Enseignement supérieur

Emmanuel Tibloux : « Les arts décoratifs sont devant nous »

Journaliste

Loin de vouloir le dissoudre dans un acronyme, Emmanuel Tibloux – nouveau directeur de l’EnsAD (école nationale supérieure des arts décoratifs) – entend remettre à l’ordre du jour le concept de décor. A la croisée de l’art, du design et des savoir-faire, ce mot s’avère en effet un remarquable opérateur de saisie et de configuration du monde.

Depuis juillet, Emmanuel Tibloux dirige l’EnsAD, cette école de la rue d’Ulm qu’on appelle plus souvent les Arts Déco. Un endroit stratégique dans un moment qui s’annonce à ses yeux comme le temps des créateurs, après ceux, successivement, des ingénieurs (années 70), des managers (années 80 et 90) et des administrateurs (années 2000). Pour Emmanuel Tibloux, qui est aussi commissaire d’exposition, auteur et éditeur, les artistes doivent désormais impérativement se réapproprier leurs valeurs et leurs méthodes, depuis trop longtemps récupérées et dévoyées, au premier chef par le monde de l’entreprise. Dans ce contexte, les arts décoratifs ont pour vocation de former ceux qui auront demain à prendre en charge la conception et de l’invention du décor contemporain. SB

Quel sens y a t-il aujourd’hui à distinguer les Arts décoratifs des Beaux-Arts ?
On serait d’abord tenté de répondre que cette distinction n’a plus aujourd’hui d’autre sens qu’historique et qu’à ce titre elle ne nous concerne plus. Les deux expressions sont en effet largement désactivées : partiellement reprises dans la distinction courante entre art et design, elles sont par ailleurs de plus en plus indifférenciées au sein d’un grand continuum qui va des arts plastiques ou visuels à l’art de vivre. Quelque chose de ce vocabulaire subsiste néanmoins : du côté des métiers d’arts par exemple, qui font ces derniers temps l’objet d’un regain d’intérêt, ou encore de l’interrogation et de la demande récurrentes d’une utilité de l’art. Dans les deux cas, il y a quelque chose des arts décoratifs qui insiste. Cette insistance nous met sur la voie du sens que peut encore avoir une telle distinction aujourd’hui : c’est qu’elle porte jusqu’à nous toute une histoire, qui est d’abord l’histoire d’une polarisation hiérarchisée, entre les arts majeurs et les arts mineurs, les arts libéraux et les arts mécaniques, la figure de l’artiste et celle de l’artisan, la souveraineté et la subordination, le génie créatif et le savoir-faire technique, etc. Et ce qui est intéressant, c’est de constater que les arts décoratifs, qui sont au départ du côté mineur ou négatif de la polarité, auront été en quelque sorte le vecteur de la sécularisation de l’art, ou plutôt de son infusion, de sa diffusion généralisée, dans la société comme dans l’économie. Je veux dire par là que les arts décoratifs, dont la dénomination date de la deuxième moitié du XIXe siècle, auront accompagné la grande séquence moderne qui aura vu l’artiste descendre parmi les hommes et se mêler à la foule. Et cela selon une double modalité : une modalité critique, à la façon de William Morris dont la défense et illustration des arts décoratifs est indissociable d’une critique de la civilisation industrielle et du système séparé des beaux-arts ; et une modalité plus conciliante, à la façon du flâneur baudelairien décrit par Benjamin, « dans la personne [duquel] l’intelligence se familiarise avec le marché ». Ce qui aboutit finalement, de façon très schématique, à une nouvelle polarisation : d’un côté, un art matériel, authentique, ancré dans les savoir-faire et la société et, de l’autre, un art dématérialisé, flottant, un art spéculatif en somme, qu’il faut entendre aux deux sens du mot, en ayant à l’esprit la corrélation étroite qui existe entre le moment spéculatif de l’art conceptuel et la possibilité de la spéculation économique. D’un côté, donc, un art de société, placé sous le signe de la valeur d’usage ; de l’autre, un art de marché, placé sous le signe de la valeur d’échange. Et cette polarisation, loin d’être derrière nous, informe encore aujourd’hui les débats et les polémiques sur l’art contemporain, comme en témoigne par exemple le dernier livre d’Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix. C’est là l’une des raisons pour lesquelles je pense que nous n’en avons pas fini avec les arts décoratifs – pas plus du reste qu’avec les beaux-arts.

