Quand le CNRS met en danger les chercheurs
Dans ce qui ne saurait être qu’un moment d’égarement, la direction du CNRS a passé une convention avec la Direction du Renseignement Militaire (DRM )[1]. Pour mémoire, la DRM est un service du ministère de la Défense spécialisé, comme son nom le suggère, dans la collecte d’informations militaires et le ciblage des objectifs sur les théâtres d’opération[2]. La convention prévoit, semble-t-il, trois types d’activités. D’une part, des réunions informelles avec des chercheurs travaillant sur des « régions lointaines ». En particulier, « la convention formalise la mise en place de petits ateliers entre les analystes de la DRM affectés à la surveillance de tel ou tel territoire et les chercheurs des Unités mixtes de recherche CNRS spécialistes de ces régions lors de séminaires-discussions. ». Des échanges auraient déjà eu lieu sur des pays intéressant la Direction du renseignement militaire (Syrie, Chine, Iran, Égypte et Russie). D’autre part, des contrats vont « permettre l’accès des chercheurs à certaines données sensibles des renseignements militaires – accès pour lequel il est indispensable d’être encadré par une convention afin de disposer d’un cadre légal. » Enfin, le CNRS participera au plan de formation de la DRM « Intelligence Campus ».
Les deux arguments avancés par la direction du CNRS, la participation à l’élaboration des politiques publiques et l’accès à des informations classifiées utiles aux chercheurs, ne peuvent pas convaincre. En effet, contrairement à une idée reçue (hors du milieu de la recherche), les relations entre les chercheurs et les institutions comme le ministère des Affaires étrangères et celui de la Défense sont fréquentes et souvent moins problématiques qu’aux Etats-Unis (où une partie des chercheurs, travaillant sur le Moyen-Orient refusent tout contact avec les institutions fédérales). Il existe en France des instances qui organisent les échanges depuis plusieurs décennies. Ainsi, la DEGRIS (héritière de la DAS) propose des contrats (observatoires sur plusieurs années ou contrats ponctuels) sur des thématiques qui intéressent la Défense, notamment les crises régionales. Les contrats passent par des institutions comme le CERI ou des think tanks (IFRI, FRS etc.). De plus, le ministère des Affaires étrangères abrite le CAPS, chargé du pilotage stratégique, qui fait largement appel aux compétences des universitaires. L’insertion de la DRM dans le système actuel, qui reflète des concurrences internes au ministère de la Défense, n’apporte donc rien du point de vue de la circulation de l’information.
Sur les terrains exposés, cette convention renforcera la méfiance des autorités locales et servira inéluctablement de base à des dénonciations et des pressions.
S’il n’y a aucun avantage à cette convention pour la formation des politiques publiques, la direction du CNRS aurait dû s’interroger sur les coûts d’une telle coopération pour les chercheurs. D’une part, pour ce qui est de l’accès à des données classifiées, on rappellera qu’il est pour le moins douteux que des chercheurs puissent publier des papiers (peer reviewed) à partir de données inaccessibles au public. D’autre part, le soupçon né de la collaboration officielle avec la DRM est clairement contre-productif. Contrairement à ce qui est dit, il ne s’agit pas de volontariat, dans la mesure où c’est bien l’institution du CNRS comme telle qui passe une convention ; l’effet de réputation concerne tous les chercheurs du CNRS et même au-delà dans la mesure où les instituts à l’étranger sont mobilisés : « le CNRS bénéficie en effet de spécialistes reconnus, en partie formés au sein du réseau des Unités mixtes des instituts français de recherche à l’étranger (Umifre). »
Sur les terrains exposés (ceux qui précisément intéressent la DRM), cette convention renforcera la méfiance des autorités locales et servira inéluctablement de base à des dénonciations et des pressions. On se souvient du cas de Clotilde Reiss, arrêtée en Iran, et celui, éminemment tragique du chercheur italien, Giulio Regeni, assassiné en Egypte. A l’évidence, l’affichage d’une collaboration structurelle et officielle entre une institution de recherche et une organisation de renseignement militaire est un risque de sécurité. Sur le terrain, les chercheurs ont pour première protection le fait qu’ils ont un métier et une éthique, ils passent des années à créer des relations de confiance avec leurs interlocuteurs. Que reste-t-il de ce travail après la publication de cette convention ? Tout devient franchement paradoxal quand on sait la difficulté croissante des chercheurs à obtenir les autorisations pour aller faire du terrain dans des régions considérées comme sensibles. La main gauche du CNRS ignore royalement ce que fait la main droite et le chercheur se trouve dans un parfait double-bind : travaillez avec le renseignement militaire (qui s’intéresse à vous parce que vous avez accès au terrain), n’allez pas sur le terrain car votre sécurité, notamment du fait de cette collaboration, est compromise. Go figure !
Le financement par les institutions publiques oriente les problématiques vers le sécuritaire et les « menaces » avec des effets d’association politiquement chargés.
Il y a ensuite un problème éthique que la direction du CNRS a choisi d’ignorer. Une chose est de briefer des diplomates ou des militaires sur une situation de crise en espérant que la politique française en sera marginalement améliorée (et qu’on pourra financer un terrain). Une autre est de participer à des opérations de renseignement. La DRM n’est pas une institution qui valorise les présentations généralistes sur les dynamiques politiques, les contacts avec les chercheurs et le travail cartographique ont des objectifs plus concrets. Quand on sait que 4 000 employés de Google ont récemment demandé – et obtenu – que leur travail sur l’intelligence artificielle ne soit pas utilisé à des fins militaires, on est d’autant plus étonné de la faiblesse des réactions.
La course aux financements est bien sûr l’explication unique de cette initiative, ce qui renvoie à deux problèmes. D’abord, la recherche est mal financée, les terrains à l’étranger coûtent assez chez et les laboratoires donnent peu ou pas d’argent. Ensuite, le financement par les institutions publiques oriente ces dernières années les problématiques vers le sécuritaire et les « menaces » avec des effets d’association politiquement chargés (islam français, salafisme, terrorisme, radicalisation, banlieues). Les tendances qu’on observe depuis plusieurs décennies maintenant pointent vers une autonomie-indépendance déclinante du champ scientifique, de moins en moins apte à garantir ses propres normes d’excellence et ses règles éthiques.
De façon plus immédiate, il ne faut pas se cacher que le mal est fait, la crédibilité des institutions de recherches souffrira de cette décision irresponsable qui fragilise dangereusement les chercheurs.