Société

L’éthique de la survie et l’esprit du capitalisme post-soviétique

philosophe, sociologue, auteur

Le XXe siècle a successivement valorisé la figure du héros, de la victime et du survivant. Une « éthique de la survie » a ainsi vu le jour qui domine désormais des sociétés capitalistes auxquelles ne s’oppose plus aucune illusion égalitaire. Au risque de valoriser toute forme d’individualisme, jusqu’au moins démocratique.

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N’importe quel sexagénaire européen peut aujourd’hui témoigner d’une évolution remarquable dans la galerie des modèles que nos sociétés donnent en exemples aux jeunes générations. Notre sexagénaire a encore connu en effet durant son enfance le culte des héros de la Seconde Guerre mondiale, les fiers résistants, patriotes ou antifascistes, vainqueurs, aux prix d’innombrables sacrifices, de la bête immonde. Adolescent, il a vu ce culte s’effriter et, après une brève vague d’anti-héros – incarnés souvent par des soldats américains défaits au Vietnam –, il a assisté à l’avènement des victimes, incarnées cette fois dans la figure des victimes de la Shoah. L’engagement pour une cause – communiste ou nationaliste – cessait d’être admirable, bien au contraire. C’est ce qui vous arrivait en toute innocence, sans que vous n’y fussiez pour rien, qui désormais vous rendait intéressant. La théorie de la justice de John Rawls – c’est sans doute partiellement ce qui explique son succès – a saisi comme aucune autre la portée normative de cet avènement en érigeant en principe que toute inégalité non résultante d’un libre-choix devait être compensée. Dès lors, en rupture avec le système méritocratique officiellement en vigueur, ce que l’on avait subi plutôt que ce que l’on faisait est devenu le principal critère d’attribution de ressources.

Las, le règne des victimes n’a cependant duré que de brèves décennies. À la différence des héros, elles n’ont pas disparu du paysage mais elles sont devenues des figures de transition. Il est rapidement devenu inconvenant de se « complaire » trop longtemps dans le statut de victime. Au bout d’un moment, l’injonction sociale invite, main de fer dans un gant de velours, à se recomposer, à passer outre la victimisation subie pour devenir un ou une survivante, une ou un résilient. Ici encore l’incarnation par excellence du nouveau modèle d’humanité nous vient de la Shoah : non plus sa victime assassinée mais l’individu capable, dans une admirable sanctification de la vie, de survivre à la disparition des siens. D’un point de vue microsociologique, j’ai soutenu dans un livre récent que la montée en puissance des survivants est passée par la réhabilitation de ces pestiférés qu’étaient autrefois les membres des Sonderkommandos. Mais l’explication est évidemment insuffisante pour rendre compte de la popularité de la résilience bien au-delà des cercles intéressés à la Shoah. Y a-t-il des causes macrosociologiques susceptibles d’être invoquées ?

Après la dimension sociale, c’est la dimension démocratique qui est maintenant fortement mise à mal.

Lors d’un récent colloque bruxellois consacré à la révolution d’Octobre, Enzo Traverso a défendu  l’idée selon laquelle face au défi et à la menace communistes, les sociétés capitalistes avaient été obligées de présenter un visage humain, un visage socio-démocrate en l’occurrence. Après l’implosion de l’Union Soviétique, cette nécessité est devenue obsolète. Et de fait nous voyons depuis lors se détricoter lentement mais sûrement les filets d’une sécurité sociale laborieusement construite depuis la fin du XIXe siècle. Sous le prétexte de faire mieux fonctionner la libre concurrence, les garde-fous de l’économie capitaliste ont été rabotés : on salue comme un progrès le fait de la démuseler, elle est délibérément rendue à son état sauvage et des scènes de pauvreté, que nous pensions il y a trente ans être le triste apanage des pays du Tiers-Monde, sont devenues banales dans nos villes, pourtant demeurées parmi les plus riches du monde.

Évolution plus récente, non moins inquiétante, après la dimension sociale, c’est la dimension démocratique qui est maintenant fortement mise à mal. Populismes versus États de droit, transitions autoritaires, retour au pouvoir des droites extrêmes… La Chine « communiste » fournit paradoxalement la preuve que l’économie capitaliste contemporaine n’a nul besoin d’un contexte global socio-démocrate pour prospérer. En politique internationale aussi, des « préférences nationales » et les exigences primaires de la realpolitik s’assument à nouveau de plus en plus cyniquement, ainsi en Syrie par exemple. On n’aura pas la naïveté de croire qu’elles avaient précédemment disparu mais, hommage du vice à la vertu, elles étaient hypocritement déniées. L’idéologie du plus fort gagne s’assume désormais sans masque ni complexe. C’est peut-être là que réside la différence majeure rendant compte de la fortune de la figure du survivant : le cynisme peut légitimement s’afficher d’une compétition généralisée à l’issue de laquelle seuls les plus aptes survivent et tant pis pour les autres. C’est en ce sens que l’on peut, parodiant quelque peu le titre de l’œuvre la plus célèbre de Max Weber, faire l’hypothèse d’affinités électives entre l’éthique de la survie et l’esprit du capitalisme post-soviétique.

