Immigration

Les réfugiés, l’Europe et la fin des droits de l’homme

Philosophe

Le traitement par l’Union européenne de la « crise migratoire » fait spectaculairement ressurgir la catégorie des « sans-droits » élaborée par la philosophe Hannah Arendt. Loin d’être universels, les droits de l’homme apparaissent désormais réservés aux seuls nationaux.

La reconnaissance simultanée d’États-nations souverains et de droits universels à tout individu nous semble aujourd’hui une évidence. Pourtant, en 1951, dans Les Origines du totalitarisme, Hannah Arendt analysait le rapport entre droits de l’homme et État-nation comme contradictoire. Ce conflit se manifeste dès la naissance de l’État-nation moderne au moment où, écrit-elle, la Révolution française lia la Déclaration des droits de l’homme à la revendication d’une souveraineté nationale. Dans le texte de 1789, le postulat que toute souveraineté réside en la nation (article 3) suit quasi immédiatement celui selon lequel tous les hommes naissent libres et égaux en droits (article 1). Autrement dit, « la même nation était en même temps déclarée soumise à des lois, découlant bien sûr des Droits de l’homme, et souveraine, c’est-à-dire (…) ne reconnaissant rien de supérieur à elle-même ». En pratique, poursuivait Arendt dans son célèbre chapitre intitulé « Le Déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme », ce conflit originel aboutit à la réduction des droits de l’homme à ceux des nationaux. Comme l’a montré l’exemple des apatrides de l’entre-deux- guerre, ceux qui sont privés d’une nationalité spécifique se retrouvent projetés dans une illégalité absolue — ils deviennent des « sans-droits ». D’où le caractère ambivalent des droits de l’homme qui ne sont en réalité protégés qu’en tant qu’ils sont aussi les droits des citoyens d’un État donné. Seuls ces derniers ont le « droit d’avoir des droits ».

Ce texte a été publié il y a 67 ans, un laps de temps durant lequel on semblait être parvenu à conjurer cette tension originelle entre droits de l’homme et État-nation. Car Arendt écrivait au moment précis où commençait cette mutation qui, après deux siècles de souveraineté absolue de la loi nationale, a vu l’émergence des libertés et droits fondamentaux comme catégorie juridique nouvelle. Un certain nombre de textes plus ou moins contraignants prévoient désormais la protection de la personne humaine quelle que soit sa nationalité. Au niveau international, la Convention de Genève ouvre la voie à la reconnaissance d’un statut légal à ceux qui subissent une persécution. Dans l’espace européen, la Convention européenne des Droits de l’homme permet à toute personne, quelle que soit sa nationalité, de saisir la Cour pour violation de ses droits fondamentaux. Mais c’est surtout l’Union européenne qui a porté le plus loin cette œuvre de « dénationalisation des droits ». À l’exception de certains secteurs protégés – tels que l’accès à la haute fonction publique –, le principe qui s’est imposé en matière de libre circulation des personnes est celui de l’égalité de traitement entre les nationaux et les autres Européens, qu’il s’agisse de l’accès à l’emploi, de l’égalité des salaires et des conditions de travail, mais aussi des divers avantages sociaux et fiscaux mis en place par les États.

Mieux : cette évolution ne concerne pas que les « citoyens de l’Union européenne » – à savoir ceux qui, en vertu des traités, ont la nationalité d’un État membre. Un certain nombre de textes, adoptés au cours des années 2000, vont dans le sens d’une égalisation (partielle) des statuts entre citoyens de l’Union et les ressortissants d’autres États en séjour de longue durée et donc vers une « citoyenneté résidence ». La distinction entre nationaux et étrangers, qui fonde l’État-nation, semblait ainsi s’estomper. L’Union européenne se portait même au-delà des pistes envisagées, il y a plus de deux siècles, par Emmanuel Kant en vue d’établir une « paix perpétuelle ». Le philosophe, en effet, n’admettait au titre du « droit cosmopolitique » qu’un simple « droit de visite » dans chacun des autres États. L’État-nation, présent au cœur de tous les processus de décision européens, ne disparaissait pas pour autant. L’Union européenne ouvrait plutôt la voie à une demoï-cratie fondée sur une pluralité de peuples qui se reconnaissent mutuellement des droits égaux sans pour autant se fondre en un seul demos. En lieu et place de l’antinomie pointée par Arendt, un cercle vertueux s’esquissait entre l’appartenance nationale, d’une part, et la reconnaissance de droits universels, d’autre part.