Que faut-il alors entendre aujourd’hui par « arts décoratifs » ?
Pour ma part, j’y entends un enjeu fondamental, à la fois très large et très actuel : celui de la conception et de l’invention du décor contemporain. Alors que l’on sacrifie partout le concept de décor à la vogue des acronymes – le Musée des arts décoratifs de la rue de Rivoli est devenu le MAD, les Écoles des arts décoratifs de Paris et Strasbourg, respectivement l’EnsAD et la HEAR – je le tiens quant à moi pour essentiel.

Entendu comme ensemble, environnement ou milieu, tout à la fois imaginaire, visuel et matériel, tenant aussi bien du décorum (c’est-à-dire ce qui sied, ce qui convient, ce qui en somme est juste) que du décoratif (par quoi il faut entendre la parure, l’ornement, soit plus largement le contingent), le concept de décor est aujourd’hui un remarquable opérateur de saisie et de configuration du monde. Se situant à la croisée de l’art, du design et des savoir-faire, il présente de multiples intérêts : évitant le réductionnisme à l’objet ou au mobilier, il déjoue plus largement les logiques d’assignation exclusive en traversant à la fois l’art, le design et la mode ; en phase avec l’importance croissante du visuel, il fait aussi la part de la fiction dans la configuration du monde et permet de saisir à la fois la dimension construite de tous nos environnements et la part irréductible de matérialité – et avec elle les enjeux écologiques considérables – qui réside au cœur même de l’empire croissant de l’immatériel.

C’est pourquoi je considère qu’il faut non seulement assumer, mais revendiquer l’usage du vocabulaire du décor. Il faut relire, dans Le Post-Moderne expliqué aux enfants, le « Billet pour un nouveau décor » de Jean-François Lyotard, reprendre à notre compte la belle formule de Pierre Loti selon laquelle « Il n’y a d’urgent que le décor » ou encore le fameux constat d’Aragon : « Tout est affaire de décor ». C’est aussi la raison pour laquelle nous avons besoin d’artistes décoratifs contemporains : pour que la contingence de tous les artefacts qui nous environnent soit rachetés par leur justesse, de sorte qu’ils nous deviennent nécessaires. On l’aura compris : les arts décoratifs sont devant nous et l’école qui porte leur nom a un rôle essentiel à jouer.

Vous avez été récemment nommé à la tête de l’EnsAD sur les bases d’un projet. Quelles en étaient les grandes lignes ?
Ce projet reposait d’abord sur un constat très général : que notre monde se trouve aujourd’hui à un point de bascule. Engagés dans ce que de nombreux observateurs s’accordent à nommer « une quatrième révolution industrielle », provoquée par les technologies numériques, nous sommes face à des mutations sans précédent, dont les effets et les enjeux sont sociétaux, économiques et politiques. Dans ce contexte à la fois exaltant et anxiogène, doublé d’une crise écologique inédite, je considère que le rôle des métiers créatifs, et plus particulièrement ceux de l’art et du design, pourrait être majeur. Cela pour autant que le designer ou l’artiste ne soit plus cantonné à répondre à un brief ou un souhait, à mettre en forme des concepts élaborés par d’autres ou à apporter un supplément d’âme ; mais qu’il prenne une part active à la formulation et la résolution des grands problèmes de notre époque, en dépassant la seule innovation industrielle : qu’il soit en position de répondre de notre temps, de son décor, de ses environnements et de ses appareils, au plan technologique, social, écologique et politique. Tel est le défi que doit à mes yeux relever aujourd’hui une grande école supérieure d’art et design. Ce qui suppose que l’école soit un lieu interdisciplinaire et ouvert : ouvert à la diversité culturelle et sociale, et donc à l’international, à la diversité des formes d’organisation et des échelles de production – de l’entreprise à la culture maker, de l’artisanat à la grande industrie – ouvert à l’art et au design, mais aussi à l’ingénierie, aux sciences et aux humanités. Ce fut là l’esprit de l’École d’Ulm, qui nourrit la transformation de l’École des Arts décoratifs au tournant des années 1960-1970. Créée après la deuxième guerre mondiale pour œuvrer à la reconstruction de l’Allemagne, l’École d’Ulm fut l’école du point zéro. Mon hypothèse est que, forte de sa tradition et de son inscription récente dans l’Université PSL, qui réunit des établissements scientifiques remarquables, l’Ecole des Arts Décoratifs pourrait être l’école de notre temps, c’est-à-dire l’école du point de bascule.

