Savoirs

David Bessis : « Les maths peuvent offrir un chemin de réconciliation sociale »

Journaliste

Face aux mobilisations d’enseignants et de chercheurs au sujet des inégalités croissantes dans le choix de la spécialité mathématiques au lycée, le ministre de l’Éducation nationale a concédé qu’il faudrait leur redonner une place dans le tronc commun. Avec son nouvel ouvrage Mathematica, David Bessis entend bouleverser les idées reçues sur cette discipline, perçue comme élitiste et excluante : faire des mathématiques, c’est à ses yeux voir et sentir, faire usage d’une créativité et d’un sens de l’observation accessibles à chacun d’entre nous.

Mi-récit autobiographique, mi-ouvrage scientifique, Mathematica de David Bessis tombe à pic à l’heure où la place des mathématiques s’invite dans le débat politique. C’est un essai de science pour toustes aussi bien qu’un livre pratique qui démystifie les mathématiques, et qui montre, anecdotes et exemples à l’appui, combien à l’encontre d’une idée reçue, elles sont une expérience « sensuelle et charnelle », à condition qu’on veuille bien suivre son intuition et faire preuve d’imagination… David Bessis est mathématicien et entrepreneur. Après l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et un doctorat à l’université Paris 7, il a été professeur assistant à Yale puis chercheur au CNRS. En 2010, il a fondé Tinyclues, une entreprise en intelligence artificielle appliquée au marketing.
Par ailleurs, il a écrit deux livres de littérature, Sprats en 2005 et Ars grammatica en 2006, tous deux édités chez Allia. C.B.

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Mathematica est un livre dans lequel il est autant question de vous que des mathématiques. Pourquoi avoir écrit un essai aussi personnel sur les maths ?
Parce que les mathématiques sont une expérience personnelle. C’est le sujet central du livre. J’ai mis vingt ans à écrire ce livre. Il a fallu le décentrer pour parvenir à le coucher sur la feuille, et cela n’a pas été chose aisée parce que faire des mathématiques est une expérience tellement forte d’un point de vue émotionnel et sensuel qu’on a envie d’en parler d’une manière autocentrée ! Or, je voulais faire un récit qui ait du sens pour tout le monde. C’est la lecture de trois grands mathématiciens, René Descartes, Alexandre Grothendieck et William Thurston qui m’a permis de dépasser mon propre cas. Tous les trois, à des époques et dans des contextes très différents, ont raconté une même expérience de la compréhension du fonctionnement du cerveau humain.

William Thurston (1946-2012) est le moins connu des trois. Pouvez-vous nous le présenter et nous dire ce qu’il a apporté aux mathématiques selon vous ?
Des trois c’est celui dont l’histoire me touche le plus, c’est le vrai héros du livre. Il est né avec un strabisme qui l’empêchait de percevoir les objets dans l’espace, en dimension 3, et il a dû travailler très dur, avec l’aide de sa mère, pour arriver à assembler mentalement des images de dimension 2 et les voir en dimension 3. Puis il a continué, et il a fini par être capable de voir en dimension 4 et 5, ce qui parait complètement fou ! (En dimension 3, pour décrire un point sur terre il faut donner sa latitude, sa longitude et son altitude, ou bien ses coordonnées x, y, z ou bien largeur, longueur, hauteur. En dimension 5, les points ont cinq coordonnées.) Thurston raconte qu’en entrant à l’école primaire, il a pris la résolution de développer chaque jour un peu plus sa capacité de visualisation, comme un jeu. Ce qu’il ne savait pas, c’est que cet exercice quotidien allait faire de lui le plus grand géomètre du XXe siècle. C’est une histoire bouleversante.

