Politique

Lettre d’un castor au président Macron

Médecin généraliste, écrivain

Le 7 mai 2017, comme 20,8 millions de Français, Christian Lehmann a voté pour Emmanuel Macron. L’écrivain et médecin faisait ainsi barrage à Marine Le Pen. Un an après, il rappelle les circonstances de son vote (qu’il ne regrette pas et, le cas échéant, reproduirait) mais s’interroge, plus qu’agacé, sur ses conséquences.

Cher Emmanuel Macron, Monsieur le président de la République,

Un an déjà. Quelques jours avant le débat du second tour, j’avais publié un long article, Longtemps les nazis ont eu mauvaise presse, dans lequel je retraçais la longue marche de Marine Le Pen pour dédiaboliser son parti et le faire paraître comme une alternative crédible à la stagnation politique. C’était quelques heures avant l’effarant spectacle qu’elle donna face à vous, Citizen Macron, révélant une faiblesse intellectuelle et une inconséquence rare dont elle prend difficilement encore la mesure, tandis que son camp réalisait en direct que tout était perdu. À la fin de ce long article, j’avais clairement exprimé mon choix, chose que je fais rarement, n’estimant pas avoir la moindre légitimité pour dicter une conduite.

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Mais, sans dénigrer des choix différents du mien, il me semblait nécessaire de barrer la route au Front National, de lui donner le score le plus bas possible, et trop confortable de laisser d’autres se salir les mains à ma place, même si je n’avais dans le porteur du projet start-up nation que vous êtes aucune confiance : « Je voterai Emmanuel Macron. Je voterai pour renvoyer Marine Le Pen devant ses juges, et à ses luttes internes fratricides. Je ne sais pas ce que feront les autres, je ne sais même pas ce que feront certains de mes amis. Je sais juste que chaque vote, chaque bulletin blanc, chaque abstention comptera, que comme les Britanniques, comme les Américains, nous vivrons, tous, avec les choix de chacun. »

Vous êtes au pouvoir, seul : vous, votre projet, votre intelligence, et votre hubris.

Un an après, cette phrase résonne: « Nous vivrons, tous, avec les choix de chacun ». Le Front National est écarté du pouvoir, la carrière politique de Marine Le Pen est un disaster-movie très convainquant. Soit. Et vous êtes au pouvoir, seul : vous, votre projet, votre intelligence, et votre hubris. Je suis médecin, écrivain, bientôt senior, confortablement installé dans la société, même si de tout temps j’ai pu de par mon métier juger à quel point tout cela est précaire. Votre transformation en marche forcée de la société française, je ne la subis pas avec autant de violence que beaucoup de ceux que je côtoie, ces gens qui pour vous « ne sont rien », et freinent la locomotive de la civilisation européenne que vous appelez de vos vœux.

J’ai tenté un temps de vous apprécier. J’ai tenté d’oublier le piètre orateur que vous êtes en public, la litanie de poncifs effrayants que vous êtes capable d’aligner devant des publics qui s’en satisfont ( Rassurez-moi… « Pensez printemps, mes amis », vous vous étouffiez bien de rire à l’intérieur, j’espère ?), votre parcours de poulain d’Attali placé à la banque pour séduire et gonfler un carnet d’adresses chez les puissants. J’ai focalisé sur certaines prises de parole, votre long entretien à Mediapart avant l’élection, où soudain, entouré d’intellectuels, vous abandonniez le vocabulaire et la stratégie de démarcheur de chaussettes en nylon utilisés dans vos meetings pour partager une vision du monde, que l’on pouvait ne pas apprécier mais qui avait sa cohérence. Mais tout cela est vite devenu insupportable, en même temps que de nombreux média tressaient vos louanges, vous confinant peu à peu dans ce qu’il y a de pire en vous, la mégalomanie et l’orgueil démesurés d’un nouveau Jupiter.

Un an plus tard, et vous êtes arrivés au bout de la logique d’En Marche !, ce fameux « en même temps ». Réciter des discours humanistes vibrants, et « en même temps », traiter ceux qui aident les migrants comme des délinquants. Prôner le dialogue social à tous les étages, et « en même temps », passer en force avec une armée de godillots pas toujours capables de comprendre les textes qu’ils signent, ou la société qu’ils bousculent au nom de la sacro-sainte réforme. Se gargariser d’avoir rénové la politique, et « en même temps », s’entourer de bras cassés, de faisans rescapés du naufrage socialiste, de transfuges retourneurs de veste. Marteler l’impérieuse nécessité de maîtriser la dette publique, et « en même temps », largement rembourser de leur aide logistique et financière ceux qui vous ont fait roi en rayant d’un trait de plume les impôts des plus fortunés. Qui, à part vos affidés et vos débiteurs, croit encore à la farce du ruissellement, qui voudrait qu’en allégeant la charge des plus riches, vous allez soudain éveiller leur conscience sociale, et faire naître en eux l’ardente volonté d’une redistribution humaniste?

