Dix heures avec Freud
Je ne me suis jamais étendue sur un divan. J’ai toujours « lu » Freud, comme Musil ou Wittgenstein, en savourant ce savant mélange très viennois de science, de philosophie et de poésie. Je connaissais assez peu l’homme, et encore moins le mouvement qu’il a fondé : la psychanalyse. Familière de l’histoire culturelle autrichienne, des grandes études de Schorske, Johnson ou Le Rider, j’avais bien étudié la condition des juifs de culture à Vienne entre 1890 et 1938, et je savais ce qu’il en a coûté à Freud, comme à tant d’autres, d’avoir été un esprit libre et novateur. Les polémiques récurrentes sur la validité des « théories » freudiennes ne m’intéressaient guère. Je considérais peut-être à tort qu’elles relevaient essentiellement d’une guerre de chapelles.
Quelques mots dans la presse sont cependant venus perturber cette relation purement livresque avec le père de la psychanalyse. En 2013, à l’occasion de la parution en français d’un récit de fiction, La liste Freud de Goce Smilevski, j’ai en effet lu sous la plume de plusieurs journalistes français que Freud aurait « sacrifié ses sœurs aux nazis » et leur aurait même préféré son « chien ». De tels propos ne me paraissaient pas seulement scandaleux, ils étaient le signe d’une méconnaissance persistante de l’histoire politique et culturelle de l’Autriche et me renvoyaient dans le même temps à la nécessité d’en savoir plus sur cet homme. Qui était (vraiment) Sigmund Freud ? Cette question que je m’étais posée à moi-même, il y a cinq ans, il était judicieux de la poser aujourd’hui publiquement. C’était l’intime conviction de Sandrine Treiner, directrice de France-Culture, qui m’a encouragée à partir sur les traces d’un Freud inconnu : j’avais dix heures d’antenne pour lui redonner vie.
Freiberg (Pribor)
Décembre 2017. J’entame mon enquête. Dès l’origine, Freud n’est pas là où je l’attendais. À ma grande stupeur, le père de la psychanalyse n’est pas né à Vienne, mais à 300 km à l’est de la capitale, à Freiberg (Příbor), dans une bourgade aujourd’hui située en République tchèque. Je ne parle pas la langue. Très peu de choses sont publiées sur le sujet. Je relis fébrilement l’Interprétation des rêves, me plonge éberluée dans les Lettres de Freud à Wilhelm Fliess. L’importance capitale de ces trois premières années d’enfance passées en Moravie me saute aux yeux. Des souvenirs personnels très précis, réels ou fantasmés, sont disséminés dans toute l’œuvre : la couleur jaune d’une prairie, l’odeur du pain noir, la mélodie de la langue, les comptines tchèques de la nourrice (comme Kafka !), et le trou noir de la mémoire, le choc indélébile de l’exil. Je connais déjà par cœur ce passage très proustien de l’essai Sur les souvenirs écran : « Je vois une prairie carrée, un peu en pente, verte et herbue. Dans ce vert, beaucoup de fleurs jaunes, manifestement du pissenlit. C’est une longue scène avec plusieurs petites images. Sur la prairie jouent trois enfants. Je suis l’un deux, j’ai deux ou trois ans. »
Freiberg est l’origine introuvable, un nœud que l’on ne peut pas défaire. Freud nommera plus tard ce point obscur : « l’ombilic du rêve ». Je veux y aller, je pressens qu’il faut partir de cet inconnu. Martin Petras, un psychanalyste d’origine tchèque exilé en Belgique m’attend sur la place du village. Un vent glacial balaie la ruelle pavée que le petit « Siggi » descendait dans les bras de sa nourrice. Après avoir poussé la porte d’un ancien atelier de serrurerie et grimpé l’escalier de bois étroit qui mène à l’étage, nous y sommes. Toute la famille s’entassait là, dans cette seule et unique pièce. Je mesure à quel point la route a dû être longue pour ce fils de petit colporteur juif de la Mitteleuropa avant son installation dans son appartement bourgeois au centre de Vienne. De la campagne à la ville, de la province à la capitale, du yiddish et du tchèque à l’allemand, de la pauvreté à l’aisance.
