Société

IVG : en finir avec l’aberration légale de la clause de conscience !

Écrivain et médecin

Le président du syndicat des gynécologues obstétriciens vient d’affirmer à la télévision qu’une IVG était un homicide. J’ai beau vomir les propos de Bertrand de Rochambeau, je ne peux que le féliciter de s’être si clairement exprimé : il nous offre l’occasion d’en finir avec la fameuse clause de conscience dans laquelle il se drape et qui n’est qu’un voile d’hypocrisie réactionnaire suintant d’obscurantisme.

Dans un reportage de TMC repris par le site du Monde.fr, Bertrand de Rochambeau président du Syngof, syndicat de gynécologues obstétriciens (qui en 2017 comptait 1600 adhérents, soit un peu moins d’un quart des 6748 praticiens de la spécialité) déclare explicitement que l’IVG est un homicide – et que pour cette raison  il n’en fait pas (ou plus) ; qu’affirmer le contraire est simplement « une opinion », et que « la loi le protège, et sa conscience aussi ».

Le président d’un syndicat professionnel est le représentant de ceux qui l’ont élu. Il énonce les positions politiques et sociales du syndicat, il est le porte-parole de ses réflexions et de ses décisions, il incarne ses valeurs. Quand il s’exprime, il le fait au nom de son organisation – à moins de dire explicitement que ses déclarations n’engagent que lui. Il n’y a donc pas trente-six manières de comprendre les récentes déclarations de B. de Rochambeau : il les a faites ès qualités, au nom de ses 1600 membres.

Cette déclaration ne survient pas à n’importe quel moment. Il y a quelques semaines, la presse rapportait qu’à l’hôpital de Bailleul, à la Flèche (Sarthe), les IVG n’étaient plus assurées parce que les gynécologues locaux invoquaient la « clause de conscience » prévue par la loi pour refuser d’en faire.

Pour Rochambeau, ce qui se passe dans le corps des femmes est affaire « d’opinion », et non de liberté ou d’autodétermination.

La déclaration de Bertrand de Rochambeau vient remettre les pieds dans le plat, et de la manière la moins éthique qui soit. En effet, en s’exprimant en tant que président du Syngof, le praticien ne se contente pas d’exprimer une « opinion » différente de celle des femmes qui sont favorables à l’accès à l’IVG, pour elles-mêmes ou pour d’autres. En s’exprimant ainsi, il éructe un message d’une rare violence.

D’abord dans la direction des femmes, en la personne de Valentine Oberti, la journaliste qui l’interroge. Pour Rochambeau, ce qui se passe dans le corps des femmes est affaire « d’opinion », et non de liberté ou d’autodétermination. Le sourire qui accompagne la fin de la déclaration (« J’ai la loi et ma conscience pour moi ») est insupportable de morgue et de hauteur. Mais le président du Syngof ne peut pas être plus clair : il n’a que faire des femmes et de leurs « opinions ».

Ensuite, à l’ensemble de la population, Rochambeau déclare que non seulement il interprète la clause de conscience à sa guise, mais en plus que sa « conscience » de médecin l’emporte sur les droits et libertés des citoyennes. (Et aussi, implicitement, sur leur conscience, en supposant qu’elles en aient une, bien entendu…)

Aux médecins qui pratiquent des IVG, régulièrement ou occasionnellement – parmi lesquels, probablement, des membres de son syndicat -, il déclare en substance : « Vous commettez des homicides » (« Peu importe que la loi dise le contraire ») et « Vous ôtez des vies » (« Moi, je dors mieux depuis que je n’en fais plus, merci ») – adoptant ainsi une position superposable à celle de l’Église catholique. (Les membres du Syngof sont-ils tous des membres pratiquants de l’Église en question ? Son président semble le suggérer. On attend les démentis…)

Rochambeau revendique avec morgue, la conscience tranquille, de faire passer ses « valeurs » avant la vie de la moitié de la population.

De plus, il souffle à l’oreille des futurs médecins – gynécologues ou non : «  Ne vous préoccupez pas de l’ « opinion » des femmes en matière d’IVG, vous avez la loi pour vous ». Il leur donne ainsi le pire exemple qui soit : celui d’une profession médicale qui décide unilatéralement de ce qui est bon pour les personnes qu’elle est censée servir. Nul doute que parmi les médecins actuellement en exercice ou en formation, il s’en trouvera bon nombre pour s’appuyer sur la parole de cet « aîné » et invoquer la clause de conscience pour refuser de pratiquer des IVG, mais aussi, par extension (car la conscience, on le sait, est à géométrie variable) pour refuser des échographies avant IVG, et même, pendant qu’on y est, pour refuser de recevoir des femmes qui demandent un suivi gynécologique, une contraception, un bilan de fertilité ou une ligature de trompes, mais qui auront eu le mauvais goût de recourir à l’IVG au cours des semaines ou des années précédentes.

