Cinéma

Jim Hoberman : « Le cinéma fait partie d’un système bien plus large, le système des images »

Etudiante en philosophie contemporaine, Chercheur en études cinématographiques

Examiner la politique américaine à travers le prisme du cinéma, et réciproquement : les ouvrages de Jim Hoberman, critique et théoricien du cinéma américain, soulignent l’entrelacement entre la production cinématographique, notamment hollywoodienne, et la création de récits politiques. Cette relation privilégiée connaît actuellement des changements profonds : alors que Daech s’inspire des films hollywoodiens, que le mouvement MeToo entraîne la chute d’Harvey Weinstein et que Donald Trump incarne la victoire de la téléréalité en politique, Hollywood et le cinéma sont à la recherche d’une contre-narration.

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La veille de notre entretien, le journaliste, critique et théoricien du cinéma Jim Hoberman nous montrait l’extrait du film propagandiste Stand Up And Cheer !, réalisé en 1934 : le président des États-Unis y nomme Laurence Cromwell, un producteur de spectacles à Broadway, au poste de secrétaire de la distraction, afin de remobiliser une population écrasée par la Grande Dépression. Aujourd’hui, c’est le président américain Donald Trump, ancien producteur et animateur de l’émission de téléréalité The Apprentice, et « twitteur » compulsif, qui s’est octroyé la fonction d’entertainer gouvernemental. Jim Hoberman a exploré ces croisements entre la production cinématographique américaine, notamment les films hollywoodiens, et les évolutions politiques des Etats-Unis depuis les années 1950. Étudiant, il a pour professeur le cinéaste expérimental Ken Jacobs, qui l’influence considérablement. Il écrit ensuite des critiques de films pour The Village Voice à partir des années 1970, jusqu’à 2012. Puis il contribue à différentes publications, notamment The Guardian, The New York Review of Books ou The New York Times. Parallèlement à son activité d’écriture, il a également enseigné l’histoire du cinéma à Cooper Union, Harvard et à l’université de New York. FL et DZ

En tant que critique et théoricien du cinéma, vous avez développé une analyse du cinéma américain du XXe siècle et du XXIe siècle, vous avez aussi enseigné l’histoire de cet art. Comment avez-vous concilié ces deux aspects, critique de films et théorie du cinéma ? Et comment l’enseignement a-t-il influencé votre activité d’écriture ?
Je suis entré dans le cinéma par le cinéma d’avant-garde, le théâtre expérimental et la performance, dans les années 1970. J’ai commencé à écrire à propos de films, et j’ai eu la chance de décrocher un travail ainsi. Au début, j’écrivais sur des films d’avant-garde, des documentaires, des films politiques, et aussi beaucoup sur des films étrangers. Je pouvais écrire sur ces films, parce qu’ils n’intéressaient pas les autres critiques de cinéma. Je crois que mon style a ensuite évolué, quelque part entre le journalisme et l’écriture académique. Ce n’était pas quelque chose d’intentionnel, mais c’est simplement arrivé. Je l’ai constaté ensuite, parce que j’étais trop journalistique pour le milieu universitaire, et trop académique pour les producteurs de films populaires. J’étais quelque part entre les deux, mais ça me convenait. Et puis j’ai commencé à enseigner, et je me suis intéressé davantage à l’histoire du cinéma. Les livres que j’ai écrits, pour la plupart, sont le résultat direct des cours que j’ai enseignés sur diverses périodes du cinéma, ou sur divers genres cinématographiques. En tant que professeur, j’avais une perspective différente de celle que j’aurais eu si j’écrivais tous les jours. En lisant certains critiques américains chaque semaine, on a une impression de ce qui se produit dans le pays, et dans le monde, à travers leurs textes. James Agee en est un des meilleurs exemples, il n’est pas nécessairement mon critique favori, même s’il a un très beau style, mais l’actualité se reflète dans ses articles. J’ai trouvé ça vraiment intéressant, donc j’ai essayé de constituer une chronique, composée de critiques hebdomadaires dans mon livre Film After Film : (Or, What Became of 21st Century Cinema ?).