En quoi l’histoire et l’expérience de Thurston rejoint-elle celle de Descartes, qu’on lit plutôt comme philosophe, et de Grothendieck, considéré comme l’un des plus grands mathématiciens de tous les temps ?
Malgré leurs différences, les trois décrivent la même expérience et se sentent porteurs d’un message universel sur le fonctionnement du cerveau humain, de la pensée, du langage. C’est une histoire qui n’a jamais été articulée de manière cohérente. En quelque sorte, j’ai essayé avec ce livre d’être leur porte-parole.
Le discours de la méthode a été lu comme le livre d’un philosophe et non d’un mathématicien. Je pense que c’est un contresens. Récoltes et semailles, le livre monstre de Grothendieck (qui, par un pur hasard, est édité en même temps que le mien), a quant à lui été perçu comme le livre d’un ermite un peu mystique. Or, il y a des thèmes communs entre Descartes et Grothendieck. Quand Descartes écrit que l’esprit est d’essence divine, il rejoint Grothendieck dans La clé des songes affirmant que Dieu rêve à l’intérieur de lui. Dans un cas on parle de philosophie, dans l’autre de folie, mais ils parlent de la même chose. On n’a pas lu correctement ces textes, on ne les a pas mis en regard. Le troisième, celui de Thurston, est très estimé dans la communauté mathématique, beaucoup de mathématiciens le trouvent génial et profond, mais c’est un texte d’une vingtaine de pages paru dans une revue assez confidentielle et difficilement lisible par un non-mathématicien, hormis quelques fulgurances. Je m’efforce donc de traduire ces réflexions pour les rendre concrètes et accessibles, parce que je crois qu’au fond elles concernent tout le monde.

De fait, votre livre s’adresse au grand public, aussi bien dans sa structure que dans sa forme. C’est un récit à tiroirs qui fourmille d’exemples, d’anecdotes. Dans quel but : renverser l’image des mathématiques dans la société ? Changer notre façon de voir le monde ?
Mon point de départ est le malentendu à propos des mathématiques, entre les mathématiciens et la société. Du côté des mathématiciens, ils sont nombreux à éprouver un malaise par rapport à la façon dont leur activité est perçue. On s’adresse souvent à eux en pensant qu’ils sont « bons en calcul », « logiques », « rationnels », qu’ils « aiment les chiffres ». Tout cela repose sur des préjugés. Beaucoup de mathématiciens détestent le calcul ! On les perçoit comme psychorigides, eux se vivent comme sensuels. Et du côté de la société, combien d’élèves et d’anciens élèves ont traversé les cours de mathématiques dans la souffrance, combien ont éprouvé de l’injustice ou se sont sentis bêtes en ne les comprenant pas ?
Il y a une rumeur tenace dans la société selon laquelle le cerveau mathématique est inné. J’ai moi-même probablement cédé à ce préjugé biologique quand j’ai commencé. J’étais bon, mais certains étaient meilleurs que moi et je pensais que c’était dans l’ordre des choses. Or, si on pense comme cela, on ne va pas très loin en maths. Ce préjugé est une fabrique à complexes. Et mon livre vise à le faire tomber.
Par ailleurs, chez tous les auteurs auxquels je me réfère, Einstein en premier, il y a cette idée qu’ils ne sont pas plus doués que les autres. Einstein dit : « Je n’ai aucun don particulier, je suis juste passionnément curieux ». C’est une phrase que l’on peut juger démagogique, comme je l’ai fait dans un premier temps, et c’est aussi la remarque que me font les détracteurs de mon livre. Or, cette idée que « je ne suis pas plus doué que les autres, je m’y prends juste différemment et je vais vous expliquer comment », est littéralement le propos du Discours de la méthode de Descartes. Cette « méthode », subjective, ressemble vraiment à une thématique de développement personnel. Dans sa version initiale cartésienne, la subjectivité est au cœur de l’argumentation.
On retrouve cette réflexion chez Alexandre Grothendieck, l’un des plus grands mathématiciens de tous les temps. Grothendieck écrit que la sagesse populaire veut qu’il y ait une différence entre un cancre et Einstein, mais qu’il va démontrer le contraire, et que lui-même n’est pas un génie, il ne fait que s’y prendre d’une certaine manière.
Par conséquent, l’un des moteurs de tous ces récits, c’est cette impression qu’il y a quelque chose dans l’expérience mathématique qui leur a permis de transcender les limites de ce qu’ils pensaient être leur intelligence. La société leur renvoie l’image qu’ils sont des extraterrestres, eux savent comment ils sont arrivés où ils sont. Au fond, ils disent « On ne naît pas intelligent, on le devient », par une méthode. Alors pourquoi ce malentendu perdure-t-il ? Parce que cette méthode est par nature secrète. Non qu’il y ait un complot pour ne pas la révéler. Cette méthode est secrète parce qu’elle concerne des gestes invisibles qu’on fait dans sa tête.

