L’homme du ressentiment – sur Dis-moi qui tu hantes d’Alban Lefranc
Le septième roman d’Alban Lefranc pourrait être une somme de pistes, bouts, apophtegmes, projets, « fusées » (le mot y figure), dépits notés sur le vif de la vie intérieure – le tout recollé en équilibre. Par exemple : « Les Aveyronnais dans la restauration parisienne, un fragment de stabilité dans le monde sublunaire ». Ou : « Mes jambes relevées dans un gîte en Lozère sont bien la preuve que nous quittions Berlin quelquefois ». Ou encore, mais moins cryptique : « Je n’imaginais aucun écrivain sérieux, aucun écrivain digne de ce nom, garder comme lui les mails et les messages échangés avec d’anciennes maîtresses, des pages et des pages de mots crus toujours identiques. Le ça dans le machin, indéfiniment. L’annonce du ça dans le machin. L’apothéose du ça dans le machin ».

Le personnage qui s’exprime ici en termes plus ou moins psychanalytiques est Michaela, doctorante berlinoise en littérature. Elle a rencontré l’écrivain Julien Mana à la « Stabi », la bibliothèque nationale allemande, et l’homme lui semble « tout droit sorti d’une note de bas de page dans la biographie d’un grand auteur ». Peut-être pourrait-elle même en faire « une sorte d’annexe » à sa thèse : « Rencontre avec un mini-Bolaño ». Mais nous sommes là déjà au milieu du roman et le héros (Julien Mana, donc) a pas mal perdu de sa superbe, en plus d’être obsédé sexuel et alcoolique. On soupçonne dans Dis-moi qui tu hantes un autoportrait à coups de latte et de rasoir, un peu comme dans L’homme qui brûle (Rivages, 2019), précédent roman d’Alban Lefranc, dont le narrateur, lui aussi écrivain, pratiquait l’abjection de soi niveau championnat.
Michaela est l’un des sept témoins qu’Alban Lefranc convoque pour raconter Mana. Pour le septième, il eût mieux valu qu’il n’existât pas, mais on n’en dira pas plus (car il y a une énigme dans le livre). L’intéressant est que ces sept personnages sont aussi caractérisés et consistants, sinon presque mieux, que Mana lui-même : Alice, Elisabeth, Hervé, Luc, Michaela, Peter, Virginie. Chacun d’eux se rapporte, d’une certaine façon, à l’écriture ou à la folie, tel le vieux Peter, qui apparaît en dernier et qui vit au fond d’une cave, dans l’attente du retour improbable de sa fille : « Quand je la connaîtrai mieux, quand elle me connaîtra mieux, je lui dirai la vérité, que je suis très bien ici dans la cave, que j’ai de la chance que la propriétaire accepte de me la louer, que j’ai réellement besoin de très peu de choses ». Peter parle un peu comme le héros du Terrier de Franz Kafka ou d’un récit de Robert Walser. Chacun des personnages possède une voix et un enracinement propre dans le « réel ».
À eux sept, ils dessinent la déchéance de Julien Mana, de son vrai nom Ménard – comme l’auteur du Quichotte de Borges. On le rencontre successivement en 2007-2008 à Paris du temps de sa splendeur puis à Berlin en 2017, avec une baisse de régime très nette, et enfin de nouveau à Paris en 2022, quand sa vie n’a plus rien à envier à celle de Peter : « j’avais rarement vu un état de dénuement pareil », note Virginie, son dernier « coup » un peu durable. « Il y avait des piles de cahiers sur la table minuscule et dessous, une bouilloire électrique, du Nescafé, une plaque de cuisson, des paquets de pain de mie et des kilos de spaghetti. Les murs étaient couverts de textes punaisés. » Aussi bien, Dis-moi qui tu hantes se recommande à celles et ceux qui ont le sentiment d’avoir raté leur vie créative : iels se reconnaîtront dans le héros et ses avatars.