Vous avez travaillé sur plusieurs genres cinématographiques, êtes-vous spécialisé dans une certaine catégorie de films en particulier ?
Je connais très bien certains sujets qui sont assez obscurs. J’ai travaillé sur les films d’avant-garde, surtout nord-américains. J’ai écrit un livre entier sur les films en yiddish, ce qui est un projet assez singulier lui aussi. Mais j’ai beaucoup aimé ce travail, il m’a permis de voir tout ce qui existait en la matière, c’était très satisfaisant. Il y a aussi des réalisateurs que j’aime particulièrement. En termes de genre, j’ai toujours apprécié les films noirs, et les westerns de certaines périodes. Un des aspects intéressants du livre sur lequel je travaille en ce moment est la disparition du western pendant la présidence de Ronald Reagan (1981-1989). Il y a des raisons historiques, mais dans les livres précédents que j’ai écrits comme An Army of Phantoms – American Movies and the Making of the Cold War, et The Dream Life – Movies, Media and the Mythology of the Sixties, les westerns sont très importants, plus que tout autre genre. C’est à travers les westerns que les Américains essayaient de se comprendre, de comprendre leur histoire, ce qui constitue la loi, ce qui est bien ou mal. Le genre du western recouvre beaucoup de questions. Je ne suis pas d’accord avec André Bazin, quand il semble dénigrer ce qu’il nomme le « Surwestern » dans Qu’est-ce que le cinéma ? (1958-1962) [1]. Au contraire, je pense que c’est à ce moment que le western devient le plus intéressant, quand il va à l’encontre des conventions, qu’il essaie de les adapter à la manière dont les gens voient la réalité. Mais dans les années 1980, le western disparaît, et rien ne le remplace vraiment. Pour moi, c’est une énorme perte culturelle. C’est drôle, parce qu’on nous a dit qu’en France, le surnom de Reagan était Ronny le cow-boy : c’est comme s’il était devenu le western, alors que ce serait vraiment réduire ce genre.

Vous n’avez jamais cru à ce qu’on a appelé en France dans les années 1980 la « mort du cinéma ». Vous pouvez parler aussi bien d’un blockbuster que des classiques, vous dépassez la division entre une culture noble et une culture populaire, ce qui est plutôt rare dans les études cinématographiques. C’est peut-être un héritage du journaliste, sociologue, critique et théoricien du cinéma allemand Siegfried Kracauer. D’où vient cette relation non-mélancolique à l’histoire du cinéma ?
C’est le résultat direct de mon travail de critique hebdomadaire. Parce que j’ai été pendant longtemps le responsable de la section cinéma au Village Voice, donc même si je pouvais choisir mes propres sujets, j’étais aussi obligé de voir un certain nombre de blockbusters. Ma manière d’appréhender ces films était, je dirais, naturellement « kracauerienne », si le mot existe. J’ai lu son livre De Caligari à Hitler : une histoire psychologique du cinéma allemand (1947), quand j’étais étudiant, et ça m’a beaucoup influencé. Après l’avoir lu, je me suis dit par exemple : « Oh, King Kong c’est un film sur l’esclavage, sur le colonialisme, qui intègre des thématiques sociales, et qui est en même temps très divertissant, un vrai blockbuster ». D’une certaine manière, j’étais enclin à regarder les films comme ça. Pendant les années 1980, sous la présidence Reagan, c’était aussi naturel de regarder les films comme intrinsèquement politiques, parce qu’il venait du monde du cinéma. Maintenant que je ne suis plus un critique hebdomadaire, je ne me sens plus obligé de regarder autant de blockbusters. Même quand je travaillais, c’était souvent fatigant de devoir les visionner. Mais par exemple, c’est important de regarder Black Panther. Truffaut a écrit quelque part que quand un film atteint un certain niveau de popularité, ce n’est plus l’esthétique qui compte, parce que le film devient un événement sociologique. De temps en temps il y a des films comme ça, et Black Panther en fait partie. 