S’appuyant sur cette analyse et cette hypothèse, mon projet et ma méthode étaient simples. Ils consistaient à repérer les principaux atouts et faiblesses de l’établissement et à proposer, sur la base de ce diagnostic et d’éléments de comparaison, trois grands gestes pour que l’École soit en mesure d’actualiser son potentiel : l’ouverture, la modernisation et l’augmentation. Je posais ainsi cette triple condition pour que l’École des Arts Décoratifs se hisse à la hauteur des grands défis de notre temps : ouvrir l’école à la diversité et plus largement à l’hétérogénéité, à l’irrégularité et au dehors ; articuler le conservatoire et le laboratoire, c’est-à-dire moderniser les outils et les pratiques, mais aussi le cursus et la gouvernance, de façon à recentrer l’école sur les étudiants ; étendre enfin l’école dans l’espace et le temps, en développant à la fois la professionnalisation, la formation continue et de nouveaux formats de recherche, tout en faisant de l’école un outil d’infusion sociale, au moyen notamment de la création d’un media, en poussant le plus loin possible l’idée selon laquelle l’école est un média et son activité, une activité éditoriale.

Après quelques mois en poste, ces orientations vous semblent-elles toujours toutes pertinentes ?
Oui, elles continuent de structurer mon projet de direction et sont partagées par les équipes et les étudiants. Ce qui est évidemment fondamental : quel que soit le temps que vous y consacrez, le nombre de consultations que vous menez, un projet de candidature est toujours construit in abstracto, depuis une position d’extériorité, et ce n’est qu’à partir du moment où il se confronte au réel de l’établissement et s’inscrit dans un récit et une visions partagés avec ses acteurs et ses actrices qu’il fait véritablement projet pour l’école.

Si le projet que je mets en œuvre est fortement ancré dans celui que j’ai conçu au moment de ma candidature, je dois cependant dire qu’il y a au moins deux choses que je n’avais pas perçues a priori, ou plutôt dont je n’avais pas pris la juste mesure, et qui me sont apparues comme deux particularités très fortes de l’école au cours de mes premiers mois de direction. La première concerne la configuration du temps de la formation. Contrairement aux autres écoles que j’ai connues, le temps des études à l’École des Arts Décoratifs est très segmenté. Et de l’avis de tous, il l’est de façon excessive : le temps est trop découpé, trop scolaire en somme. C’est là pour une part un effet de la complexité d’une école dans laquelle vous avez 700 élèves répartis en dix secteurs : si vous voulez créer les conditions d’une certaine transdisciplinarité, vous êtes obligé d’avoir recours à une grille pour synchroniser les emplois du temps. Mais il ne s’agit pas seulement de cela : il y a aussi dans cette segmentation du temps un effet de l’idéologie des arts appliqués et de la pratique scolaire du rendu. Or l’école, et c’est là sa passionnante complexité, qui l’apparente davantage aux modèles anglo-saxons qu’au modèle français, propose une dizaine de parcours, en art, en design et en mode. Si bien que le temps de la formation doit être repensé à l’aune de cette complexité et de la logique de projet. Comment faire exister le temps plus long et plus irrégulier de l’expérimentation ? Le temps de la pratique ? Le temps de l’atelier ? Le temps du projet ? Ces questions sont passionnantes et requièrent de notre part tout un travail de reconfiguration du temps dans le sens de l’étirement, et plus largement d’une certaine déscolarisation.