En période d’exception, les droits de l’homme se voient rapidement réduits à n’être plus que ceux des nationaux.

La condition faite aux migrants dans nos démocraties supposées « libérales » apporte un déni amer à ces espoirs. C’est en ce sens que la crise dite des « réfugiés » est d’abord une crise de l’Europe. Elle hypothèque son ambition à se profiler comme le laboratoire d’un découplage entre appartenance nationale et reconnaissance des droits. Elle jette une lumière crue sur le fait qu’en période d’exception, les droits de l’homme se voient rapidement réduits à n’être plus que ceux des nationaux. Ou plus précisément : ceux qui ont la « bonne » nationalité — et notamment celle d’un État membre de l’Union européenne. À celui qui jugerait le propos excessif, on conseillera la lecture des rapports officiels d’institutions peu connues pour leur frénésie militante ou révolutionnaire. C’est le commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Nils Muiznieks, qui envisage sérieusement, dans son rapport d’activité annuel, largement consacré aux migrants, que « l’année 2016 soit associée au début de la fin du système européen des droits de l’homme et de l’intégration européenne ». C’est le Défenseur des droits de la République française, Jacques Toubon, qui estime que « l’affaiblissement de l’effectivité des droits des étrangers (est) aujourd’hui sans précédent ».

Les politiques migratoires mises en place dans et par l’Union européenne font bel et bien ressurgir la figure des « sans-droits » analysée par Arendt. À nouveau, le propos peut sembler outré car, on l’a dit, les textes existent désormais qui permettent de protéger les droits de chacun quelle que soit son appartenance nationale. Mais ce serait manquer la signification réelle du concept. Être un « sans-droit » pour Arendt ne signifiait pas être privé de tel ou tel droit particulier. Un criminel peut bien être privé de sa liberté de mouvement, il n’en devient pas pour autant un « sans-droit ». Être fondamentalement privé des droits de l’homme, c’est, écrivait-elle, d’abord et avant tout « être privé d’une place dans le monde qui donne de l’importance aux opinions et rende les actions significatives ». En extrapolant à peine le propos, on peut considérer comme un « sans-droit » celui qui se trouve privé de la trame sociale qui rend la revendication de droits possible.

Or, que fait la Convention de Dublin — qui impose de déposer sa demande d’asile dans le premier pays d’arrivée de l’Union européenne — sinon rendre cette revendication impossible ? Débordées, l’Italie et la Grèce ne parviennent plus à gérer des demandes qui sont déclarées irrecevables dans les autres pays, lesquels n’ont, en deux ans, relocalisé que moins de 15 % des 160 000 migrants qu’ils avaient acceptés de prendre à leur charge. Que font les accords passés par l’Union européenne avec des États dictatoriaux (Turquie, Lybie, Soudan) sinon empêcher les migrants de revendiquer leur « droit à avoir des droits » là où ils ont une chance d’être entendus ? Que fait la Cour de justice de l’Union européenne quand elle estime qu’un État n’a pas d’obligation de décerner un visa humanitaire pour déposer une demande d’asile ? Ces conventions, accords et décisions ne nient peut-être pas que ces personnes ont bel et bien des droits universels mais elles reviennent à les priver de la possibilité d’accéder à un collectif stable où leur voix puisse au moins être entendue. Comme l’écrivait Arendt au sujet de l’entre-deux-guerres : « Ce n’est donc pas la perte de droits spécifiques mais celle d’une communauté désireuse et capable de garantir des droits, quels qu’ils soient, qui s’est impitoyablement abattue sur un nombre de plus en plus grand de gens ».

Les droits de l’homme ne renvoient pas à une simple liberté de mouvement, ils sont d’abord des droits aux conditions d’une égale liberté.

