Médias

Léviathan 2.0

Sémiologue, Théoricien de l’art et des médias

Structuré économiquement pour favoriser la médiatisation de contenus brefs, émotionnels et compulsifs, le web offre un espace où des monstres 2.0 circulent en spirale (contamination) et en boucle (répétition), sans modération, ce qui décuple la force de frappe de leurs messages – au risque d’altérer progressivement notre adhésion au réel.

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L’ère digitale invite à questionner les représentations de la culture web d’un monde « participatif », « collaboratif » et « communautaire » où les individus s’expriment librement et où les modalités de contrôle éditorial reposent avant tout sur la régulation collective (avertir, bloquer, …). Si l’idéologie des réseaux sociaux est majoritairement tournée vers un mode euphorique du partage et du cool au sein des plateformes – comme Facebook notamment où le bouton « Je n’aime pas » n’existe pas – le potentiel de subversion et de transgression reste aussi ouvert. En témoignent les débordements récurrents visibles sur l’espace digital à travers des notions comme les fake news, les trolls ou encore le harcèlement.

Les réseaux sociaux sont ce média massifié et massifiant qui amène à des contradictions, des ambivalences et des nouvelles pratiques qui traduisent la complexification des régimes du regard : je te regarde, tu me regardes, je te regarde me regarder, tu me regardes te regarder, etc. Le public n’appréhende plus la réalité et son identité à travers son « reflet » dans un seul écran comme dans les médias traditionnels (télévision, cinéma) mais via plusieurs identités sur divers écrans (celui du Smartphone, de l’ordinateur, de la tablette). Les multiples avatars que l’individu peut se créer sur les différentes plateformes (Facebook, Flickr, Linkedin, etc.) ouvrent des perspectives abyssales d’exploration de soi et des autres. L’individu surfe et navigue emporté par une pulsion scopique qui le pousse à vouloir tout voir, tout lire, tout scroller. Les réseaux sociaux invitent ainsi à un régime de spectacularisation et de consommation des autres et de soi inédit. L’expérience de l’« écran comme miroir » – formule galvaudée de Jacques Lacan qui voyait dans l’écran du cinéma « ce désir élémentaire de réaliser cette image miroir de la perfection qui nous attire si profondément vers l’écran» – se retrouve décuplée par un dispositif médiatique reposant sur le couplage captation/feed-back. Ce feed-back sollicite des mécanismes itératifs du like, du commentaire et de la circulation qui permettent à chacun de s’exprimer en masse via la production de posts, invité comme jamais à réagir, critiquer, surveiller et évaluer ce qui se présente quotidiennement sur ses écrans.

Dans cette idéologie numérique la participation est présentée comme ouvrant sur un champ de possibles toujours plus large. Elle se stratifie alors sous la forme de multiples avatars que les individus génèrent sur différentes plateformes, et se tarifie sous la forme de services payants que ces mêmes plateformes proposent afin de créer plus de visibilité, de réseau et de notoriété (Linkedin et son offre « premium », Facebook et son offre « booster la publication »). Dès lors, face à ces dispositifs incitatifs conçus pour produire de l’activité, certains se laissent tenter par cette vie digitale liquide, s’immergent dans l’indétermination et l’infiniment entrouvert. Si cette étendue sans bornes a pu être pour les premiers navigateurs beatniks de la contre-culture ouest américaine des années soixante-dix, l’assurance de pouvoir dépasser les frontières et de gagner en liberté, égalité et gratuité, il s’avère qu’aujourd’hui, elle réactive une représentation archétypale du monstre. Les réseaux sociaux ont cette dimension paradoxale qui les fait apparaître comme « voyeuristes », « obscènes », « narcissisant », « addictifs ».  S’ils chatouillent les pulsions « scopiques » et « invocantes » du public, deux pulsions qui entretiennent un rapport étroit avec un imaginaire fantasmatique, ils flattent également des fantasmes – conscients et inconscients – plus morbides de toute puissance où le Surmoi n’opère plus. Et où certains se laissent aller à un pur assouvissement et asservissement pulsionnel du « lâcher prise » par l’insulte, l’injure, le harcèlement, etc. Cette démesure réactive une expérience archaïque du monstre à la fois pour celui qui poste mais aussi pour celui qui observe. Force est de constater qu’avec les réseaux sociaux, le désir de « s’exposer » a dépassé la logique individuelle pour devenir collective. Il est désormais de bon ton d’assumer voire de revendiquer les pans les plus sombres et autrefois inavouables de sa personnalité. Les micros messages postés sur Twitter sont pour certains comme une invitation à y déverser des propos violents, sexistes, homophobes ou xénophobes (cf l’affaire Mehdi Meklat en 2017).