Devant la maison aujourd’hui transformée en musée, un très lourd divan en métal massif semble posé là pour conjurer l’oubli, l’effacement de cette origine. Freud l’avait pourtant compris au terme d’une longue analyse personnelle et il l’avait même écrit en toutes lettres dans une lettre adressée au maire de Freiberg, en 1931, lors de l’inauguration d’une plaque commémorative apposée sur sa maison natale : « Recouvert sous d’épais sédiments, l’enfant heureux de Freiberg continue toujours de vivre en moi. C’est de cet air, de ce sol que le premier né d’une mère encore toute jeune a reçu ses toutes premières impressions ineffaçables. » Enfant de la région, Martin Petras prend soin d’interroger Jiří Jurok, l’historien local. Quand les nazis sont entrés dans Freiberg, ils ont raflé deux choses : la cloche de l’église et cette plaque qui n’a jamais été retrouvée. Avant de partir, je jette un dernier coup d’œil sur la place désormais baptisée « Place Sigmund Freud » Il n’y plus aucun juif à Pribor. Une famille anglaise a fait récemment l’acquisition de la maison qui jouxte l’ancienne échoppe du père et du grand-père de Freud. C’est Jane McAdam Freud, son arrière-petite-fille. L’histoire des Freud à Freiberg n’est peut-être pas totalement terminée.
Vienne
Vienne est la prochaine étape. Je connais bien la capitale. J’y ai vécu, rédigé ma thèse sur Thomas Bernhard, enregistré de nombreuses émissions. Je sais que l’irréparable a été commis dans cette ville, lorsqu’en 1938, en l’espace de quelques mois, elle a été vidée de la plupart de ses hommes de science, artistes et penseurs. Les historiens ont d’ailleurs forgé une expression pour rendre compte de cet anéantissement de la pensée : « die vertriebene Vernunft », la raison expulsée. Je me demande ce qu’il reste de Freud à Vienne. J’ai souvent emprunté la rue qui descend en pente douce jusqu’au 19 de la Berggasse. C’est jour de fermeture au public et j’ai rendez-vous. Je repense à tous ceux qui ont franchi ce hall sombre, grimpé l’escalier de pierre et sonné à la double porte de bois laqué. Daniela Finzi m’ouvre. C’est l’une des quelques personnes qui veillent sur l’esprit de ce lieu. En sa compagnie, je déambule lentement dans une maison qui porte encore les stigmates du départ précipité et de l’abandon. Tout est vide, dénudé. Daniela Finzi me conduit de pièce en pièce, convoquant les souvenirs d’un passé qui n’est plus : « il n’y a plus rien, il faut se le représenter ».
Imaginer la salle à manger où Freud prenait ses repas en famille à heure fixe, le salon enfumé où il jouait au tarot avec ses amis, la chambre des enfants, où ses fils faisaient de la musculation, la salle d’attente où Freud conviait une fois par semaine amis médecins, éditeurs, musiciens et étudiants, tous membres de la fameuse « société du mercredi », en offrant du vin et des cigares. Plus aucune trace palpable de ce Freud familial, amical et sociable. Plus aucun meuble, quelques menus objets. Un petit miroir est resté accroché à la fenêtre du cabinet de consultation. Je prends soin de vérifier auprès de Daniela Finzi : les dossiers d’émigration de tous les Freud ont bien été retrouvés, celui des quatre sœurs, Rosa, Marie, Adolfina et Paula, y compris. Il atteste des efforts répétés de leurs deux frères, Sigmund et Alexander, pour les faire sortir d’Autriche. Cet esprit viennois, dont la psychanalyse a constitué l’une des nombreuses facettes, a définitivement quitté le pays en 1938.
Là plus qu’ailleurs, Freud n’a laissé aucun héritier. Disséminés aux quatre coins de la ville, isolés dans leur cabinet encombré de tapis et de reliques ou épuré comme une façade d’Adolf Loos, les psychanalystes viennois que j’ai rencontrés, que ce soit Thomas Aichhorn, petit-fils d’August Aichhorn, l’un des principaux acteurs du « retour » de la psychanalyse à Vienne après 1945, ou bien l’extraordinaire Vera Ligeti, femme du compositeur György Ligeti réfugiée de Hongrie en 1956, tous ont pourtant bel et bien un air de famille avec le père fondateur : le sentiment d’être rejeté à la marge, un humour très grinçant et un fort esprit de résistance dans une « ville toujours aussi hostile à l’esprit créateur » (Bernhard).