Est-ce à dire qu’il faille trancher une bonne fois cette contradiction irréductible entre les droits de l’individu et l’État-nation et donc abolir toutes les frontières ? C’est la proposition avancée par le philosophe Francis Wolff dans son essai stimulant Trois utopies contemporaines. Prenons acte du fait que l’érection des murs ne fait que renforcer la criminalité sans faire baisser les migrations et inversons la méthode en abattant les frontières et en acceptant la libre circulation internationale des êtres humains, nous dit-il. Plus besoin dès lors de penser en termes d’hospitalité ou d’accueil des étrangers puisqu’il n’y aurait plus ni étrangers ni frontières et que tous seraient « citoyens du monde » réunis dans un État mondial qui pourrait prendre la forme d’une ONU réformée. Peu importe ici qu’Arendt elle-même jugeait une telle perspective un « sinistre cauchemar » et « la fin de toute vie politique telle que nous la connaissons » à savoir fondée sur la pluralité, la diversité et des limitations mutuelles. Arendt a pu se tromper et Wolff montre que rien n’oblige à penser qu’un État mondial détruirait la liberté et la diversité. Mais la proposition, fille assumée de l’individualisme libéral, fait l’ellipse de la nécessité d’un « monde commun » circonscrit où puisse se déployer l’action démocratique et la solidarité entre citoyens.

L’État est, à ce stade, le seul espace de redistribution sociale qui existe, ou du moins qui se maintienne tant bien que mal. Le briser au nom de sujets de droits individuels déliés de tout collectif stable serait faire le jeu du néo-libéralisme. Il ne s’agit pas ici du faux problème des candidats réfugiés (en 2016, le nombre de demandes d’asile équivalait à 0,2 % de la population de l’Union européenne). En revanche, le phénomène s’observe dans l’Union européenne où le principe de libre circulation et de non-discrimination peuvent parasiter les acquis sociaux que ce soit via l’exil fiscal ou le jeu des avantages comparatifs opéré par des entreprises présentes dans des pays à bas salaires et à faible niveau de protection. Or, les droits de l’homme ne renvoient pas à une simple liberté de mouvement — laquelle reste largement tributaire de la capacité de chacun à s’adapter aux exigences du marché. Ils sont d’abord des droits aux conditions d’une égale liberté.

C’est pourquoi il serait non moins utopique mais peut-être plus conséquent d’assumer délibérément la tension entre souveraineté nationale et droits de l’homme, sans supprimer la première mais en la limitant en certains points névralgiques. Briser l’équation systématique entre nationalité et citoyenneté demanderait notamment de reconnaître des droits politiques à ceux qui se trouvent en séjour de longue durée sur un territoire donné et qui y participent à la vie collective. Cela supposerait aussi d’ouvrir un vrai débat politique sur la nécessité pour nos États d’ouvrir plus largement, et non pas d’abolir, leurs frontières. Totalement irréaliste dans la conjoncture actuelle, la proposition n’a pourtant rien de naïf. Comme le montrent François Gemenne et bien d’autres, il s’agit là d’une réponse rationnelle aux défis actuels des migrations. Fermer les frontières a un coût prohibitif (13 milliards d’euros depuis 2000 pour l’Union européenne) qui n’empêche pas les migrations mais les rend simplement plus dangereuses en favorisant le business des passeurs.

Surtout, à la différence de l’abolition pure et simple, l’ouverture maîtrisée et négociée des frontières ne renvoie pas à un droit inconditionnel de l’individu à aller où bon lui semble en fonction de ses talents et de sa « flexibilité », droit qui serait posé sans réflexion sur l’exigence de réciprocité qui fonde la solidarité. Il s’agirait plutôt de l’engagement d’une collectivité démocratique à donner à un nombre maximal de gens situés au sein et au-delà de ses frontières les moyens concrets de « faire entendre » leur voix et de compter comme des êtres significatifs. À défaut, tout ce que nous avons pu écrire sur l’Union européenne comme pointe avancée du cosmopolitisme tombera bientôt au rang des fariboles de l’Histoire.


Justine Lacroix

Philosophe, Professeur à l'Université Libre de Bruxelles, Membre du Centre de Théorie Politique