Outre ce rapport au temps de la formation, un autre point remarquable de l’École des Arts Décoratifs est ce que j’appellerais volontiers son hyperpolarisation. Je ne veux pas parler là de son organisation en secteurs – dont je pense qu’elle est un atout pour autant que l’on ne considère pas les secteurs selon une logique astreignante d’assignation identitaire mais selon une logique dynamique et pragmatique d’occupation d’une position élective – mais de sa façon de révéler, de mettre en lumière quatre grandes polarités, qui sont sans doute les quatre polarités principales des enseignements supérieurs artistiques aujourd’hui, et qui, dans l’école, du fait de son histoire, du fait de son héritage des arts appliqués, me semblent parfois un peu tendus, voire grippés, nécessitant à tout le moins d’être fluidifiés ou dialectisés. Je veux parler des quatre polarités suivantes : technique et création, théorie et pratique, académie et expérimentation, formation et recherche. Si la force de l’École des Arts Décoratifs est assurément d’investir fortement certains de ces pôles, qui peuvent être négligés ailleurs, je suis convaincu que nous avons une grande marge de progression dans leur articulation. Ce qui suppose que nous sachions ici ou là dépasser les tensions, dépasser aussi les logiques de corps ou de groupes et questionner certaines hiérarchies ou idées reçues. Pour inventer une façon heureuse et féconde d’habiter la contradiction. C’est-à-dire d’habiter le monde et le temps, en évitant les crispations identitaires comme les positions exclusives de la nostalgie réactionnaire, du présentisme béat ou du catéchisme de l’innovation. Je crois du reste que c’est là le rôle fondamental d’un directeur d’école d’art : articuler le divers et la contradiction, inventer une façon déliée d’habiter le monde et le temps. Et l’École des Arts Décoratifs est à cet égard un passionnant terrain d’exercice.

Avant de prendre la responsabilité de cette école, vous avez dirigé d’autres écoles d’art et également présidé le réseau de ces écoles en France. Quelle appréciation générale portez-vous sur l’enseignement supérieur en matière d’art en France ?
Cela fait en effet quinze ans que je me consacre très largement aux écoles d’art. Cet engagement repose sur une conviction profonde : c’est, je l’ai déjà dit, que les artistes ont aujourd’hui un rôle majeur à jouer, que notre temps est le temps des créateurs. Et je ne dis pas cela comme un slogan ou un mantra, mais plutôt comme une observation. Si l’on prend un peu de recul, à la fois historique et géographique, et que l’on considère l’histoire de l’Europe depuis cet événement à la fois destructeur et fondateur que fut la deuxième guerre mondiale, je crois que l’on peut distinguer, à très grands traits, plusieurs périodes en fonction des enjeux et des types d’acteurs qui incarnèrent l’esprit du temps. Vous avez une première séquence qui va de l’après-guerre aux années 1970 : c’est la période dite des Trente Glorieuses, temps de reconstruction et de forte croissance industrielle, qui est dominé par la figure de l’ingénieur. Puis ce sont les années 1980 et 1990, placées sous le signe du commerce et de la spéculation : c’est le temps des managers, des marketeurs et des traders, le temps aussi des business schools. Les années 2000 sont celles de la grande réforme de Sciences Po, des grandes réformes aussi des politiques publiques, c’est le temps des administrateurs. Après ces différents moments, qui à la vérité ne se succèdent pas tant qu’ils se superposent, je crois que nous sommes entrés dans le temps des créateurs.

En témoigne notamment l’infusion des valeurs et des processus issus du monde de l’art dans les champs social et économique : partout on vous parle d’innovation, d’expérimentation, de créativité, de workshop, de mode projet, etc. Le problème est que ces valeurs et ces processus artistiques se trouvent régulièrement dévoyés, si bien qu’il y a un enjeu majeur de réappropriation et d’affirmation du rôle fondamental des créateurs face aux grands défis contemporains. Je crois que les écoles d’art ont à cet égard un rôle essentiel à jouer. C’est là l’une des raisons majeures de mon engagement : toute école forme des transformateurs, et je considère qu’il est impératif de former des artistes, des designers et des créateurs qui seront les auteurs et les acteurs majeurs du monde de demain. Cela parce qu’il n’y a aucune raison de laisser le monde aux seules mains des ingénieurs, des managers, des marketeurs, des traders et des administrateurs.