Londres
La dernière étape de mon périple me conduit inéluctablement à Londres, la ville où Freud a trouvé refuge. Après quatorze mois d’une lutte stoïque contre un très long et douloureux cancer de la mâchoire, dans un geste ultime d’irrévérence religieuse, le vieux Moïse demande à Max Schur, son fidèle médecin personnel, d’abréger ses souffrances et exige d’être incinéré : « Je préférerais la crémation si c’est plus pratique et moins cher. Et si au moment de ma mort – on ne sait jamais – je suis célèbre, cela ne changera rien aux funérailles. » Le chauffeur du cab qui m’amène au crématorium de Golders Green connaît bien l’endroit. Bram Stoker, l’auteur de Dracula, et Marc Bolan, l’icône du glam rock, y ont leurs urnes. L’Angleterre n’est décidément pas l’Autriche. Dans sa cahute tapissée de photos de fans, d’universitaires, et de psychanalystes du monde entier, le gardien des lieux, Eric Willis, attend ma visite. Il est l’objet d’une dévotion toute particulière, depuis qu’il a ramassé les cendres de Freud après qu’on ait tenté de voler le vase grec qui les contenait.
Sans avoir lu Freud, Eric Willis n’en est pas moins reconnaissant : « Freud est l’homme qui donne du sens à notre vie, à ce qu’il semble » Chaque jour ou presque, il accueille le visiteur qui lui en a fait la demande, note scrupuleusement chaque entrée dans un petit carnet, dépose de temps en temps une pierre ou un petit mot pour ceux qui n’ont pas pu faire le déplacement. Il m’invite à m’asseoir à ses côtés sur un divan de récupération, que des employés du cimetière ont installé à proximité de l’urne, pour me lire un poème qu’il a dédié à « celui qui a libéré nos souvenirs et nos pensées ».
Je retrouve ce même sentiment d’humilité à Maresfield Gardens, dans la dernière maison de Freud, pourtant située dans le quartier assez huppé de Hampstead. Il s’y était installé avec sa femme, sa belle-sœur et sa fille Anna quelques mois après son exil. Depuis la mort de Freud, de père en fils, la famille Bento, immigrée du Portugal, entretient les lieux. Très timide, Daniel Bento, la trentaine à peine, me confie avec une petite pointe de fierté qu’il a appris à faire du vélo et à jouer au foot dans le jardin des Freud. Ce lieu a toujours été pour lui une « maison ». Après toute une journée passée à Maresfield Gardens, j’en ressens moi-même l’hospitalité. Dans l’unique pièce, où Freud avait rassemblé son divan, la plupart de ses livres et ses statuettes antiques, quelque chose d’indéfinissable flotte dans l’air.
Cette atmosphère très particulière a rendu Brett Kahr et Dany Nobus, tous deux psychanalystes, complètement « addict ». Attentif au moindre détail, Dany Nobus attire mon attention sur l’un des objets favoris : « the chair ». Cet étrange fauteuil avait été spécialement conçu par un architecte viennois, Felix Augenfeld, pour respecter les habitudes de lecture de Freud : une jambe posée par-dessus l’accoudoir, la tête inclinée et le livre de travers. L’image convenue d’un Freud rigide et austère s’en trouve d’un seul coup quelque peu ternie. Et comme si cela ne suffisait pas, une dernière visite dans le Kent chez l’illustrateur Ralph Steadman me persuade définitivement de l’humour de Freud, de ce « Witz » inséparable de son style de pensée. Commentant chacune de ses planches dessinées à la plume et à l’encre noire, où l’on voit Freud cracher, gratter les démons qui lui courent dans la tête et retenir son double qui flotte au-dessus du divan, Ralph Steadman s’étrangle de rire et me donne une sacrée leçon.
Ma décision est prise. Durant ces dix heures avec Freud, il ne sera nullement question de méthode ou de doctrine, de mouvement ou de chapelle. Freud parlera à la première personne, rêvera tout haut, se remémorera sa petite enfance, expérimentera beaucoup et théorisera très peu, racontera quelques blagues juives et écoutera beaucoup les femmes, surtout celles qui ont de l’esprit. Et tout prendra fin, ou presque, en 1938, quand Hitler marchera sur Vienne.
La Grande Traversée « Moi, Sigmund Freud » est diffusée du 30 juillet au 3 août 2018, de 9h à 11h et en multidiffusion à 22h10, sur France-Culture.