Politique

«Shopping », « benchmarking » et cynisme

sociologue

L’usage récent par deux ministres des mots « shopping » ou « benchmarking » à propos des migrants n’a rien d’anodin. Empruntés au vocabulaire du contentieux transnational, ces termes semblent établir un parallèle entre les pratiques des entreprises qui cherchent à sauvegarder leurs profits et celles d’hommes et de femmes qui tentent de sauver leurs vies. Encore une fois, la libre circulation des capitaux est préférée à la libre circulation des personnes.

La « petite phrase » du ministre de l’Intérieur indiquant mercredi, lors d’une audition devant la commission des Lois du Sénat, que « les migrants font du benchmarking » résonne avec la formule tout aussi désastreuse de Nathalie Loiseau – ministre des Affaires européennes – il y a quelques semaines, lorsqu’elle affirmait, au Sénat toujours, qu’il existait « un shopping de l’asile ». Au vu des commentaires négatifs suscités par cette formule semblant comparer la demande d’asile au lèche-vitrine, la ministre précisa que cette formule, dont elle reconnut la maladresse, était utilisée « par les spécialistes du régime européen de l’asile ». Est-il vrai que de telles formules sont mobilisées, et si oui par qui, et à quelles conceptions des demandeurs d’asile ou des migrants renvoient-elles aujourd’hui ?

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La notion de forum shopping s’est en effet développée dans les études relatives au droit international privé, initialement pour désigner la recherche de la juridiction la plus « accueillante » au regard des situations, impliquant en particulier des multinationales, dans lesquelles un contentieux était susceptible de se dérouler dans plusieurs pays. Spécialité des avocats d’affaires voire des avocats fiscalistes, le développement de stratégies visant à orienter le contentieux vers certaines juridictions plutôt que vers d’autres est une forme d’extension globalisée de pratiques courantes en droit veillant, notamment par l’adjonction de clauses dans certains contrats, à désigner un juge ou un arbitre censé être plus favorable aux intérêts des parties, ou de la partie la mieux placée dans la négociation.

La notion de « forum shopping » s’est étendue des grandes entreprises multinationales aux ONG.

Dans un second temps, cette notion de « forum shopping » a été utilisée pour décrire le développement de pratiques, relativement similaires mais aux objectifs bien différents, mises en place par des ONG à la recherche de juridictions accueillantes, notamment par contraste avec le pays d’origine, pour loger des plaintes contre de grandes entreprises accusées de polluer ou de ne pas offrir de conditions de travail décentes, ou à l’encontre de responsables politiques coupables d’exactions ou de détournements. Les travaux sur le contentieux transnational des droits de l’homme développés par les juristes belges Benoît Frydman et Ludovic Hennebel [1] ont notamment souligné l’essor de telles stratégies, reposant sur le renversement de pratiques adoptées depuis bien longtemps par les grandes firmes internationales : « Mais tandis que les entreprises utilisent ces recettes le plus souvent pour tenter de se soustraire à des règles ou des obligations contraignantes, ou à des litiges embarrassants, les défenseurs des droits de l’homme en renversent la logique au profit de la lutte contre l’impunité, en tentant d’imposer l’application du droit et la sanction du juge à des opérations ou à des situations qui semblaient devoir échapper à son emprise ».

Les chercheurs évoquent notamment l’afflux de contentieux qu’a créé la mise en place (temporaire) de la compétence universelle en Belgique, tout comme il est possible d’évoquer le contentieux relatif à la conduite de la SNCF sous l’occupation initié à New York en 2001 par des survivants et des proches de personnes déportées. Les multiples rebondissements de l’affaire Pinochet, entre Londres, Madrid, d’autres pays européens joints à la demande d’extradition, l’Argentine, et le Chili, constituèrent un tournant marquant en la matière, le forum shopping étant en l’occurrence initialement mis en œuvre par un juge, Baltasar Garzon, avec le soutien de certaines ONG comme Amnesty International.