Ces gestes invisibles relèvent de l’intuition et de l’imagination, que vous placez au cœur de l’expérience mathématique…
Je distingue l’intuition de l’imagination. L’intuition, c’est l’état de nos associations d’esprit non verbales. L’imagination, elle, est l’activité physique principale de la pratique mathématique. Elle répond à une méthodologie complexe (doute cartésien, logique, esprit ouvert à la contradiction), et elle permet de modifier l’intuition. C’est à cet endroit que l’on rate le virage. Les gens n’arrivent pas à croire que cette activité, l’imagination, puisse les mener aussi loin. Ils s’arrêtent à l’incompréhension initiale d’un problème, vivent mal le fait de ne pas comprendre, refoulent les images mentales en se disant que c’est trop compliqué, et passent donc à autre chose. Or, il faut franchir ce cap. Au lieu de détourner la tête, il faut affronter la difficulté avec l’esprit ludique et curieux d’un enfant pour tenter de comprendre ce qui coince et comment percer le mystère. Ce n’est pas immédiat, évidemment, ça prend du temps. C’est comme apprendre à faire du skateboard ou de la planche à voile. Le problème avec les mathématiques, contrairement au skate, c’est qu’on ne voit pas les autres se casser la figure pour progresser. On ne voit pas comment ils font et donc on a l’impression qu’ils sont des magiciens. Je montre dans mon livre que l’activité mathématique n’a rien de magique et que les mathématiciens acceptent juste de se casser la gueule mentalement. Ils se trompent, se reprennent, permettent à leur imagination d’apporter de la contradiction à leur première intuition, ils essayent de résoudre les énigmes par itération, par tâtonnements.
J’ai la conviction intime, et c’est ce qu’on retrouve dans tous les récits qui m’ont inspiré, que cette activité de l’imagination influence notre apprentissage neuronal tout autant, peut-être même plus, que ce que nous vivons dans la vraie vie.

Vous prenez l’exemple de la batte et de la balle du psychologue Daniel Kahneman (lauréat du prix de la Banque de Suède, l’équivalent pour l’économie du prix Nobel, en 2002, pour ses travaux sur les biais cognitifs) pour montrer comment le cerveau doit s’exercer…
Cette histoire de la batte et de la balle est intéressante à plusieurs niveaux. Elle révèle à quel point l’idée que notre intuition est structurellement fausse et que nous ne pouvons rien y changer est ancrée dans la société. Daniel Kahneman utilise systématiquement cet exemple pour expliquer ce que sont les biais cognitifs devant une assemblée.
Une balle et une batte coûtent ensemble 1,10 dollar. La batte coûte 1 dollar de plus que la balle. Combien coûte la balle ? Kahneman remarque que la plupart des gens répondent 10 centimes, ce qui est une réponse fausse. Si la balle coûtait 10 centimes, la batte (qui coûte un dollar de plus) coûterait 1,10 $, et ensemble, elles reviendraient à 1, 20 $. Selon Kahneman, nous avons deux systèmes de pensée. Le système 1, la pensée intuitive, immédiate qu’on a envie d’utiliser tout le temps, qui vous dit (à tort en l’occurrence) que la réponse est 10 centimes. Et le système 2, qu’il assimile à la rationalité, la capacité de poser un calcul, de suivre une méthode, de faire un raisonnement rigoureux, lent, fatigant, qu’on n’a pas envie de faire mais qui donne les bons résultats, en l’occurrence 5 centimes. Il dit que même les étudiants de Harvard et de Princeton se trompent en faisant confiance à leur intuition. Et c’est là qu’on voit l’ampleur du préjugé : ce grand chercheur, lauréat du plus grand prix d’économie, affirme que pour donner la bonne réponse il faut rejeter son intuition et faire un calcul que personne ne veut pas faire. Or il existe des gens (j’en fais partie) qui répondent 5 centimes sans poser de calcul, simplement parce que ça leur paraît visuellement évident. Kahneman oublie que nous pouvons « reprogrammer » notre intuition.

Qu’est-ce que cette « représentation visuelle » du mathématicien, ces images mentales ?
Parler d’« images mentales » est une simplification car l’intuition est parfois musculaire ou émotionnelle. Mais ces intuitions non visuelles sont encore plus difficiles à partager, parce qu’on ne peut pas faire de dessin. Dans mon livre, je fournis quelques diagrammes qui tentent de traduire les images dans ma tête. L’enjeu est surtout de partager la méthode qui permet de corriger ces images, quand c’est nécessaire. Si on croit que notre intuition est fausse et va le rester, on se met dans un rapport de soumission inhibant. C’est peut-être une raison pour laquelle certaines personnes rejettent la rationalité : elles n’acceptent pas de se débarrasser de leur intuition. Moi non plus je n’ai pas envie de jeter mon intuition à la poubelle ! De ce point de vue, je partage ce trait psychologique avec ceux qui croient aux pseudosciences et aux théories du complot. Mais ne pas vouloir jeter son intuition à la poubelle ne veut pas dire que je crois mon intuition forcément vraie. Cela signifie que je vais essayer de réconcilier mon intuition avec la logique. Je ne veux pas abandonner mon intuition parce que je serai beaucoup plus fort si je trouve la réponse intuitivement (comme pour le prix de la balle), j’accepte que mon intuition est fausse dans un premier temps, mais je ne fais pas le deuil de la possibilité de la faire progresser, en apprenant de ses erreurs. Cette tension entre intuition et logique est la véritable force motrice qui fait progresser en mathématiques et qui est à l’origine du plaisir des mathématiciens.