Mais alors justement, l’enseignement supérieur artistique français est-il prêt à relever cet enjeu majeur ?
Il réunit plusieurs atouts. Le premier est son coût modique, et donc son ouverture sociale très large : dans toutes les écoles nationales, les droits de scolarité sont aujourd’hui de 433 euros. Ils peuvent être légèrement supérieurs dans certaines écoles territoriales qui sont libres d’en fixer le montant, mais cela reste très modeste au regard des tarifs internationaux, qui sont par exemple de 11 000 à 20 000 euros au Royal College of Arts et à la Saint-Martins de Londres, de 2 000 euros à la Design Academy de Eindhoven (pour autant que vous ayez la chance d’être européen, dans le cas contraire il vous en coûte 8.700 euros de plus) ou de 1 700 euros à l’ECAL de Lausanne. Un autre atout de l’enseignement supérieur artistique français est le maillage du territoire : vous trouvez une école supérieure d’art dans une cinquantaine de villes. Cela veut dire que vous pouvez habiter à Quimper, Mulhouse, Tarbes, Bourges ou Besançon et que vous avez là, dans votre ville, une école qui vous propose, pour un coût modique, une formation supérieure artistique de haut niveau. Troisième atout : la qualité des méthodes, des équipes et des équipements pédagogiques. Quelle que soit l’école où vous allez, vous savez que vous allez trouver un environnement professionnel de haut niveau, qui vous permettra d’être de plain-pied avec les acteurs, les enjeux et les processus de la création en art et en design. Et de bénéficier d’un enseignement à la fois généraliste, nourri par les humanités aussi bien les plus traditionnelles que les plus actuelles, en prise sur le monde, favorisant la formation d’un esprit libre et critique, et d’un enseignement très spécifique, centré sur la pratique. Quatrième atout : les spécifications fortes de certaines écoles. Les histoires locales et le contexte concurrentiel ont conduit certaines écoles à se positionner fortement sur certains domaines, si bien que vous trouvez aujourd’hui en région des écoles qui excellent dans telle ou telle spécialité : design graphique à Valence ou Cambrai, illustration à Epinal, restauration à Tours ou Avignon, scénographie à Monaco, etc.

A côté de ces points forts, je vois au moins deux points sur lesquels il y a encore un travail à mener. Le premier concerne le statut des enseignants et donc aussi la viabilité et l’attractivité de notre modèle. Ce statut – et la rémunération afférente – qui correspond à peu près à celui des professeurs du secondaire, n’est plus du tout adapté aux missions et aux enjeux des écoles d’art aujourd’hui. Et en dépit de plusieurs années de revendication, les choses n’ont toujours pas évolué. Si bien que nos écoles peinent à attirer ou conserver les meilleurs enseignants et que se développe aujourd’hui un phénomène fort légitime d’usure, de lassitude et de colère, qui se traduit du reste en ce moment par des actions de blocage dans certaines écoles, ce qui n’est évidemment pas bon pour les enseignements artistiques. Il est urgent que la situation évolue sur ce sujet si l’on ne veut pas mettre en péril un système qui, par ailleurs, est tout à fait remarquable.

Un deuxième point de faiblesse se situe à l’endroit de la légitimité académique de la recherche. Pour des raisons historiques, et c’est là une exception française, les écoles supérieures d’art sont placées sous la tutelle du ministère de la Culture et non pas du ministère de l’Enseignement supérieur, ce qui a sa cohérence et présente de nombreux intérêts, mais a aussi pour inconvénient de limiter le développement des écoles d’art en matière de recherche. Je veux dire par là que les écoles d’art ne sont pas aujourd’hui en capacité de délivrer par elles-mêmes des doctorats. Cela n’est pas un problème pour les artistes et la plupart des designers ou créateurs indépendants qui font profession de leur pratique : le diplôme n’est pas un enjeu pour eux. En revanche, c’est un enjeu dès lors que vous considérez que le doctorat, ou son équivalent international, le PhD, est un prérequis pour accéder à certaines fonctions stratégiques dans des organismes ou des entreprises, notamment au plan international. De ce point de vue, le programme doctoral SACRe, auquel participe, au sein de PSL, l’École des Arts Décoratifs avec les Beaux-Arts, la Femis, les deux Conservatoires et l’École normale supérieure, est une aventure riche et prometteuse, même si nous ne devons la possibilité de délivrer le doctorat qu’à la présence de l’ENS.

