Football

Le business va-t-il tuer le « beau jeu » ?

Économiste, Économiste

Le football, c’était mieux avant ! La complainte des réactionnaires du ballon rond est connue et pose généralement une question simple : l’argent a-t-il vraiment tué le beau jeu ?

Dans sa chronique du Figaro du 23 mai 2018, le journaliste Eric Zemmour, termine son texte en affirmant, fidèle à sa réputation : « On est désolé, mais le football aussi c’était mieux avant ». Pour en arriver à ce constat, il s’appuie sur les écrits de deux philosophes. Le premier, Jean-Claude Michéa, qui dans son livre Le plus beau but était une passe (2014) affirme que la financiarisation du football nuirait au « beau jeu » : « La pauvreté du spectacle offert par la Ligue 1 tient précisément à cette intégration croissante du football moderne dans la logique de l’économie de marché ». Nous serions ainsi devenus des « mendiants du beau jeu ». La thèse du second, Robert Redeker, dans son essai récent, Peut-on encore aimer le football (2018), est de la même veine : « Le football est devenu un sport individuel », retrouvant en passant, les valeurs d’origine aristocratiques du « beautiful game » basées davantage sur le « dribbling » que sur le « passing ».

Tout ce petit monde se réfère aux écrits d’Eduardo Galeano, journaliste et écrivain uruguayen, qui dans son beau livre Le football, ombre et lumière écrivait à la fin des années 1990 : « L’histoire du football est un voyage triste, du plaisir au devoir. A mesure que le sport s’est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer. […] Le football professionnel condamne ce qui est inutile, et est inutile ce qui n’est pas rentable». Pour résumer, le « post-football » et sa logique financière seraient le fossoyeur du « beau jeu », du « jugo bonito ». L’argent aurait ainsi « volé le football ».

L’historien Antoine Lilti dans une tribune du Monde du 9 juin 2018, nous rappelle cependant que « le temps du football est historique, avec ses grandes dates, ses héros, ses victoires mythiques et ses défaites inoubliables… ». Depuis sa création en 1863 au Freemasons’ Tavern du Lincoln’s Inn Fields de Londres, le football a traversé les époques en se transformant. Le sociologue Richard Giulianotti distingue quatre périodes dans l’histoire du football : la période traditionnelle qui va de la naissance du football et de ses règles à la fin 19ème siècle jusqu’à la Première guerre mondiale et qui voit l’organisation des compétitions nationales ; la période moderne précoce qui occupe l’entre-deux-guerres et correspond à l’introduction du professionnalisme dans de nombreux pays ; la période moderne tardive qui recouvre la période de la Seconde guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1980, qui voit apparaître la diffusion des matchs de championnat en direct à la télévision de façon régulière ; la période post-moderne qui débute dans les années 1990 avec l’arrêt Bosman, le rachat des clubs par des milliardaires et des États et l’envolée des droits de retransmission permettant la mobilité des footballeurs du monde entier et en conséquence  l’explosion des montants des salaires et des transferts pour s’approprier les meilleurs.

Nous nous acheminons vers un football 2.0 marqué notamment par l’arrivée vraisemblable des GAFA et la création d’une Super Ligue européenne fermée.

Il est fort à parier que nous entrons dans une nouvelle période : un football 2.0 marqué notamment par l’arrivée vraisemblable des GAFA et la création d’une Super Ligue européenne fermée, ou quelque chose qui s’en approche fortement. En effet, des championnats nationaux en Europe largement dominés par quelques clubs, une Ligue des champions dont les tours finaux (à partir des quarts de finale) sont réservés à une petite élite européenne, des inégalités de revenus qui, de fait, se creusent entre les grands clubs et les autres, des droits TV à répartir qui explosent, des propriétaires (américains) de clubs plus mercantiles, tous ces facteurs interrogent sur le devenir des compétitions actuelles, nationales et européennes.