Car certains des personnages incarnent, on s’en rend compte, une facette possible de Mana : Hervé représenterait ainsi la réussite dans le monde culturel, Virginie une version réduite à l’alcool mais apaisée, Elisabeth ou Peter des déclinaisons de ses avanies corporelles. En 2008, Julien Mana a publié un « petit livre étrange » connu des seuls aficionados, La vision dans l’île. Le premier à l’évoquer est Hervé, qui a « grandi au milieu des porcs en Normandie ». Au long de son témoignage, il ne cesse de rappeler l’expression « sperme de verrat », obligeant la·e lecteur·ice à se renseigner sur internet – on vous prévient, c’est pas joli-joli. Hervé est lycéen en 2008, il fait sa terminale à Caen et découvre son homosexualité plus « Platon, Sonic Youth, My Own Private Idaho, Querelle le film, Querelle le livre, Paris bien sûr ». Il découvre aussi La vision dans l’île dans un bac de livres d’occasion. Son auteur est né à Caen. Hervé trouve dans ce texte une « lumière », il y reconnaît des « bizarreries catholiques ». Et contacte Mana sur Facebook. Si l’on veut savoir de quoi parle La vision dans l’île, il faudra voir avec Elisabeth.
Elle comme Hervé font de Mana un portrait peu flatté : « intense et laid » pour l’une, et pour l’autre « une laideur repoussante ». Yeux clairs, grand. Et surtout pontifiant. Elisabeth, mourante mais on ne sait de quoi (« je forme un petit tas sur le lino » prévient-elle), résume ainsi sa relation avec Mana : « les épinards et Saint-Simon auront été mes seuls goûts durables. » Mana radote beaucoup trop sur Saint-Simon, semble-t-il, mais aussi Büchner et le romantisme allemand. Notons qu’Elisabeth ne se nourrit plus que de yaourts en fin de vie, « goût fraise les semaines paires, citron les impaires, ma libido est passée dans les Yoplait ». Les personnages d’Alban Lefranc ont de fait hérité de son humour cynique et de son sens de la formule : Michaela propose ainsi de considérer « le terrorisme de la Fraction armée rouge comme un courant littéraire qui aurait mal tourné ».
Formules plus drôles que celle de Mana, qui manie l’emporte-pièce avec une certaine lourdeur, vérifiant à chaque référence lâchée qu’elle impressionne ses interlocuteurs et fait mouche. Cela n’empêche pas Hervé d’être transi d’admiration devant cet écrivain en chair et en os quand il le rencontre. Elisabeth en revanche a « des réserves » sur La vision dans l’île. Il faut dire qu’elle-même a un projet d’écriture grandiose, un peu comme le héros de L’homme qui brûle : « Le Livre allait démasquer le monde. Tentative de destruction du monde par le Livre aurait pu s’appeler mon Livre. Je ne sais pas à quoi les autres passent leur vie, moi c’était au plan de mon Livre » (autre forme de malheur dans lequel certain·es d’entre nous se retrouveront).
D’une certaine façon, Julien Mana n’a rien appris de Bolaño, dont les personnages ne cessent de cesser d’écrire, parfois pour mieux s’y remettre.
Que Mana ne soit pas exactement sympathique, qu’il s’agisse d’un raté patenté (ou bien un incompris, ce n’est pas clair), ne fait pas des personnages qui le décrivent des modèles vertueux. Le cas d’Hervé, qu’on retrouve à chacune des trois parties du récit (contrairement à Elisabeth ou Alice, par exemple), est à ce titre épineux : après avoir fait les classes prépa, on le retrouve prof aux Beaux-Arts de Lyon, futur père et auteur acclamé d’une « autofiction de transfuge de classe (Des verrats aux lambris) » qui va « être adaptée au cinéma avec Louis Garrel dans le rôle principal (hello Louis) ». Toute ressemblance avec des personnages réels est voulue. Mana ne parle plus à Hervé et, afin de pousser les curseurs vers la rancœur maximale, celui-ci ne lui en veut pas : « à sa place, comment le nier, l’ascension foudroyante de mon ancien petit protégé sorti de sa cambrousse m’aurait exaspéré ».
Hervé fait même tout ce qu’il peut pour aider Mana, se démenant « pour lui obtenir des bourses, des cours, des ateliers, des résidences ». Non seulement humilié mais en plus offensé, c’est parfait. Et Lefranc a réussi, bien sûr, à faire d’Hervé un personnage aussi touchant qu’agaçant, susceptible lui-même d’enflure et de ridicule (il lui confie à la fin les rênes des « Siestes littéraires internationales de Versailles », tant il est vrai qu’on lit mieux en dormant). Symétriquement, le ressentiment de Mana en fin de parcours, s’il prend des formes agressives et paranoïaques, propose aussi une satire salutaire de l’industrie du livre. On le voit commenter les best-sellers à voix haute devant les étals pour dissuader les clients (« N’achetez pas cette saloperie ») ou insulter les libraires qui n’ont pas Dostoïevski ou Woolf dans leur fonds.