Comment expliquez-vous ce fossé entre les mathématiques à l’école et, disons, les « vraies » mathématiques ?
C’est une question fondamentale à laquelle je n’ai pas toutes les réponses. L’enseignement des mathématiques est foncièrement difficile parce que l’activité mathématique implique des gestes invisibles, donc par nature compliqués à traduire et à transmettre. C’est comme vouloir expliquer par téléphone à quelqu’un qui n’a jamais vu de chaussures comment il doit faire ses lacets ! De ce point de vue, je ne pense pas qu’on puisse faire un enseignement des mathématiques radicalement différent de celui qui existe aujourd’hui, d’autant que le formalisme, notamment le formalisme des définitions, est indispensable. Un cours de mathématiques qui n’est pas formel dans ses définitions est une imposture…

Par conséquent, on ne se trompe pas quand on dit aux enfants ou aux adolescents que les mathématiques, c’est ce qui apprend à raisonner de manière organisée, systématique et rationnelle ?
On ne se trompe pas. Il faut apprendre à manipuler des symboles, car cela fait partie de l’outillage mathématique, tout comme pour apprendre la musique il faut apprendre le solfège. Autrement dit, je ne dis pas qu’il faut rejeter le formalisme, je dis qu’il faut prendre en considération l’intuition. En somme, il faut ajouter à l’enseignement des mathématiques, pas retrancher : ajouter l’intuition sans retirer le formalisme.
Alors comment ? La première chose, certains enseignants le font déjà, consiste à expliquer pourquoi on va apprendre tel théorème, d’où il vient, comment on en est venu à l’inventer. D’une certaine manière, contextualiser les mathématiques, les historiciser, pour motiver l’apprentissage avec des histoires. C’est ce que j’ai toujours essayé de faire au cours de mes enseignements. Cela permet de donner des idées, des pistes, des indices aux élèves pour la compréhension des problèmes.
Ensuite, l’élève ou l’étudiant doit pouvoir poser toutes les questions qui lui traversent l’esprit sans avoir honte ni de se les poser à lui-même ni de les poser devant tout le monde. Même au niveau doctoral, les étudiants sortent souvent de cours avec l’impression de n’avoir rien compris ! Mais ils n’ont pas peur de le dire, en tout cas il est important qu’ils apprennent à se débarrasser de cette peur inhibante. Quand ils sont confrontés à des choses trop dures pour eux, les mathématiciens discutent entre eux, ils n’ont pas honte d’avouer qu’ils ne comprennent pas. Il faudrait arriver à susciter ce type d’échanges en classe de façon systématique, en créant des temps et des espaces de dialogues entre les élèves, des espaces d’entraide en binôme dans lesquels celui qui a compris expliquerait à celui qui n’a pas compris, et celui qui n’a pas compris pourrait poser des questions à celui qui a compris, sans témoin, sans personne pour juger.
Il y a un trait vraiment singulier de la personnalité des mathématiciens, c’est l’acceptation de la contradiction. Un grand professeur peut, lors d’un exposé au tableau, être contredit par un étudiant qui lui dit que ce qu’il écrit n’est pas vrai. Et le prof s’arrête, curieux. Il n’y a pas d’argument d’autorité en mathématiques, ni d’enjeu identitaire, le mathématicien peut changer d’avis pour se ranger derrière celui qui a raison, il est ravi qu’on lui montre qu’il a tort. Il n’y a pas d’attachement névrotique à une position fausse qu’on a défendue par le passé.
J’ai essayé d’écrire mon livre comme un compagnon de l’enseignement, dans la mesure où je raconte ce qui se passe dans notre tête quand nous faisons des mathématiques, pour faire évoluer l’image qu’on s’en fait et montrer comment chacun peut progresser. Prenez la natation. S’il existait une croyance commune selon laquelle le corps est fait de pierres et qu’il coule dans l’eau, les cours de natation se passeraient très mal. En mathématiques, si vous pensez que c’est inné, qu’on a des cerveaux différents, que certains vont y arriver et d’autres rester sur le carreau, vous n’y arriverez pas. Je cherche juste à faire comprendre qu’il y a un chemin pour y arriver, que c’est une expérience personnelle et sensible qui suppose de faire face à ce qu’on ne comprend pas. Et cela nécessite de briser les clichés sur le fonctionnement du cerveau ou sur la rationalité. Pour y parvenir, il suffirait d’un petit socle commun de psychologie mathématique et d’épistémologie du langage débarrassé de ce côté spiritualiste où la pensée est traitée de façon magique. L’enjeu, c’est de changer la représentation des mathématiques dans la société. Cela pourrait se traduire dans l’enseignement par un premier cours d’introduction aux mathématiques qui dirait en substance « Ce n’est pas ce que vous croyez, et rassurez-vous, vous pouvez y arriver ». Pour filer la métaphore de la natation, si le maître-nageur commence par dire aux enfants que leur corps flotte et ne coule pas, ils apprendront sans doute mieux à nager.
Sans vouloir devenir Descartes, Grothendieck ou Thurston, tout le monde est à même de comprendre les mathématiques du lycée, voire des deux premières années universitaires, et elles devraient faire partie du socle culturel commun.