La notion de « forum shopping » s’est donc étendue dans son acception, des grandes entreprises multinationales à l’analyse de l’activité des ONG, en particulier dans les domaines par définition transnationaux des droits de l’homme ou de l’environnement. Elle correspond à l’établissement de stratégies reposant, pour reprendre un autre anglicisme présent dans le débat actuel, sur le « benchmarking », c’est-à-dire sur la comparaison selon un certain nombre de critères de la capacité d’un système juridique et judiciaire à tolérer ou au contraire à réprimer un certain type de comportements. Cette comparaison, éminemment technique et faisant entrer des facteurs complexes mêlant connaissance fine de la législation en vigueur et appréciation du fonctionnement réel des différentes juridictions locales est habituellement l’apanage de quelques grands cabinets d’affaires d’un côté, et d’ONG hautement spécialisées de l’autre – en particulier Amnesty International, Human Rights Watch, ou la plus petite SHERPA créée par l’avocat William Bourdon, très actif notamment dans les actions menées contre Total.

Il y a un certain cynisme à utiliser une forme d’analogie entre les migrants et ceux qui sont à même de bénéficier de l’appui des juristes les plus chevronnés.

Dans ce contexte, la référence au « shopping » de Nathalie Loiseau ou au « benchmarking » de Gérard Collomb correspondent bien à une évolution du droit international repérée chez les juristes. Mais en l’occurrence, ce sont maintenant les migrants dont on considère qu’ils seraient capables d’élaborer des stratégies juridiques d’un telle complexité, soit qu’il leur soit attribué des connaissances poussées en droit comparé, soit que l’on cherche ainsi indirectement – et cela correspond également à certaines mises en cause du secteur associatif par le Ministre de l’Intérieur – à sous-entendre qu’ils bénéficient de conseils leur permettant de développer des stratégies finalement comparables à celles de riches particuliers ou d’entreprises choisissant de s’installer dans le for juridique (c’est là l’expression des juristes) le plus favorable. S’il est indéniable que des effets de réputation relatifs aux différents pays d’arrivée – si ce n’est d’accueil – doivent exister parmi les migrants, il y a donc déjà un certain cynisme à utiliser, pour mieux les stigmatiser, ce qui est finalement une forme d’analogie avec des entreprises, des grandes organisations ou des particuliers fortunés à même de bénéficier de l’appui des juristes les plus chevronnés.

Plus encore, il est intéressant de constater que c’est justement ce type de pratiques, largement répandues en effet chez les plus gros contribuables, qu’une loi française de 2011 visait à empêcher : désignée familièrement sous le nom d’exit tax, cette disposition mise en place sous Nicolas Sarkozy concerne « l’imposition des plus-values latentes lors du transfert par les contribuables de leur domicile fiscal hors de France ». Or Emmanuel Macron souhaite, comme il l’a indiqué récemment dans une interview au magazine américain Forbes, supprimer cet impôt qu’il juge dissuasif, notamment pour des start up dont les créateurs hésiteraient à s’installer en France du fait de ce « risque » d’imposition lors de leur départ du territoire.

Il est ainsi possible de faire apparaître une tension entre, d’un côté, la reconnaissance du bien fondé de la crainte d’un risque d’imposition pour des créateurs d’entreprise amenés  à faire du « benchmarking » pour évaluer le pays le plus fiscalement accueillant pour leur entreprise, et, de l’autre, la stigmatisation de migrants accusés de tenter de comparer les législations en vigueur afin de chercher à s’orienter vers le pays le moins défavorable à leur arrivée et à leur installation. Enième déclinaison de la contradiction entre l’encouragement de la libre circulation des capitaux et le fantasme du contrôle de la circulation des femmes et des hommes, la conjonction de ces « petites phrases » de la ministre des Affaires Européennes, du ministre de l’Intérieur et du président de la République est donc hautement significative. Elle n’est pas seulement choquante parce qu’il serait inadéquat de parler de « shopping » ou de « benchmarking » s’agissant de réfugiés et de migrants risquant la mort pour rejoindre l’Europe. Elle est profondément immorale parce qu’elle reconnaît qu’il est acceptable qu’un type de comportement soit mis en œuvre pour la recherche d’un pur profit, en refusant qu’il soit même possible de l’envisager pour ceux dont la vie en dépend.

 

Liora Israël

sociologue, directrice d'études à l'EHESS