Le manque de vigilance sur les débordements à répétition sur les réseaux sociaux met en lumière un dispositif conçu pour favoriser la médiatisation de contenus brefs, émotionnels, compulsifs et qui achoppent. Il survient alors un processus d’indiscernabilité sur ce qui circule, tant que ça circule. Une distraction entre présence (d’une image, d’un mot qui percute voire sidère) et absence (car chacun est caché derrière son écran, parfois même derrière l’anonymat ou une identité fictive). L’individu teste alors les limites de sa propre dimension scoptophilique et spec(tac)ulaire, pour parler comme Christian Metz, vis-à-vis de ce qui lui est donné à voir ou à lire.

Si les fake news, les trolls, le harcèlement et autres discours haineux colonisent autant les réseaux sociaux c’est parce qu’ils poussent à la provocation, au clash et à la polémique qui font partie du fonctionnement médiatique. Les débordements multiples sont ainsi devenus des buzz obligatoires lors d’évènements très médiatisés comme les campagnes présidentielles (« fake news et Trump », « trolls et homosexualité de Macron »), où la révélation du scandale crée de l’éclat médiatique (« harcèlement et culture du viol », « discours de haine et fachosphère », etc.). À l’ère de la généralisation d’Internet et des technologies de l’information et de la communication, les médias traditionnels surfent ainsi sur ces nouveaux usages médiatiques pour exister et créer de l’évènement. Les réseaux sociaux s’inscrivent dans ce que Jenkins appelle un transmedia storytelling qui sollicitent des logiques d’engagement accrues. Le web est le seul espace où les monstres 2.0 peuvent circuler à la fois en spirale (contamination) et en boucle (répétition), sans modération, ce qui décuple la force de frappe d’un message. Pour les internautes, les monstres 2.0 sont ainsi des figures récurrentes qu’ils doivent apprendre à reconnaître, à dénoncer ou à mettre à distance. Des approches sociologiques comme celle d’Antonio Casilli proposent d’analyser ces « déviances » en classifiant les comportements (allant de l’« inadapté » au « revendicatif ») et en expliquant que « l’identification négative dont les trolls par exemple font l’objet permet aux autres membres de la communauté de s’identifier positivement entre eux, car en faisant front contre un adversaire commun, ils font corps et se retrouvent investis de la fonction d’applicateurs de la norme sociale dans un système de modération a posteriori ».

Ces monstres 2.0 sont ainsi des alertes sur nos propres pratiques et leurs limites mais aussi des moyens de réévaluer les contenus partagés sur l’espace social. Ils réactivent l’imaginaire du Léviathan par leur caractère « tortueux », « fuyant », et hybride. Le Léviathan, désigné par l’hébreu « Tannin »,  est ce « monstre » s’apparentant au « dragon », incarnation d’une nature désordonnée et chaotique. S’opposant au Monde que Dieu organisa en assignant à chaque élément et à chaque créature une place précise, le Leviathan représente dès lors le chaos primordial, instable et indomptable. Il est alors un monstre marin qui peut avoir plusieurs têtes, crache du feu et allie la souplesse d’un serpent à une cuirasse faite de « rangées de boucliers » (Job, 41.7). Eau et feu, mou et dur, il est une créature indistincte, multiple, tout comme le dragon est un animal qui vole et marche, nage et embrase. Il est aussi ce « dragon qui habite la mer » et réduit à néant une humanité qui n’aura conçu et souffert que « pour enfanter du vent » mais que Yahvé parvient à terrasser dans l’apocalypse d’Isaïe (27. 1).

Chez le philosophe Thomas Hobbes, il devient cette fois une représentation de la République. Ce Léviathan aurait ainsi été créé par les hommes afin de se prémunir contre « ce misérable état de guerre qui est (…) une conséquence quasi nécessaire des passions naturelles qui animent les humains quand il n’y a pas de puissance visible pour les maintenir en respect ». Et d’ajouter : « Les conventions, sans l’épée, ne sont que des mots ». Les hommes ne voyant que leur intérêt propre, toute société se doit dès lors de remettre le pouvoir entre les mains d’un seul qui incarnera l’ensemble des sujets.