Selon Kracauer, le cinéma a un privilège : il saisit l’esprit d’une nation, ou la représentation collective inconsciente d’une nation. Cette idée semble être fondatrice pour votre travail…
Oui, mais c’est compliqué. Aujourd’hui, le cinéma fait partie d’un système bien plus large, plus amorphe, le système des images. Jusqu’aux années 1960-70, le cinéma avait vraiment ce privilège, et la télévision était une sorte d’arrière-plan de ce phénomène. Ensuite la télévision a pris les devants. Maintenant, c’est encore différent. À nouveau, je ne veux pas rejoindre le chœur qui prône la mort du cinéma, ou de la cinéphilie, parce que ce n’est pas vrai. Néanmoins, l’audience populaire est passée à autre chose, en grande partie. La France est peut-être le dernier endroit où il y a encore une cinéphilie populaire soutenue.

Une cinéphilie qui est aussi en crise. Le critique français Serge Daney pensait que parmi toutes les images qu’on voit, à la télévision (et aujourd’hui sur Internet, que Daney n’a pas connu), c’est le cinéma qui nous oriente en elles, et qui éclaire les usages que nous pouvons en faire. Sans le cinéma, nous serions noyés sous un flot indifférencié d’images, donc dans un état chaotique permanent.
C’est une idée très forte, même si je ne suis pas convaincu que ce soit vrai, mais c’est certainement quelque chose à examiner. On se demande parfois si un film pourrait être réalisé pour s’opposer à Trump. Je ne pense pas, parce que Trump existe autrement. Dans les années 1980, de nombreux films pouvaient être considérés comme anti-Reagan, d’une manière subtile, pas ouvertement. Aujourd’hui, on pourrait penser au film de Steven Spielberg Pentagon Papers par exemple, mais je ne crois pas que cela pourrait riposter à Trump et sa présence de manière significative.

Que pensez-vous du contrat passé entre Netflix et le couple Obama, pour conseiller l’entreprise et produire des séries, des documentaires et des émissions ? Est-ce que ce genre de démonstration de « soft power » pourrait répondre à la présence médiatique de Trump ?
J’aimerais penser que oui. Mais la plupart des personnes qui s’abonnent à Netflix ont en général tendance à soutenir Obama et à s’opposer à Trump, ça n’est pas la population des électeurs de l’actuel président. C’est un aspect du problème : l’audience est très fragmentée. Avant la télévision par câble, il n’y avait que 4 ou 5 chaînes : tout le pays regardait plus ou moins les mêmes programmes. Aujourd’hui, ça n’est plus du tout le cas, déjà avec le câble, et encore moins avec Internet. C’est difficile de constituer un public de la même manière qu’avant. Le problème avec le contrat Netflix/Obama est que cela va toucher un public déjà acquis à leur cause. Est-ce que ce sera pour Obama une manière de faire campagne ? En tout cas, il est très bon pour ça : bon orateur, clair et à l’aise, inspirant dans ses discours. En cela, et en d’autres nombreux aspects, il est l’exact opposé de Trump. Donc est-ce qu’il fera ça pour attirer une audience de masse ? Une chose que je peux dire sur la politique présidentielle américaine, est qu’il y a toujours une espèce de dialectique en jeu, où on identifie consciemment ou non quelqu’un de similaire au président actuel, mais aussi significativement différent. Par exemple George W. Bush était comparé à Bill Clinton : même âge, gouverneur lui aussi (Arkansas pour l’un, Texas pour l’autre), mais en même temps il se présentait comme un conservateur compassionnel, un nouveau chrétien. Alors que Trump est l’exact opposé d’Obama, peu de gens auraient pu l’imaginer président. Il se présente comme l’opposé d’Obama, et il gouverne ainsi également : tout ce qu’Obama a fait, il veut l’effacer. Je ne sais pas quel type de personnalité pourrait supporter la comparaison avec cela. 