Il ose même ce que, avouons-le, les critiques meurent souvent d’envie de faire : se rendre aux lectures publiques et s’exclamer « Bravo ! Bravo ! Quelle jolie dictée de sixième ! Idéal pour une révision de la conjugaison du verbe être, bravo ! (…) C’est joli cette phrase sur l’eau et l’amour. » Mana est fan de Nietzsche et il donne raison à la théorie du ressentiment de ce dernier : le « non » qu’oppose au monde l’esclave frustré de sa puissance d’action est aussi un « acte créateur » (Généalogie de la morale, § 10 de la première dissertation). Lefranc exprime cela d’une formule implacable : « Comment composer un livre uniquement avec des phrases de pendu ». Le problème de Mana est évidemment que ses négations vont un peu trop loin : à force de trouver que « les gens dans la rue avaient la raie du mauvais côté », par exemple, il finit par penser qu’ils ont aussi un œil en trop. Mais il se retient de le leur arracher.
Se prendre pour un artiste maudit car confidentiel et alcoolique, entouré de groupies des deux sexes, ne suffit hélas pas à faire de quelqu’un un génie. Ou peut-être que si. Car Dis-moi qui tu hantes est une sorte de danse macabre où réussite et ratage, vrai et faux font face à de grands égalisateurs. Le livre se termine sur un délire politique récemment rattrapé par la réalité : « C’est le geste qui compte » écrit en effet Lefranc, en faisant référence aux angoisses nazies de Mana. Une curieuse prescience du geste de Musk (et d’autres) au début de cette année. Devant cela, Hervé a-t-il vraiment mieux réussi que Mana ? Et qu’est-ce que Mana a raté ? « Julien Mana était un double sans original » déclare Michaela dans la seconde partie du roman (« Berlin (2017) ») qui est la plus dure avec notre antihéros. Mais cette doublure médiocre vaut aussi pour les autres personnages.
Mana lui-même a fini par accepter son insignifiance. La même Michaela : « il avait été frappé par cette idée de Bolaño dans 2666, terrifiante et drôle, plus drôle que terrifiante selon moi, d’après laquelle tout écrivain mineur est possédé en quelque sorte par un écrivain majeur. (…) Il espérait au moins que c’était Bolaño (ou Simenon à la rigueur) qui écrivait à travers lui ». Et pour bien enfoncer le clou autodérisoire, Alban Lefranc laisse une longue citation de sept lignes de Bolaño exprimer l’idée, plutôt que de la produire lui-même. Dans 2666, c’est le discours d’un vieil écrivain désabusé à Archimboldi : « Dans les entrailles de l’homme qui écrit il n’y a rien. Il écrit sous la dictée ». Pour se croire écrivain, dit-il, il faut se livrer à « un exercice d’occultation » de cette vérité.
Mana décide de renverser la proposition : plutôt que de faire l’autruche, il prendra l’idée de ce vieillard dans un sens encourageant. Il veut aider les écrivains majeurs à le ventriloquer, lisant et relisant « les livres des auteurs en question, attendant qu’un peu de leur force se dépose en lui » tout en faisant son deuil de l’originalité. D’une certaine façon, Julien Mana n’a rien appris de Bolaño, dont les personnages ne cessent de cesser d’écrire (tel Amadeo Salvatierra dans Les détectives sauvages), parfois pour mieux s’y remettre, comme Archimboldi.
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Alban Lefranc, lui, hérite un peu mieux de l’écrivain chilien, même s’il donne une version grimaçante et désespérée de ses leçons de littérature. Il s’inscrit directement dans l’héritage d’Archimboldi, qui voit ses « livres et ses projets de livres futurs » comme « un jeu dans la mesure où il éprouvait du plaisir à écrire, un plaisir proche de celui du détective avant de découvrir l’assassin » : on vous a caché jusqu’ici que Dis-moi qui tu hantes est aussi un récit fantastique et un polar haletant.
Alban Lefranc, Dis-moi qui tu hantes, Verticales. Février 2025.