La plupart des intellectuels cités plus haut défendent une vision du football d’avant l’ère post-moderne, un football populaire, un football qui n’existe peut-être plus. Un football qui est décrit dans le récent livre de Mickaël Correia Une histoire populaire du football (La Découverte, 2018). Mais la façon dont on s’approprie le football dépend aussi d’un « temps subjectif et personnel » (Antoine Lilti) qui pour beaucoup est celui de son enfance et de son adolescence. Zemmour, sexagénaire, nous livre le sien : la finale Brésil-Italie de la Coupe du monde 1970 avec Pelé, l’Ajax d’Amsterdam des années 1970 de Johan Cruyff, l’épopée européenne des verts de l’AS St Etienne en 1976, ou encore la défaite des bleus de Michel Platini en demi- finale de la Coupe du monde de 1982 à Séville contre la RFA.

Une des grandes différences entre la jeunesse de Zemmour et celle de nos jeunes contemporains en matière de football réside entre autre dans la fréquence des retransmissions télévisées des matchs : hier limitée aux grandes compétitions internationales et à la Coupe de France, aujourd’hui les fans peuvent regarder un match par jour ! Mais même si ces moments sont moins rares, pourquoi n’auraient-ils plus le droit de « rêver » devant les conduites de balles de Messi, les passements de jambes de Ronaldo, les dribbles de Neymar ou les buts de Griezmann ?

Source : « Grande enquête sur le supportérisme », L’Equipe-CNRS.

Dans une enquête sur le supportérisme que nous avons menée avec le journal L’Équipe en 2016, nous avons posé la question aux fans s’ils trouvaient que « le football, c’était mieux avant » et avons croisé les réponses avec la génération. On constate sans surprise (cf. graphique) que plus on avance en âge, plus on trouve que « c’était mieux avant » : les économistes du « bonheur » situent la période la plus heureuse de la vie des individus (et les évènements qui vont avec) avant leurs vingt ans. Mais même si cette opinion est majoritaire après 40 ans, il demeure néanmoins que plus de 40 % de chaque génération considère que le foot n’est ni mieux, ni moins bien qu’avant. Daniel Cohn-Bendit dans un interview à propos de son ouvrage Sous les crampons la plage, illustre parfaitement cette contradiction au sein d’une génération qui a vécu le foot avant sa période « post-moderne » : « Je m’emporte devant ce déferlement d’argent sur le foot. Il [Gilberto Gil, le chanteur et ancien ministre de la Culture du gouvernement Lula] m’interrompt pour me dire : « Dany, quand le ballon roule, tu oublies tout ça. Le foot, c’est après le coup d’envoi qu’il commence à vivre. »

Si le business tue le « beau jeu » comment expliquer alors qu’en Europe, ce sont les clubs les plus riches qui, sans conteste, produisent le meilleur football ?

Le « beau jeu » aurait-il disparu avec la financiarisation du football ? Rien n’est moins sûr lorsqu’on a vu jouer l’Espagne de 2006 à 2012, l’Allemagne de 2014, ou lorsqu’on regarde aujourd’hui les matchs du FC Barcelone de Lionel Messi, ceux du Real Madrid de Ronaldo ou encore certaines rencontres de Premier League , le championnat le plus riche et le plus lucratif qui a fait exploser les droits TV (un peu plus de 5 milliards d’euros pour la période 2019-2022). Les gestes techniques sont toujours là et n’ont sans doute rien à envier avec ceux d’antan. Qu’y-a-t-il de plus beau ? Le grand pont de Pelé sur le gardien lors de Brésil-Uruguay à la Coupe du Monde 1970 ; les dribbles de J. Cruyff avec l’Ajax d’Amsterdam ; les coups-francs de Michel Platini à la Juventus de Turin ; la chevauchée de Maradona lors d’Argentine-Angleterre à la Coupe du monde 1986 ; la reprise de volée de Zidane en finale de la Ligue des Champions de 2002 ou la « bicyclette » de G. Bale lors de la même compétition en 2018 ?