Je vous ai vu recevoir Donald Trump à l’Elysée. C’était étrange, et perturbant. J’ai même, un moment, eu mal pour vous. Quand votre femme a dû subir les compliments masculinistes totalement déplacés d’un type au cul gras duquel flottent de nombreuses plaintes de violence sexuelle et de harcèlement.

Sur les Champs-Elysées, Trump, tout droit sorti d’un cauchemar de Stephen King, admirait la puissance militaire qui se déployait devant lui, et vous admirait. En le regardant, je me suis dit qu’à l’évidence, vous étiez l’homme qu’il rêvait d’être: jeune, beau, puissant, marié à une jolie femme, avenant, respecté, adulé. Les commentateurs louaient votre savoir-faire, votre capacité à séduire, après les banquiers et les milliardaires, le président des USA. Je me souvenais de votre phrase au sujet de votre passé de banquier d’affaires: « On est comme une sorte de prostituée, le job c’est de séduire ».

Mais aujourd’hui, un an après votre élection, en vous voyant à nouveau étalant à Washington votre idylle avec l’un des plus dangereux et pitoyables démagogues de notre temps, j’ai vu ce que je n’avais pas voulu voir l’an dernier. Vous êtes le rêve mouillé de Trump, certes, mais il est aussi votre modèle. On se gausse en Europe de ce rustre inculte dont la durée d’attention ne dépasse pas les 140 caractères d’un tweet, on pointe du doigt la valse de ses collaborateurs, portés au pinacle un jour puis vilipendés le lendemain.

Mais regardez-vous. Regardez ce que vous êtes en passe de devenir. Seul, persuadé d’avoir toujours raison, incapable de saisir que ce qui se dresse devant vous, cette « coagulation des mécontentements », ce n’est pas seulement, comme le disent les éditorialistes affidés, la France de la « grogne », mais un peuple qui refuse d’adhérer à un projet de marchandisation libérale, de destruction des communs, qui a déjà montré sa nocivité partout où il a été mis en place, sous Reagan, sous Thatcher, Blair et Cameron. Vous avez des ennemis, partout. Des amis, nulle part. Vous décidez seul. On rit de l’entourage de Trump, disais-je, mais avez vous regardé le vôtre? Leur habitus, leurs manières, leur ignorance, leurs éléments de langage et leur violence verbale? Prenez Castaner, Ferrand, Bonnell, De Rugy, Attal, O’Petit, Collomb. Relookez-les à l’américaine, mettez-les dans l’avion et Trump les embauche demain. Ils tiendront bien un trimestre…

Malmener les migrants, avec l’aide d’un gâteux qui se prend pour Mitterrand et se fringue comme Bousquet, c’est envoyer un signal.

Vous ne me lirez pas. On vous fera une recension, ou pas. Je m’en moque. Je voulais juste vous dire que vous avancez sur du sable. Il fallait arrêter Marine Le Pen. C’est fait. Et « en même temps », l’extrême-droite vote à deux mains vos lois contre l’immigration, les milices identitaires vont bronzer sur les cimes pour montrer leur courage face à des gens qui migrent pour survivre, et repartent sous escorte de gendarmerie. Vous savez très bien que la France pourrait faire plus, et mieux, pour ces gens. Mais vous savez aussi que votre « fermeté » est un gage de sécurité vis-à-vis de ce que l’on nomme pudiquement la droite de la droite.

Malmener les migrants, avec l’aide d’un gâteux qui se prend pour Mitterrand et se fringue comme Bousquet, c’est envoyer un signal. Ils ne sont plus tout à fait des humains, mais une variable d’ajustement. Il y a plein de raisons à ce choix. Vous avez un projet pour l’Europe, vous avez un projet pour le monde, vous n’avez pas de temps à perdre, il vous faut fermer des fronts internes de contestation, vite, et tous « en même temps ». Ils vous faut réformer, vite, quitte à sabrer ce qui fait encore socle commun. Tout se passe comme si l’Argent avait réalisé qu’il n’était plus besoin de s’encombrer de politiques par nature rétifs et contradictoires, pour placer directement au pouvoir l’un des leurs entouré d’une nuée de technocrates imbus d’eux-mêmes, dans le but avoué de « Make Our Populace Flexible Again », au plus vite.

Trump, donc, qui rêve de construire un mur, « admire l’autorité que vous avez démontré pour régler cette question ( de l’immigration « incontrôlée » ) d’une manière très honnête et pas toujours populaire ». C’est bien, ne changez rien, vous avez attrapé un Pokémon rare, avec lequel vous allez créer « un nouvel ordre mondial du XXIe siècle, pour le bien de nos concitoyens ».


Christian Lehmann

Médecin généraliste, écrivain