Cette collaboration entre Netflix et les Obama pourrait aussi être considérée comme une victoire de Trump, car elle déplace encore une fois la politique vers le monde du spectacle. C’est comme l’idée d’une candidature d’Oprah Winfrey pour les démocrates en 2020. C’est une victoire supplémentaire des personnes issues de l’industrie de l’« entertainment » : ces gens peuvent se dire « Wow, Trump l’a fait, je peux essayer moi aussi ». Après Trump, la politique « as usual » n’existe plus, désormais l’ « entertainment » en fait pleinement partie.
Il n’est peut-être plus possible de faire demi-tour sur ce point. La candidature d’Oprah a attiré les gens, parce qu’elle constituerait une réponse dialectique à Trump : elle est une star encore plus importante de la télévision, une femme, une femme noire, et elle est sûrement encore plus riche que Trump. Les gens adorent cette idée, et lui aussi, cela l’amuserait probablement beaucoup de faire campagne contre elle. Il y avait aussi l’ex-sénateur démocrate du Minnesota, Al Franken, un bon gars, bon politicien, mais accusé d’agression et de harcèlement sexuel. Les Démocrates menaient une campagne forte en Alabama, contre Roy Moore, Républicain accusé d’agression sexuelle sur des enfants. Al Franken a été forcé de démissionner de son poste au Sénat, pour que les Démocrates gardent l’idée d’un avantage moral. C’est dommage, parce qu’il aurait pu être un opposant réel et puissant à Trump : il vient aussi de la télévision, il a fait d’autres choses dans le domaine de la comédie, il est drôle et vif, donc il aurait pu gagner un débat. Mais il faudra trouver quelqu’un d’autre.

Une autre de vos thèses est que les événements de l’histoire américaine peuvent être lus comme des films. Par exemple, le Watergate se présente comme un film catastrophe, et vous décrivez aussi le 11 septembre comme un film d’apocalypse. Avec l’élection de Trump, sa relation à Hollywood, et les conséquences de sa victoire sur l’industrie du cinéma, ce paradigme change : on est au-delà du film catastrophe.
Bon, c’est quand même une catastrophe. Il a gagné en créant une version de la téléréalité, qui est implicite dans son discours politique. La téléréalité est ce qu’il connaît, et il sait comment l’utiliser, comment une star de la téléréalité se conduit ; de la même manière que Reagan savait ce qu’un acteur de cinéma peut faire. L’idée que les événements politiques prennent une tournure cinématographique vient des années 1960. Le premier événement crucial de ce genre est l’assassinat de Kennedy. Un des derniers événements de ce type est le 11-Septembre, parce qu’il a été regardé par une audience tellement large, en direct, avec une narration immédiate. On a aussi beaucoup dit que la guerre du Vietnam était une guerre télévisée. Mais on ne peut pas la décrire comme un événement cinématographique de la même manière, c’était davantage un arrière-plan. Cette guerre a duré trop longtemps, il n’y avait pas un fil narratif de la même manière, aussi parce qu’il y avait des narrations alternatives. Les années 1960 ont été un point culminant pour les événements politiques comme films. Le facteur générationnel est important. Dans les années 1960, les jeunes en Europe, aux Etats-Unis et probablement ailleurs étaient cinéphiles. Les films étaient vraiment perçus comme la forme d’expression artistique privilégiée des jeunes. Le meilleur exemple aux États-Unis est le film d’Arthur Penn Bonnie and Clyde. Les adultes responsables ont détesté ce film, alors qu’il était incroyablement populaire parmi les étudiants et les jeunes. À tel point que les gauchistes l’ont utilisé comme une sorte de feuille de route politique, ce qui est assez fou. C’est représentatif du genre de mentalité qui existait alors. Et d’un autre côté, il y avait John Wayne, une star de cinéma, un peu « has been » d’ailleurs dans les années 1960. Certainement pas la star hollywoodienne la plus brillante ; et pourtant, il pensait qu’il en savait davantage que le président, il avisait sur comment gagner cette guerre, donc c’était une opposition assez mégalo. Même le Watergate, qui a duré près de deux ans, était plus près de la téléréalité que du film, mais à ce moment la téléréalité n’existait pas. Il y avait des précédents pour ce genre d’audience présidentielle qui demandait de l’attention sur une période de temps allongée. 