C’est peut-être d’autant plus urgent de faire cette révolution dans l’enseignement que, à l’autre bout du spectre, depuis la réforme du lycée, les mathématiques, avec la technologie et les sciences économiques et sociales, font partie des disciplines qui ont perdu le plus d’heures d’enseignement. À la rentrée 2021, selon les études, 37 % d’étudiants seulement suivaient leur enseignement, sorti du tronc commun pour devenir une spécialité. Le débat est monté ces dernières semaines au point que Jean-Michel Blanquer a reconnu dimanche dernier qu’il faudrait « probablement » ajouter des mathématiques dans le tronc commun en classe de première et de terminale, pour que « l’ensemble des élèves » aient davantage de « culture mathématique ». Qu’en pensez-vous ?
Priver les gens de mathématiques, c’est les priver de quelque chose d’essentiel. Je crois que l’un des moteurs principaux de cette réforme de la place des mathématiques au lycée, c’est la pénurie d’enseignants. Mais gérer une pénurie par un rationnement des cours ne me semble pas la bonne solution. S’il y a un manque d’enseignants, c’est sans doute le signe que les mathématiques ont une valeur sociale économique croissante et qu’il faut rendre les carrières enseignantes plus attractives. On a profondément besoin des mathématiques, et de plus en plus dans notre monde où les technologies numériques, basées sur les maths, prennent une place croissante. C’est un savoir fondamental. C’est cruel à dire parce que je sais que beaucoup de gens n’ont pas accès aux mathématiques, mais je crois qu’on est handicapé si on n’a pas fait la rencontre des mathématiques. Il manque quelque chose, même à un niveau émotionnel. Et je vais même plus loin : je pense que les maths peuvent offrir un chemin de réconciliation sociale si on arrive à enseigner le rapport à la contradiction et son acceptation, à donner confiance en notre capacité à élever notre compréhension, à faire progresser notre intuition.

Pourquoi avez-vous arrêté votre activité de mathématicien ?
Je ne voulais pas être mathématicien. J’aimais les mathématiques, mais je me les représentais comme un voyage. Ce qui m’intéressait quand j’avais quinze ans, c’était la littérature. Je m’étais toujours dit qu’avant une cinquantaine d’années, on n’arrivait pas à écrire des choses bien, et qu’il fallait expérimenter avant de se lancer dans l’écriture. J’avais eu un choc en lisant Les fleurs du mal, et j’avais lu que Baudelaire s’était engagé à vingt ans sur un bateau. Les maths ont été mon voyage. Et puis j’avais aussi fini un grand cycle dans ma recherche en démontrant un théorème qui représentait l’aboutissement de mon travail. J’ai saisi l’opportunité de partir sur un succès.