Si le business tue le « beau jeu » comment expliquer alors qu’en Europe, ce sont les clubs les plus riches qui, sans conteste, produisent le meilleur football ? Comment expliquer que les équipes nationales favorites – donc celles qui produisent le meilleur jeu – pour la coupe du monde 2018 sont les équipes « les plus chères » ? Inversement, la pauvreté du spectacle avancée par Jean-Claude Michéa qui serait due aux enjeux financiers d’une défaite, correspond davantage à certains matchs entre des équipes au budget « moyen ». Opposer simplement au nom de la beauté du jeu, un football « pur », populaire, authentique, au « spectacle » mondialisé des grandes compétitions n’est-il pas un peu caricatural ?

Les critiques devraient aller au-delà du simple constat que le football c’était mieux avant, à une période où il y avait moins d’argent. En 1905, le fondateur de la Football League, William McGregor, drapier de son état déclarait déjà : « Football is a big business ». Et contrairement à certains a priori, le football est plutôt un petit business comparé aux autres secteurs d’activité : le chiffre d’affaires des cinq plus gros championnats européens (le « big five ») est légèrement inférieur à celui de la Française des jeux ; le budget de la Ligue 1 française deux fois plus petit que le CA de son sponsor officiel, le géant du meuble Conforama. Que représente le chiffre d’affaires du football dans le PIB aujourd’hui en France ? En comptant large à peine 0,2 %… Et jusqu’à présent, les clubs de football ne font globalement pas de profits et privilégient plutôt les victoires (ils investissent dans les joueurs et donc le jeu) plutôt que la recherche de bénéfices. L’argent est pour sa plus grosse partie investi dans « le jeu ».

Ce sont les footballeurs, les « travailleurs » du football, les « créateurs du beau jeu », qui captent la rente.

Les dérives du « business » du foot et leurs conséquences sur le « jeu de la balle au pied » se situent plutôt ailleurs. Dans un accroissement des inégalités de revenus entre les clubs, d’une part au sein des ligues nationales et d’autre part entre les plus grosses écuries européennes et les autres équipes, qui déséquilibre les compétitions puisque les plus riches achètent les meilleurs joueurs (les trois-quarts des joueurs internationaux sélectionnés pour la Coupe du monde en Russie jouent ainsi dans des clubs européens). Dans les intérêts des agents (qui touchent parfois plus que les joueurs eux-mêmes) à transférer fréquemment les joueurs qui bouleversent les équipes, notamment moyennes, ce qui ne facilité pas leur compétitivité. Dans la tendance de certains clubs à multiplier les contrats de joueurs pour qu’ils ne jouent pas pour la concurrence (prédation). Dans la « titrisation » des joueurs (la Third Party Ownership aujourd’hui interdite mais remplacée par la Third party Investment) qui contraint certains clubs à vendre leurs joueurs pour des raisons extra-sportives. Dans la multipropriété des clubs qui pourrait à terme fausser la concurrence. Dans la motivation des propriétaires des grands clubs à vouloir s’accaparer une part de plus en plus grande des droits TV. Voire même dans l’introduction de la vidéo au nom d’une certaine « morale » qui limite « l’incertitude » du jeu, pourtant à la base de la popularité planétaire du football.

Enfin, concluons ce texte en constatant qu’aujourd’hui la plus grosse partie de l’argent généré par le football va dans les poches du short des joueurs, souvent issus de milieux populaires : ce sont les footballeurs, les « travailleurs » du football, les « créateurs du beau jeu », qui captent la rente. La revendication de 1968 : « Le football au footballeur », est aujourd’hui une réalité. L’économiste Daniel Cohen résume bien la situation en disant que « Le foot est le seul cas où des jeunes rackettent des milliardaires avec le consentement enthousiaste de ceux-ci ». Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait rien à changer. De nombreuses inégalités existent entre les joueurs en ce qui concerne les rémunérations, les durées de carrière, la formation, la reconversion…

Même s’il y a beaucoup d’argent sur le terrain, nous verrons sans doute encore du « beau jeu » durant la Coupe du monde en Russie…

 

Luc Arrondel et Richard Duhautois viennent de publier L’Argent du football, Paris,CEPREMAP, juin 2018


Luc Arrondel

Économiste, directeur de recherche au CNRS et chercheur à l’École d’économie de Paris (PSE)

Richard Duhautois

Économiste, chercheur au Cnam, membre du Lirsa et du CEET

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