Aujourd’hui, cette représentation du Léviathan refait surface sous l’apparence des réseaux sociaux. Comme celui de la Bible, ce monstre 2.0 regorge et offre une visibilité inédite à l’infâme, au dégoûtant et au choquant, à la fange parfois la plus crasse d’une humanité en mal d’Idéal. Mais cette monstruosité côtoie également l’utopie. Celle qui inspire au charismatique co-fondateur et actuel patron de Facebook Mark Zuckerberg ce magnifique plaidoyer pour « un monde où chacun trouve sa raison d’être » et « une raison d’être pour les autres » face aux étudiants de la prestigieuse université de Harvard le 25 mai 2017. À cet universalisme techniciste, les révolutions arabes et la possibilité qu’offrent désormais ces titans du web – Facebook, Instagram, Snapchat – à quiconque de s’exprimer et de devenir visible et « créatif » posent à leur tour ces réseaux sociaux comme vecteurs d’humanité, de démocratie, d’émancipation et de réalisation personnelle autant que collective. Facebook partage également avec le Léviathan de Hobbes ce désir de protéger ses utilisateurs – ou ses fidèles – contre l’atrocité du monde et des autres. C’est ainsi que lors des attentats qui traumatisèrent et endeuillèrent l’Europe et les États Unis, la fonction Safety Check permit aux internautes de rassurer leurs proches ou de s’enquérir de leur sécurité.

La monstruosité de ce nouveau Léviathan tient dès lors en sa nature duplice, cette hybridité qui est la sienne entre l’individuel et le collectif qui ne fait qu’advenir un collectif individualisé et un individu qui sous couvert de se « collectiviser » se referme au final sur lui-même par cet « autre » qui n’est qu’un « je » déguisé. Dès lors, celui qui ne s’informe des soubresauts du monde que par le biais de Facebook n’en a qu’une version sélective et partielle, rognée et triée soigneusement par des algorithmes censés nous proposer un réel qui nous ressemble. Le « ce-qui-est » de ce monde est remplacé sur notre mur par un « ce-qui-est-publié-par-mes-amis », nous faisant entrevoir non plus le monde « tel qu’il est », mais « tel qu’il m’est ». Une monstruosité qui nous contamine donc. Comme dans la République hobbesienne éminemment normative et dirigiste, nous nous inscrivons et nous connectons chaque jour toujours plus à ces réseaux qui nous donnent le sentiment d’entretenir le lien avec les autres. Mais cette « connexion » n’est qu’un leurre. Duals, les réseaux convoquent le pire et le meilleur de l’être humain, jusqu’à présenter ce pire comme un meilleur, soit l’expression d’une humanité qui se serait enfin libérée.

Notre hyperconnectivité tend également à altérer notre adhésion au réel. C’est ainsi que greffés à notre Smartphone, nous doublons notre existence d’une « tech-sistence ». Car si Lacan voyait l’ex-sistence comme l’édification de notre humanité dans l’acte de se tenir (sistere) vers le Grand Autre (ex), nous sommes à présent mobilisés entièrement vers notre mur Facebook que nous actualisons à chaque événement ou micro-événement. L’être-ici se double ainsi pour figurer sur le mur ou les fils de nos réseaux sociaux, devenant ainsi un véritable « être-à-vous » destiné à nos « amis » et autres followers numériques. Le désir d’archiver et de partager les moments forts de son existence qui fut celui de tout photographe amateur et que théorisa Pierre Bourdieu et ses co-auteurs est ainsi devenu un devoir d’acter chaque seconde vécue. Avec le Leviathan nous partageons donc cette nature duplice, nous qui vivons sur terre et sur Internet, passant notre temps sur des réseaux qui sont eux-aussi comme un espace mi réel mi virtuel. Illustration et conséquence de cette virtualisation du réel, le chanteur Jack White oblige désormais ses fans à glisser avant le concert leur portable dans un étui conçu à cet effet.

À la fois figure du Chaos originel et vecteur de socialité, le Léviathan est aujourd’hui, dans sa version 2.0 une créature à la fois « likante » et « bashante », altruiste et égotiste, indispensable et futile. L’expression d’une société qui veut échapper à une réalité souvent alarmiste et cataclysmique (chômage, réchauffement climatique, déplacements de populations, attentats, réactivation du risque d’affrontement nucléaire…) en scrollant sur le flux infini des réseaux sociaux.

Les auteurs de cet article feront paraître le 15 mars prochain Les monstres 2.0, l’autre visage des réseaux sociaux, aux éditions François Bourin.


Pauline Escande-Gauquié

Sémiologue, Maîtresse de conférences au CELSA

Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, Chercheur associé au laboratoire Art des images et art contemporain (AIAC) et enseigne à l’Université Paris-8