Un énoncé mathématique commence par « soit… », comme s’il s’agissait d’une fiction. Vous qui avez écrit des livres de littérature, quel lien faites-vous entre les mathématiques et la littérature, ou plus largement l’art, via l’imagination ?
La pulsion mathématique ressemble à la pulsion littéraire et à la pulsion poétique, mais leur fonctionnement est très différent. On dit souvent que les mathématiques sont belles ou poétiques pour les revaloriser, pour les présenter sous un jour humain. Mais au fond c’est réducteur. Les mathématiques n’ont pas besoin de ces comparaisons. On doit les aimer pour ce qu’elles sont, et pas en parler comme un succédané de la poésie ou de la littérature.

Vous avez créé une société d’intelligence artificielle, Tinyclues, en 2010. Cette entreprise est basée sur des techniques d’apprentissage profond (Deep Learning). Quel lien avec les mathématiques ?
Ma rencontre avec le Deep Learning m’a enfin permis de mettre des mots sur ce que j’avais vécu en tant que mathématicien. Ces techniques s’inspirent du fonctionnement du cerveau et éclairent les débats philosophiques les plus anciens, tels que la querelle des universaux qui date du XIIe siècle : est-ce que les concepts existent en dehors de nous ou est-ce que nous les fabriquons ? L’IA montre de façon expérimentale comment on peut fabriquer des concepts avec des neurones. Si on récupère des millions d’images sur Internet et qu’on les donne à un ordinateur, comment lui apprendre à reconnaître ce qu’il y a sur les photos ? Aujourd’hui, on est capable de décrire une méthode qui permet de savoir si, par exemple, c’est une photo d’éléphant. On est capable de programmer un ordinateur pour exécuter cette méthode, efficiente. C’est une percée gigantesque. Ce qui est fascinant dans ces algorithmes d’apprentissage profond, c’est que si on les soumet à un flot d’images, chaque neurone va se spécialiser dans la détection de concepts qui « émergent » spontanément, comme si le système les « inventait ». On peut par exemple voir émerger un « neurone de l’éléphant », qui s’active en présence d’un éléphant. C’est à la fois une métaphore de la pensée intuitive et une explication de l’émergence des concepts de manière démonstrative, concrète et expérimentale. Et cela permet aussi de comprendre des choses qui sont les plus ineffables dans l’expérience mathématique, comme pourquoi c’est important d’imaginer les choses qu’on n’arrive pas à imaginer. À l’époque de Descartes et de Grothendieck, et c’était encore vrai pour Thurston, on ne savait pas sur quoi reposaient les mécanismes de compréhension du fonctionnement du cerveau humain. Les progrès des neurosciences et de l’intelligence artificielle nous permettent de combler les trous. L’apprentissage profond est le chaînon manquant.
Qu’est-ce que le doute cartésien sinon une technique mentale d’entraînement neuronal de notre imagination ? Les techniques utilisées en apprentissage profond sont similaires : il s’agit de renforcer l’apprentissage là où ça coince, là où ça résiste.

Mathematica est à la fois un récit de votre aventure avec les mathématiques, de votre expérience avec les mathématiques, un manuel à l’usage de néophytes désireux de progresser en mathématiques et une méthode d’apprentissage. Est-ce que, compte tenu du fait de son caractère hybride, vous aimeriez que ce livre soit rangé au rayon « Développement personnel » des librairies, comme vous auriez rangé Le discours de la méthode de Descartes ?
C’est une très bonne question. Je pense malheureusement que s’il était rangé au rayon « Développement personnel », on ne le prendrait pas au sérieux, d’où ma réserve. Je regrette d’ailleurs ce snobisme et ce mépris des intellectuels à l’égard des enjeux du développement personnel, d’autant que quand on mène une carrière académique, on est confronté aux problèmes de son propre développement personnel !
On peut dire aussi que c’est un livre de Popular Science, avec une dimension personnelle. C’est un genre moderne, les bons livres de science que j’ai lus récemment avaient cette dimension-là, tel Neandertal de Svante Pääbo, qui raconte à la fois comment il a séquencé le génome de Neandertal et comment il a progressé dans sa carrière. C’est de la Creative Non Fiction, un genre très anglo-saxon, qui aurait tout à gagner à se développer en France.

Par curiosité, vous êtes allé voir en librairie où est rangé le livre ?
Il est rangé n’importe comment, selon les librairies, tantôt en littérature française, tantôt en politique, tantôt en sciences. Il pourrait aussi être en « récit ». C’est un récit autobiographique, et j’espère que je serai lu par des gens qui ne lisent pas de la science, mais du récit.

David Bessis, Mathematica. Une aventure au cœur de nous-mêmes, Seuil, janvier 2022, 368 pages.


Caroline Broué

Journaliste, Productrice à France Culture et écrivaine