L’argent ouvre toutes les portes et lorsque les portes ne sont pas suffisamment larges pour laisser passer tout le monde, seuls les argentés passeront

La manière dont les mœurs d’une société s’affichent n’est pas sans conséquence sur l’évolution de ces mœurs. Des enfants qui ont vu leurs parents leur payer des billets plus chers mais avec un accès prioritaire au service désiré dans un parc d’attractions intériorisent durablement, puisqu’il est d’excellente pédagogie de joindre l’acte à la parole, que l’argent confère des privilèges socialement légitimes. Leur argent les autorise à passer en premiers, ils sont exemptés de la file commune, du sort commun. Ils trouveront tout à fait normal plus tard qu’en toutes les circonstances de l’existence, priorité soit donnée aux happy few qui disposent des moyens nécessaires. Comment en irait-il autrement si c’est exactement dans cet esprit qu’ils auront été éduqués depuis leur tendre enfance ?

L’argent ouvre toutes les portes et lorsque les portes ne sont pas suffisamment larges pour laisser passer tout le monde, seuls les argentés passeront. Le phénomène n’est pas nouveau. Ce qui est inédit c’est précisément la conviction normative sur laquelle il repose et, en même temps, qu’il renforce. Qu’un bien quelconque aille au plus offrant, c’est la loi de l’offre et de la demande, un jugement de fait dans une économie de marché. Mais quand l’on pense en outre qu’il est juste et bon que le bien convoité aille au plus argenté, le jugement de fait devient un jugement de valeur. Weber avait montré avec force que la valorisation de la réussite matérielle (capitaliste) reposait sur la conviction diffuse qu’elle était le signe d’une élection spirituelle (protestante). L’éthique protestante affirmait à ses tenants que leur bonne fortune confirmait le salut (prédestiné) de leur âme.

Par analogie, on pourrait dire que l’éthique de la survie affirme à ses tenants que leur bonne fortune confirme la légitimité morale de leurs privilèges. Ils sont riches parce qu’ils sont les gagnants de la compétition généralisée et jamais achevée pour la survie – lutte de tous contre tous qui définirait la condition humaine. Leur richesse les désigne donc pour jouir sans scrupule d’un surcroît de vie, d’une vie augmentée et avantagée. Pour le dire simplement, la différence est celle qui me sépare, moi qui aurait les moyens de payer le « FastPass » à Disneyland, de jeunes personnes qui ne disposent pas de ces moyens : je serais tellement gêné de passer devant elles en exhibant mon coupe-file que je vais m’abstenir d’en acheter mais en ce qui les concerne, elles trouveraient cela parfaitement admissible puisque j’en ai payé le prix.

Le capitaliste post-soviétique se gausse des illusions égalitaires et de l’anthropologie idéaliste qui les nourrit. Réaliste, il souscrit à une anthropologie où l’homme est un loup pour l’homme et convient que cette dure loi profite en définitive au développement de l’espèce humaine. Il ne croit ni au Grand Soir ni même au Progrès (mais bien aux progrès de la médecine qui lui permettront, à lui d’abord, de vivre plus longtemps). De ce point de vue, il est complètement post-moderne. Il raille le gaspillage d’énergie sacrificielle dont tant de militants, communistes et autres, ont fait les frais. Il pense qu’ils auraient mieux fait de se soucier d’eux-mêmes que du bonheur de l’humanité.

Je caricature bien sûr : dans notre espace public, le survivant n’est pas seulement, ni peut-être même principalement, un gagnant éhonté. Il ou elle est aussi l’enfant abusé qui a le courage de se relever, la femme violée qui se reconstruit et milite pour la cause féministe, le soldat traumatisé qui devient pacifiste. Les survivants : des victimes rendues plus fortes par l’épreuve. Ils sont censés avoir trouvé dans les profondeurs d’eux-mêmes une force insoupçonnée qui, au final, les fait participer plus intensément qu’auparavant au grand jeu de la vie. Mais prenons garde, aux côtés de ces figures éminemment respectables rode le survivant que la force insoupçonnée de l’instinct vital a conduit à tout sacrifier à sa survie. Celui-là a grandi dans le terreau des mémoires de la Shoah, il a bénéficié de la réhabilitation bienvenue des victimes mais à présent il les répudie : il coupe les amarres avec les faibles et les vaincus et défile fièrement au triomphe des vainqueurs.


Jean-Michel Chaumont

philosophe, sociologue, auteur, Professeur à l'université catholique de Louvain, chercheur au FNRS

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