Pendant le Printemps arabe, de nombreuses personnes ont publié sur YouTube et les autres réseaux sociaux des vidéos des manifestations entre autres, et ont présenté leur récit personnel de la réalité collective. C’est une tentative de prendre le contrôle des événements politiques par l’image en mouvement et par la narration qui en découle…
C’est vrai. Le printemps arabe, la brève révolution verte en Iran, les mouvements en Arménie ont montré qu’on peut utiliser les réseaux sociaux pour créer une narration alternative. Mais ces événements ont été de courte durée. Cela ne veut pas dire que c’est impossible, mais l’Etat a davantage de moyens à sa disposition pour réinstaurer sa propre narration. C’est aussi un exemple de quelque chose de d’abord progressiste, qui peut ensuite être coopté par les réactionnaires ou les nationalistes extrémistes. C’est important que cela se produise, mais ça nous introduit à un monde de narrations en compétition, et c’est difficile de tenir bon dans cette compétition. Il y a un exemple aux États-Unis en ce moment : les fusillades qui se produisent désormais tous les mois dans les écoles. En Floride, les étudiants se sont mobilisés, ont pris le contrôle de leur narration. Ils ont été incroyablement efficaces, émouvants, et organisés. Ils ont pris le contrôle de cette narration pendant un moment, mais ils se confrontent à une association très organisée – la National Riffle Association (NRA) –, financée, soutenue par tout le monde, des républicains aux Russes en passant par l’administration, avec un pouvoir très établi et qui a pu faire dévier le mouvement étudiant. Aussi créatifs, intelligents et investis qu’ils soient, ces étudiants n’ont pas les mêmes capacités. Il s’est produit quelque chose de similaire sous Obama avec le mouvement Occupy Wall Street. C’était un mouvement spontané, très créatif, avec des idées intéressantes et une ligne forte. Mais à la fin, il n’y avait pas d’organisation pour les soutenir. Je suis heureux que ces initiatives aient lieu, je les soutiens mais j’ai aussi un regard assez pessimiste.

À propos de la notion de narration justement, Hollywood traverse aujourd’hui une crise. Après le 11 septembre, certains cinéastes disaient en substance : « les terroristes se sont inspirés des blockbusters, que peut-on faire désormais ? ». En 2015, John Kerry s’est  rendu à Hollywood, il y a rencontré les majors et leur a demandé de chercher une « contre-narration », c’est l’expression qu’il a employé à l’issue de cette rencontre. Quand on regarde la propagande de Daesh, toute cette violence, on aurait pu croire que Hollywood allait changer. Mais en réalité cela n’a eu aucun effet sur les films d’action.
C’est ironique, parce qu’une des raisons pour lesquelles Hollywood ne peut pas changer est son addiction à l’économie des blockbusters. Pour être un vrai blockbuster, un film doit dépasser l’audience américaine. Une des audiences ciblées est celle du Moyen-Orient : Rambo ou d’autres films d’actions de ce type sont très populaires à l’étranger. Ce qui est fascinant, c’est que les films hollywoodiens donnent au public ce qu’il croit désirer, et Daesh fait exactement la même chose, que ce soit une stratégie intuitive ou étudiée. Cette situation est pleine de contradictions. Sous l’administration Bush en particulier, Hollywood était perçue comme un contrepouvoir. L’industrie était identifiée aux libéraux et aux Démocrates. Cependant, par de nombreux aspects, même si les personnes du show-business peuvent tendre à être plus libéraux, plus tolérants, parce qu’ils en ont les moyens, je ne crois pas que cela crée une idéologie politique forte pour autant. C’est intéressant de revenir en arrière à ce sujet : dans les années 1960, Hollywood soutenait Nixon. Il y a quelques rares exceptions : Jane Fonda, qui jusqu’à ce jour est honnie, elle est toujours la méchante, dont on ne mentionne pas le nom. Mais grosso modo, Hollywood reste conservatrice. L’un des héritiers de John Wayne est Clint Eastwood, qui déteste avoir des films où il semble progressiste.