Est-ce à dire que le fait que les écoles d’art soient sous la tutelle du ministère de la Culture et non pas de l’Enseignement supérieur et de la recherche serait une entrave à leur développement ?
Non, je ne dirai pas cela. Contrairement à certains de mes collègues, je suis et reste un fervent défenseur de la tutelle du ministère de la Culture. Pourquoi cela ? D’abord parce qu’il est le garant de notre forte inscription dans les secteurs professionnels et, plus largement, du primat, fondamental pour ce qui nous concerne, de la qualification professionnelle ou expérientielle sur la qualification académique. Pour le dire plus simplement : ce n’est pas le diplôme qui fait l’artiste – contrairement à l’architecte ou au chirurgien par exemple. En second lieu, il est clair que le geste artistique s’ancre dans une certaine dimension, qui est celle de la singularité, de l’irrégularité, de l’exception, et que le ministère de la Culture est le plus à même de la préserver. C’est même là sa mission, que de préserver et favoriser ce geste, de sorte qu’il puisse rejaillir sur le plus grand nombre.

Vous connaissez la fameuse formule de Godard : « Il y a la règle et il y a l’exception. Il y a la culture qui est de la règle. Il y a l’exception qui est de l’art. » Eh bien, là aussi, je crois qu’il faut dialectiser ou dépasser l’opposition, que c’est même une telle opération que le ministère de la Culture a pour mission d’accomplir : la conversion de l’exception artistique en culture partagée. Et c’est très précisément cela qui se joue dans les écoles d’art : pas simplement de la formation ou de la transmission, mais la mise en partage d’une culture de l’exception artistique. C’est pourquoi le ministère de la culture doit rester le ministère des écoles d’art : parce qu’il est ce ministère un peu magique qui œuvre à la conversion de l’art en culture et qui met l’exception en commun.

Ce qui ne veut pas dire que les écoles d’art doivent rester dans leur pré carré. Au contraire, il y a tout un travail interministériel qui doit être poursuivi dans le sens d’une relation plus étroite entre les écoles d’art et les établissements de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur. Avec l’Éducation nationale, il y a des enjeux majeurs de formation artistique, auxquels les écoles d’art commencent à contribuer à travers un certain nombre de dispositifs assez récents, comme Création en cours ou, pour les écoles de PSL, le programme « Artiste intervenant en milieu scolaire » (AIMS). A mon sens, il faudrait encore amplifier ces programmes, pour être cohérent avec l’importance que notre époque accorde aux facultés artistiques. Autre enjeu majeur, qui gagnerait sans doute à être travaillé en interministériel, c’est celui des classes préparatoires. Certes, les écoles d’art sont de droit accessibles aussitôt après le bac, mais, de fait, on constate que les néo-bacheliers y sont très minoritaires et que la classe préparatoire s’est imposée comme une étape obligée – cela en raison notamment du déficit de formation artistique dans le secondaire. Or c’est là un segment qui est très peu investi par le secteur public, si bien que le privé y est largement majoritaire, avec des tarifs forcément discriminants. Une telle entrave à la diversité, en amont de l’école, pose problème à un triple niveau : au niveau de l’égalité des chances bien sûr ; mais aussi du point de vue de la créativité, qui consiste souvent à tirer parti des différences et tend à être étouffée par trop de similitudes; au regard de la configuration du monde enfin, qu’on ne saurait laisser entre les mains d’un même groupe culturel ou social. Troisième sujet, que nous avons déjà évoqué : la question de la recherche. Alors que la recherche-création ne cesse de se développer, que des croisements de plus en plus féconds se mettent en place entre les mondes universitaire et artistique, il ne me semblerait pas aberrant que les écoles d’art soient dotées d’une autonomie et d’une capacité de pilotage et de financement accrues, qui viendraient en somme reconnaître leur autorité en la matière.

Sur tous ces sujets, je dois dire que PSL est un formidable laboratoire, assez unique à mon sens, dans lequel les écoles d’art doivent prendre toute leur place. Il y a là en effet un bouillon de science et de culture, au sein duquel l’artiste et le designer peuvent dialoguer avec l’ingénieur et le philosophe, en partageant un certain nombre de valeurs et de réflexions, comme par exemple cette phrase de Jacques Roubaud que j’aime beaucoup et qui livre à mon sens une bonne synthèse de notre entretien : « La chaise est une critique de l’arbre plus intéressante que l’incendie de forêt. »


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC