International

L’Iran face aux sanctions – ou les enseignements du SamsunGate

Sociologue

Le voyage à Téhéran, en début de semaine, du ministre des Affaires étrangères en témoigne : l’Iran reste au cœur de l’activité diplomatique. Mais derrière les enjeux massifs comme le nucléaire ou le programme balistique, d’autres événements passés inaperçus sont révélateurs des méthodes de contournement mises en place par le pouvoir et la société iranienne face aux sanctions. C’est le cas du SamsunGate survenu au cours des récents JO d’Hiver.

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Ce lundi 5 mars, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, s’est rendu à Téhéran dans une double perspective : soutenir le Plan d’action conjoint sur le nucléaire, signé en juillet 2015, entré en vigueur en janvier 2016 et incessamment critiqué par l’administration Trump ; mais aussi, pour demander des gages sur le développement du programme balistique iranien et les ambitions régionales du pays. Cette rencontre intervient après celle de l’ancien secrétaire d’État John Kerry avec le ministre iranien des affaires étrangères Javad Zarif en marge de la Conférence sur la sécurité à Munich. Mais derrière la grande histoire, on peut percevoir des événements moins visibles, des signaux faibles, riches d’enseignements sur l’évolution de l’Iran et sur le poids des sanctions. Par exemple, c’est l’armée allemande qui a dû ravitailler l’avion du dignitaire iranien en kérosène, les sociétés gérant l’aéroport de Munich redoutaient trop de tomber sous le coup des sanctions pour le faire.

On voit ainsi comment les sanctions ont un impact sur tout, qu’il s’agisse de l’économie iranienne, de soins médicaux, de l’approvisionnement d’avion de ligne civile en pièces, d’avions diplomatiques en kérosène, ou encore, même, de rencontres sportives internationales, comme l’a montré un autre micro-événement passé inaperçu en France mais qui a eu un grand retentissement en Iran : ce qu’on pourrait appeler « le SamsunGate » lors des derniers Jeux Olympiques.

Au-delà des intérêts sportifs, les Jeux Olympiques sont toujours le centre d’enjeux diplomatiques. Avec les jeux de l’hiver 2018 nous ne sommes pas en reste : leur ouverture à Pyeongchang, le 9 février, a aussi été celle du dialogue entre les irréconciliables Corées. Pourtant, l’enjeu le plus médiatisé a masqué un incident diplomatique lié au régime de sanction imposé à l’Iran. La coutume veut en effet que le pays hôte des JO offre des cadeaux aux sportifs : tous les athlètes participant aux jeux se sont vus remettre un Smartphone dernier cri du sponsor sud-coréen Samsung. Tous, sauf les sportifs iraniens et nord-coréens, au nom d’une interprétation extensive des sanctions internationales. Le téléphone de la discorde, considéré comme produit de luxe (sa valeur est de 750 euros), tombait manifestement sous le coup de l’interdiction selon le comité international olympique.

La façon dont le SamsunGate a été traité est particulièrement révélatrice du rôle que l’Iran entend jouer sur la scène internationale.

La suite de l’histoire s’inscrit dans une logique diplomatique et plus largement nationale : l’ambassadeur sud-coréen en Iran, Kim Seung-ho a immédiatement été convoqué au ministère des affaires étrangères. Des excuses ont été exigées. La société civile, quant à elle, a investi l’affaire par la création de hashtags visant le boycott de la marque sud-coréenne, très implantée en Iran. Si le Comité International Olympique a finalement décidé de résoudre l’affaire en offrant ces Smartphones aux sportifs iraniens, le mal était fait, et surtout, la façon dont l’affaire a été traitée, tant par les institutions que par la société est particulièrement révélatrice du rôle que l’Iran entend jouer sur la scène internationale et la façon dont le pays veut endosser ce rôle.

La démarche diplomatique était d’autant plus pertinente, d’après le régime des mollahs, que l’Iran est souvent un recours pour la Corée du Sud dans le cadre de la crise avec la puissance nord-coréenne. Sauver l’honneur, certes, mais rappeler les bénéficiaires du soutien diplomatique iranien à l’ordre était en définitive l’objectif de la manœuvre. Plus encore, rappeler Séoul à l’ordre était aussi une façon de montrer à l’Amérique de Trump (et de Nikki Haley, l’ambassadrice américaine aux Nations Unies) que leurs deux plus grands alliés asiatiques, Séoul et Tokyo, ne s’alignent pas sur leurs discours néoconservateurs anti-iraniens. Japon et Corée du Sud, les deux pays les plus directement menacés par le régime de Kim Jong Un, ont tous deux déjà demandé à l’Iran de tenir un rôle de médiateur auprès de Pyongyang dans le cadre de la crise, faisant ainsi fi de la ligne anti-iranienne américaine.

Rappelons que suite à la signature des accords sur le nucléaire du 14 juillet 2015, l’ancienne présidente sud-coréenne Park Geun-Hye était partie en Iran avec une délégation de 230 hommes d’affaires pour tripler les échanges commerciaux. Le but du déplacement consistait aussi à demander à l’Iran – qui rappelons-le coopère militairement avec la Corée du Nord depuis les années 1990 – de tenir le rôle de médiateur pour régler la crise avec Pyongyang. Autre exemple des relations diplomatiques cordiales existant entre la République islamique et la République de Corée, l’Iran a obtenu en 2017 une ligne de crédit de 8 milliards d’euros auprès de la banque sud-coréenne Exim-Bank, ce qui permet d’encourager l’ouverture économique à laquelle aspire la République islamique étranglée par les mesures coercitives prises par les États-Unis en matière d’accès au système bancaire international, mais aussi de montrer que si Séoul est un allié de Washington, elle ne s’aligne pas de bout en bout sur la ligne de l’administration Trump. Le Japon vient aussi s’inscrire dans ce non-alignement. Cet allié américain entretient de cordiales relations diplomatiques avec Téhéran et a aussi vu en l’Iran un médiateur dans la crise avec Pyongyang : suite au tir de missile nord-coréen qui avait traversé l’espace aérien japonais en août 2017, le premier ministre nippon, Shinzo Abe, avait envoyé un émissaire spécial auprès du président Hassan Rohani dans la perspective d’intervenir en tant que médiateur dans la crise.

Le « SamsunGate » doit ainsi faire l’objet d’une triple lecture : d’abord, une volonté de l’Iran de faire valoir ses droits par la condamnation d’une interprétation et d’une application extensive du régime de sanctions ; ensuite rappeler son rôle de recours diplomatique incontournable que la République islamique incarne dans les affaires de crises avec la Corée du Nord ; enfin, rappeler aux États-Unis que leurs alliés ne sont pas forcément des alignés.

Les distinctions évidentes qui existent entre le régime iranien et celui de Kim Jong Un sont allègrement balayées dans le discours de Nikki Haley à l’ONU.

L’affaire a ainsi visé les sportifs iraniens et nord-coréens, pays que l’ambassadrice américaine à l’ONU, Nikki Haley, réduisait l’un à l’autre dans son allocution du 5 septembre 2017 : « l’Iran risque de devenir la prochaine Corée du Nord si l’accord nucléaire n’est pas corrigé », prévenait-elle. Les distinctions évidentes qui existent entre le régime iranien et celui de Kim Jong Un sont allègrement balayées dans ce discours : à l’immense différence de la Corée, l’Iran veut l’ouverture,[1] la sortie des sanctions internationales, a signé le traité de non-prolifération des armes nucléaires (point central), adopte de façon claire un discours d’ouverture sur la scène internationale, et surtout, présente un système politique qui s’ouvre à un timide pluralisme et à la critique.

Les récentes vagues de protestation qui ont traversé l’Iran (surtout à la périphérie de ses villes) à la fin décembre 2017, début janvier 2018 sont tout à fait révélatrices d’un état de fait nouveau en Iran : le chef du pouvoir exécutif, le Président Hassan Rohani, a pris la parole pour affirmer le droit des manifestants à manifester, la légitimité des raisons de la colère populaire, et l’aspiration à plus de souplesse et de libertés, là où, en 2009, Mahmoud Ahmadinejad méprisait les agents de la révolte (expression « de la saleté et de la poussière »). Plus révolutionnaire encore, le guide, lui-même, a présenté ses excuses au peuple dans un prêche à la mi-février : « je suis totalement conscient des critiques du peuple. Le peuple n’est pas seulement critique à l’égard du gouvernement, du Parlement, et du judiciaire mais aussi à mon égard. […] Nous devons nous excuser devant le peuple et devant Dieu. »

La critique individuelle a un droit de cité en Iran depuis quelques années. Ce que le régime réprime durement, ce sont les phénomènes de « déferlantes », les mouvements critiques qui se structurent pour déstabiliser le pouvoir et qui pourraient faire « perdre la face » à la vitrine identitaire islamique du régime.[2] Comment entendre dès lors ce que nombre de médias peuvent percevoir comme une incompatibilité entre le discours conservateur du Guide de la République islamique, Ali Khamenei, et la politique d’ouverture du président Rohani ? Doit-on parler de contre-pouvoirs, mécanismes qui rendraient plus insensée encore la comparaison de Nikki Haley avec la Corée du Nord ? L’actuelle politique iranienne se concentre sur ce que nous appelons une dissonance discursive.

Sous la vitrine identitaire islamique, le pragmatisme est à l’œuvre.

La République islamique d’aujourd’hui n’est plus la République islamique des années 1980, elle est l’objet d’évolutions protéiformes mais les fondements du régime ainsi que son identité demeurent les mêmes. Le guide, pierre angulaire des institutions, incarne aujourd’hui le conservatisme idéologique. Sa rhétorique est fidèle à l’identité de la République islamique. Le guide peut ainsi diaboliser dans ses déclarations le géant américain, tout en consentant à ce que le président iranien mène une politique d’ouverture en signant, par exemple, un plan d’action conjoint qui inclue les États-Unis. Sous la vitrine identitaire islamique, le pragmatisme est à l’œuvre. Les initiatives d’oppositions individuelles étaient autrefois réprimées au nom de la « Vérité idéologique » et du salut de l’humanité dans le cadre de l’aspiration théocratique. Aujourd’hui, la répression touche d’abord ceux qui peuvent collectivement déstabiliser l’un des deux pôles qui dirige l’Iran : le pôle identitaire théocratique et le pôle politique d’intérêt national.

Le problème aujourd’hui réside donc avant tout dans ce refus de la levée des sanctions par les États-Unis, ce qui permet à ces deux pôles de formuler des critiques à l’encontre de l’Amérique tout en ayant recours à des manœuvres diplomatiques pour contourner ses effets. A cet égard, la dissonance discursive des dirigeants iraniens est révélée par le SamsunGate mais ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.

Dans le cas des protestations populaires iraniennes de cet hiver, il faut toutefois relativiser les différences et relever certaines coïncidences dans les discours. Une fois que la vague de protestation initiée par le très conservateur Raïssi en son fief à Machhad a échappé aux mains de ses sympathisants, la population a investi les rues pour des revendications économiques. Les symboles du régime qui ont été visés, les slogans nationalistes politiques qui ont été scandés, avaient tous un nerf profondément économique : pour les manifestants, les mollahs confisquent l’argent qui devrait revenir à la population iranienne en l’investissant dans des infrastructures au Sud-Liban, dans des lieux de cultes chiites irakiens ou syriens, dans des fondations religieuses. En cela, ils sont visés par une population qui entend mieux vivre dans son pays.[3]

Guide et président iraniens ont très vite cherché à désigner des puissances étrangères comme origine de la tentative de déstabilisation. Vieille rhétorique que celle du grand et des petits satans traditionnellement évoquée dans les discours du guide de la révolution. Même si des références ont été faites à des ennemis étrangers (Moudjahiddines du peuple, État islamique, etc.), le Guide de la République islamique comme le Président pouvaient sur ce point, et avec un vocable très différent, s’entendre sur une critique des États-Unis qui, alors que la contrepartie iranienne est respectée dans le cadre des accords, continuent à neutraliser la levée des sanctions et à prendre des mesures coercitives empêchant l’accès de l’Iran au système bancaire international.

Finalement, l’accès aux produits de luxe, comme le Samsung Galaxie Note 8, empêché par des sanctions relatives au nucléaire est plus perçu comme une volonté d’humilier par la population iranienne, que comme un moyen de répondre à des intérêts politiques internationaux.


[1] L’ouverture était une perspective déjà avant les mandats de Hassan Rohani. Sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, par exemple, Téhéran a accueilli le 16e sommet du mouvement des non-alignés (2012), avec 120 pays représentés (24 présidents, 3 rois, 8 premiers ministres et 50 ministres des affaires étrangères). Avant encore, l’ex-président Khatami appelait au « dialogue des civilisations » à l’ONU (mercredi 23 septembre 1998).

[2] On pense au très récent #WhereIsShe ? (« Où est-elle ? ») dénonçant le silence qui entoure la détention d’une jeune militante agitant son foulard blanc au bout d’un bâton. La militante avait contribué au mouvement déferlant « White Wednesdays » (« mercredis blancs ») consistant à porter un voile blanc pour rendre visible son opposition au voile. On pense, au moins récent hashtag « liberté furtive » (#stealthyfreedom), mouvement initié par la journaliste iranienne Masih Alinejad depuis la Grande Bretagne consistant à poster des photographies de femmes, sans voile, sur les réseaux sociaux. L’exemple de l’arrestation de six jeunes Iraniens ayant posté une vidéo sur laquelle on les voit danser sur le tube planétaire « Happy » de Pharrell Williams, le 20 mai 2014, entre aussi dans le cadre de cette crainte de l’Etat pour les phénomènes de « déferlante ».

[3] Les manifestations de 2009 étaient dans une toute autre logique : elles étaient politiques, avaient un leader (Mir Hossein Moussavi), visaient la chute du régime et étaient menaient par une classe moyenne qui pouvait – et qui a souvent – quitter le pays si elle devait être inquiétée par les autorités. Les protestations de 2017-2018 sont des revendications rationnalisées émanant d’une population entendant mieux vivre dans son pays.

Amélie Myriam Chélly

Sociologue, Chercheuse associée au CADIS (EHESS-CNRS), Professeur de géopolitique à Dauphine (IPJ)

Notes

[1] L’ouverture était une perspective déjà avant les mandats de Hassan Rohani. Sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, par exemple, Téhéran a accueilli le 16e sommet du mouvement des non-alignés (2012), avec 120 pays représentés (24 présidents, 3 rois, 8 premiers ministres et 50 ministres des affaires étrangères). Avant encore, l’ex-président Khatami appelait au « dialogue des civilisations » à l’ONU (mercredi 23 septembre 1998).

[2] On pense au très récent #WhereIsShe ? (« Où est-elle ? ») dénonçant le silence qui entoure la détention d’une jeune militante agitant son foulard blanc au bout d’un bâton. La militante avait contribué au mouvement déferlant « White Wednesdays » (« mercredis blancs ») consistant à porter un voile blanc pour rendre visible son opposition au voile. On pense, au moins récent hashtag « liberté furtive » (#stealthyfreedom), mouvement initié par la journaliste iranienne Masih Alinejad depuis la Grande Bretagne consistant à poster des photographies de femmes, sans voile, sur les réseaux sociaux. L’exemple de l’arrestation de six jeunes Iraniens ayant posté une vidéo sur laquelle on les voit danser sur le tube planétaire « Happy » de Pharrell Williams, le 20 mai 2014, entre aussi dans le cadre de cette crainte de l’Etat pour les phénomènes de « déferlante ».

[3] Les manifestations de 2009 étaient dans une toute autre logique : elles étaient politiques, avaient un leader (Mir Hossein Moussavi), visaient la chute du régime et étaient menaient par une classe moyenne qui pouvait – et qui a souvent – quitter le pays si elle devait être inquiétée par les autorités. Les protestations de 2017-2018 sont des revendications rationnalisées émanant d’une population entendant mieux vivre dans son pays.