Cette année a vu l’émergence du mouvement MeToo, la chute d’Harvey Weinstein. L’actrice Reese Witherspoon a lancé la boîte de production Hello Sunshine, pour produire des films tournés autour de personnages féminins. Le film Ocean’s 8 réalisé par Gary Ross, qui sortira en juin, met en scène un casting de femmes. Ces initiatives sont encore aux marges de Hollywood et elles se confrontent à des obstacles considérables, mais elles témoignent d’une forme de renouveau, animé par le féminisme. Cela représente aussi des alternatives pour la narration hollywoodienne, et une voie pour une contre-narration, une réinvention de Hollywood…
Tout ceci est très positif. Dans une certaine mesure, c’est une réponse à Harvey Weinstein, mais aussi à Trump. Weinstein a été le Trump qu’on pouvait faire tomber. Si l’on observe la politique, un phénomène similaire se produit : un certain nombre de femmes entrent en politique depuis l’élection de Trump, et en réponse à son élection. C’est une bonne chose. La difficulté avec Hollywood, c’est que c’est un système qui doit être repensé en entier. C’est une tâche très ardue, mais il y a des développements positifs.

Est-ce que cela peut rénover la figure du freedom fighter hollywoodien ? Charlie Chaplin, avec Le Dictateur, est selon vous le premier à avoir utilisé le cinéma à Hollywood pour défendre une cause politique. Aux Golden Globes en 2017, Meryl Streep a prononcé un discours acclamé, dénonçant Trump sans jamais le citer. Peut-on encore attendre quelque chose de la figure de ce combattant pour la liberté à Hollywood ?
En pensant aux actrices qui ont eu ce rôle de freedom fighter, c’est Barbra Streisand qui me vient en tête, quand elle s’est dirigée dans Yentl. Dans ce film, elle traite de problèmes de genre, mais elle n’a pas la mégalomanie de se projeter sur la scène internationale de la manière dont Warren Beatty l’a fait dans Reds. La carrière de Michelle Wolf (comédienne américaine, devenue célèbre en écrivant des sketchs et en jouant pour The Daily Show) est aussi très intéressante pour moi. Elle a une émission, The Break with Michelle Wolf, produite par Netflix, qui rencontre un grand succès. Après son discours pour le dîner des correspondants de la Maison Blanche le 28 avril dernier, pendant lequel elle a critiqué Sarah Huckabee Sanders, la porte-parole de la Maison Blanche, on s’est concentré sur le fait qu’il s’agissait d’un conflit entre deux femmes. Or selon moi, c’est Trump qu’elle attaque directement, en tant que femme. Elle dit des choses qu’un comédien homme ne pourrait pas dire. Je crois que c’est très positif. Trump, c’est comme un gros éléphant. C’est difficile de l’abattre. Il crée une opposition dans la culture populaire. Que cette culture populaire soit aussi fragmentée est un problème. 

On se souvient d’Obama, discutant dans la Maison Blanche avec David Simon, le créateur de la série The Wire, et expliquant comment cette série permettait de comprendre les problématiques sociales aux États-Unis. Peut-être qu’une contre-narration peut venir des séries plutôt que du cinéma, parce que c’est une autre forme de temporalité, bien plus longue…
Certainement, les séries ont récupéré quelque chose du cinéma. Les films de la trilogie Le Parrain sont un des derniers grands exemples de films vraiment populaires, qui ont un sujet social, destinés à une audience large, avec un impact. L’industrie du cinéma a du mal à produire une série comme The Wire, avec une analyse sociale extensive. La série a été très appréciée, mais c’est un succès critique plutôt que commercial. Elle a eu assez d’audience pour durer sur 5 saisons, mais à côté d’autres comme les Sopranos. Par ailleurs, c’est déroutant. Cela demande tellement de temps de s’immerger dans ce long format télévisuel. Paradoxalement, c’était plus facile même si la qualité n’était pas la même, quand les séries étaient diffusées sur les chaînes de télévision. C’était un événement, qui durait une semaine, plutôt que quelque chose qui se déploie sur une année ou deux. 

Aux États-Unis, il y a une crise autour de ce qu’on veut dire par « culture de masse ». Trump en est un symptôme. C’est comme s’il y avait deux types de distractions, l’une bonne et l’autre mauvaise, l’une libérale et l’autre non… Pensez-vous que les séries puissent constituer une culture de masse libérale ?
Je trouve ça complètement vrai. Les séries que je connais ont un point de vue libéral, même s’il n’est pas toujours cohérent et qu’on y trouve plein de contradictions. La série Mad Men est libérale par certains aspects et assez réactionnaire par d’autres. Cela encourage à réfléchir à la société, dans un sens large. C’est l’opposé de ce que ferait Trump. Plutôt que réfléchir à la société, il parle de la nation, une notion complètement abstraite.

Le paradigme du melting-pot, dominant durant toutes ces dernières décennies, est toujours présent dans ces séries.
C’est intéressant, je n’y avais pas pensé. Tous les gens qui ont créé ces séries ont été affectés d’une manière ou d’une autre par les événements des années 1960 et 1970, et parmi eux par l’emphase placée sur la diversité. Ils comprennent, même au niveau du casting, qu’il faut avoir différents types de personnes. Si on crée une série comme The Wire, qui parle d’une ville particulière, alors elle est ancrée dans cette ville : on ne peut pas faire semblant d’être à Baltimore, on a besoin de cette authenticité. Son créateur, David Simon, est un journaliste, c’est exactement ce dont il avait l’intention. 

Il y a aussi un aspect politique dans la manière dont on regarde les films. Auparavant, la salle de cinéma était le seul endroit pour regarder des films, et c’était un endroit de sociabilisation. Le film Cinema Paradiso de Giuseppe Tornatore en fait une description célèbre. Aujourd’hui, on regarde des films chez soi. Certains critiquent cette pratique, aussi pour des raisons économiques : Cannes a par exemple refusé d’inclure des films Netflix dans la compétition du festival. Que pensez-vous de ces évolutions dans la manière d’être spectateur, est-ce seulement un repli individualiste ?
Je suis habitué à regarder les films avec un public. C’est comme ça que j’ai été conditionné. C’est déconcertant pour moi, par exemple, que les étudiants regardent tout en ligne. Une forme de collectivité s’est perdue. Peut-être qu’une autre forme de collectivité s’est formée. Je trouvais ça intéressant, que certaines personnes regardaient les Oscars et tweetaient en même temps. C’est une forme d’audience et d’expérience commune. D’autre part, il ne faut pas avoir une conception trop romantique de l’expérience de la séance de cinéma en groupe. On ne reste pas toujours discuter à la sortie du film. Cinema Paradiso présente une vision idéalisée de la salle de cinéma, un fantasme. D’ailleurs, ce film a été un énorme succès pour Harvey Weinstein, il a gagné l’Oscar du meilleur film étranger en 1990. Ça a été une réussite pour son studio Miramax. Avec ce film, Weinstein a créé un modèle en termes de travail de production et de montage. Les films ont une patine, donnent une impression culturelle : pas trop pour qu’il reste accessible facilement, mais assez pour que l’audience soit flattée. Tu crois que te sens bien en sortant du cinéma.

J’ai une question plus personnelle. Dans son film Redacted, Brian de Palma montrait la difficulté de s’informer, mais aussi comment circuler entre plusieurs informations différentes. A l’ère de Trump, qui est le roi de la distraction, comment vous informez-vous ? Avec les journaux, la télévision, Internet ? Certains décident même d’arrêter de s’informer, en se disant « attendons 2020… »
Il y a un auteur dont j’ai cité le nom quelques fois ces derniers jours, mais sans avoir de réaction : Jacques Ellul, je ne sais pas s’il est démodé…

