à ne pas trop s’approcher. Leur présence est déjà un bouleversement dans l’ordre des choses ; il s’agirait de ne pas briser l’équilibre (pour réussir à couper du bois à la hache, professe Takumi, il suffirait d’ailleurs de bien se tenir sur son pied d’appui).

Film retors sur une harmonie en péril, Le mal n’existe pas entretient à cet égard un beau contraste, en ce qu’il raconte l’empoisonnement d’un espace naturel par les lois du commerce à l’intérieur d’un écrin plastique étincelant et chatoyant. L’image numérique du film y est d’une clarté inouïe, bien plus nette qu’à l’accoutumée. La collecte, à deux reprises, d’une eau cristalline dans un ruisseau de montagne démontre à quel point Hamaguchi porte une grande attention à la plasticité d’une photographie capable de saisir les moindres petits reflets lumineux sur la surface d’une eau légèrement ondulée, ou de capter plus loin, dans un très beau plan où retentit une sirène, les légères volutes de fumée qui s’échappent d’un chalet.

Difficile, enfin, de ne pas évoquer, même indirectement, l’issue spectaculaire du film, qui s’achève sur un séisme existentiel et le surgissement d’une violence jusqu’à présent relativement étouffée (ou du moins reléguée à l’arrière-plan de l’intrigue). La dernière partie du film suit une battue dans les bois, au bout de laquelle un dernier face-à-face, à la lisière du fantastique, achèvera de faire du Mal n’existe pas un grand film sur le déchirement.

Déchirement du récit, en premier lieu, qui ne saurait se poursuivre à la suite de cet ultime coup de tonnerre. Déchirement de l’écosystème ensuite, transformé en tombeau où s’empilent les cadavres et les carcasses – avec plumes et empreintes comme seules traces de ce qui aura été là. Mais aussi déchirement des repères moraux, lors d’une scène finale qui s’interrompt sur un geste de prime abord incompréhensible.

Cet acte final trouve pourtant, à bien y regarder, sa source dans une collection de détails disséminés en amont. Comme en haut d’un ruisseau qui finit par déverser ses eaux contaminées dans la pureté opaline d’un étang glacé : par exemple celui que montre Takumi à Hana, au milieu duquel une béance en forme de portail laisse entrevoir l’envers tragique d’un paradis perdu, déchiré par la perte.

Le Mal n’existe pas, de Ryūsuke Hamaguchi, sortie le 10 avril 2024.


Corentin Lê

Critique, Rédacteur en chef adjoint de Critikat

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