Oui, il est relativement peu lu aujourd’hui en France.
J’ai lu un seul livre de lui, Propagandes (1962) dans les années 1970. Il m’a laissé une forte impression, je le rouvre parfois. Il émet des thèses assez visionnaires. L’une d’elles est qu’on est paralysé par le trop-plein d’informations, on ne peut pas l’absorber. En même temps, on préfère dire quelque chose de profondément stupide plutôt que d’admettre qu’on n’a pas d’opinion sur un sujet. Ce phénomène a été exacerbé par Internet. C’est marrant qu’Ellul ait été discrédité en France. Aux Etats-Unis, il n’a jamais cessé d’être publié et ses livres sont réimprimés. Avec Trump, beaucoup de gens lisent davantage. Pour ma part, j’avais l’habitude de lire un seul journal, maintenant je suis abonné à 3 journaux différents en ligne. Le souci est que les journaux que je lis attentivement sont tous des journaux « de résistance » contre Trump : le New York Times, le Washington Post, le Guardian. Ils prennent ce rôle très à cœur. Je regarde aussi de temps en temps Google News, pour avoir une idée de ce que disent les autres médias. Mais j’ai une réaction de rejet viscéral, et j’évite habituellement ces derniers. C’est la même sensation que j’ai face à un tableau de Norman Rockwell : je ne peux pas. Je n’en suis pas fier, je pense qu’il faut lire ce que ces gens ont à dire, mais c’est difficile à faire. De manière générale, les gens que je connais s’informent davantage qu’avant. On entend parfois que la politique étrangère de Trump n’est pas si différente de celle d’Obama (par exemple sur la guerre en Syrie). C’est une opinion que l’on peut défendre, mais il y a tant de différences dans le même temps. Les nouvelles s’accumulent, et ça en devient bouleversant, on ne peut pas tout garder en tête. Trump discrédite certains traités, il en ignore de manière routinière. Et c’est seulement la partie émergée de l’iceberg. De manière étrange, le soir, ça nous relaxe de regarder des chaînes de la gauche libérale. On connaît ces gens, on sait ce qu’ils couvrent…

En même temps, cette attention des médias tournée vers Trump lui a aussi donné un tremplin pendant la campagne présidentielle…
Les chaînes de télévision notamment lui ont fait une publicité gratuite considérable, en diffusant ses meetings en direct. Cela n’avait jamais été fait pour un autre candidat, et même Trump pouvait s’en vanter. Pendant ses meetings, il utilisait même les journalistes opposés à lui comme tremplin, en tournant la foule contre eux. Il intégrait cela à son show. La presse est là, en train de recueillir des informations sur lui, et en même temps il les attaque. Une fois qu’on a fait ça, qu’est-ce qui n’est pas faisable ? Trump avait aussi du flair, en inventant des surnoms de personnages de cartoon pour désigner les journalistes, les figures politiques. Il est lui-même un personnage. Sauf qu’on ne peut pas le caricaturer, parce qu’il est déjà une définition de la caricature. Reagan est l’incarnation des happy endings, des émotions simples, des anecdotes amusantes, de l’étalage de richesse, du patriotisme mièvre, de l’anticommunisme paranoïaque. Il est joyeux, il ne dit pas de choses contrariantes : il croit à la magie des films. A l’inverse, Trump vient de la télévision, qu’on peut décrire comme une présence continue, sans cohérence. Il vit dans le présent, il n’a pas de sens de l’histoire ni du futur. Il incarne la télévision, comme Reagan incarnait à sa façon les films. A la télévision, on voit simplement une chose qui se déroule après une autre : il n’y a pas de scénario, ni de récit particulier. Il n’y a pas de happy ending.

 


[1] Selon Bazin, le « Surwestern » est « un western qui aurait honte de n’être que lui-même et chercherait à justifier son existence par un intérêt supplémentaire d’ordre esthétique, sociologique, moral, psychologique, érotique…, bref, par quelque valeur extrinsèque au genre et qui est supposé l’enrichir. » dans « Évolution du western », Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 1962, réed. 2002, p. 231

Florence Loève

Etudiante en philosophie contemporaine, HEC et ENS

Dork Zabunyan

Chercheur en études cinématographiques, Professeur à l'Université Paris 8

Rayonnages

Cinéma

Notes

[1] Selon Bazin, le « Surwestern » est « un western qui aurait honte de n’être que lui-même et chercherait à justifier son existence par un intérêt supplémentaire d’ordre esthétique, sociologique, moral, psychologique, érotique…, bref, par quelque valeur extrinsèque au genre et qui est supposé l’enrichir. » dans « Évolution du western », Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 1962, réed. 2002, p. 231