Car pratiquer une médecine « en conscience », au sens où l’entend B. de Rochambeau, c’est pratiquer une médecine inquisitrice et moralisatrice. Une médecine qui juge. Une médecine contraire à l’éthique.

Enfin, par ses déclarations, le président du Syngof adresse aux pouvoirs publics un message clair et redoutable : « Ne comptez pas sur nous pour remplir les besoins des femmes.  Ne comptez pas sur nous pour participer aux politiques de santé. Ne comptez pas sur nous pour appliquer la loi. »

En présentant la loi et les aspirations légitimes des femmes comme « des opinions » avec lesquelles il revendique de ne pas « être d’accord », B. de Rochambeau revendique avec morgue, la conscience tranquille, de faire passer ses « valeurs » avant la vie de la moitié de la population.

Il revendique d’ignorer la réalité des femmes dans le monde – 25 millions d’avortements clandestins, 7 millions d’hospitalisations (et combien de décès ?) – réalité mortelle et invalidante à laquelle les femmes françaises ne peuvent échapper que depuis quarante ans.

Il revendique d’oublier que la « clause de conscience » pénalise avant tout les femmes les plus pauvres  : de tout temps, les femmes riches ont trouvé des médecins qui acceptaient de les avorter « en toute conscience » et en échange de la somme ou du « service » adéquat.

Il démontre sans le moindre doute que loin d’être les « alliés » des femmes et les garants de leur liberté, les membres de son syndicat en sont potentiellement les adversaires les plus dangereux.

Cette posture est caricaturale et grotesque. Elle n’a cependant rien de risible, tant elle est stupéfiante d’obscurantisme et monstrueuse dans ses implications. Car si la gynécologie-obstétrique n’est pas, et c’est heureux, la seule profession médicale qui délivre des soins aux femmes françaises (les généralistes et les sages-femmes le font numériquement beaucoup plus), elle reste cependant la plus « visible », la plus tonitruante, la plus influente dans les médias et sur l’ensemble de la profession médicale. Ce sont ses membres qui, dans les CHU, sont en majorité responsables de la formation de tou.te.s les soignant.e.s en matière de santé sexuelle et reproductive des femmes. Ce sont des membres de cette spécialité qui, dans les services qu’ils dirigent, contrôlent et souvent limitent l’accès à la contraception, aux IVG, à la stérilisation volontaire, à la PMA.

Ce sont des membres de cette spécialité qui tous les jours, assènent (ou permettent, en fermant les yeux) commentaires sexistes, violences verbales et physiques et discriminations aux femmes en surpoids, aux femmes lesbiennes, aux femmes transgenres, aux femmes racisées, aux femmes pauvres.

Ce sont des membres de cette spécialité qui poussent les parents à pratiquer des gestes chirurgicaux arbitraires sur les nouveau-nés intersexués.

Ce sont toujours eux (ou elles, hélas !) qui ferment les yeux sur ceux de leurs confrères qui violent des patientes.

Ce sont eux qui dans les salles de travail, imposent et pérennisent les maltraitances infligées aux femmes enceintes – en commençant par leur refuser la possibilité de s’exprimer et de décider comment elles veulent accoucher.

Ce sont eux, qui à l’instar d’Élisabeth Paganelli (secrétaire du Syngof) ou d’Israël Nisand (président du CNGOF – Collège National des Gynécologues Obstétriciens, qui ne vaut guère mieux…) diffusent et pérennisent dans les médias, dans les services, dans les salles de cours de médecine, dans les écoles de sages-femmes et de soins infirmiers, dans les revues professionnelles et dans les congrès « savants », les idées et les « opinions » les plus réactionnaires, les plus archaïques, les plus paternalistes, les plus sexistes.

Mais j’ai beau vomir les déclarations de Bertrand de Rochambeau, je ne peux que le féliciter de s’être si clairement exprimé. Quand  le président d’une organisation qui prétend « œuvrer pour la santé des femmes » exprime pareil mépris à l’égard de leurs besoins réels, il démontre sans le moindre doute que loin d’être les « alliés » des femmes et les garants de leur liberté, les membres de son syndicat en sont potentiellement les adversaires les plus dangereux.

Cette fameuse clause de conscience dans laquelle il se drape n’est qu’un voile d’hypocrisie réactionnaire suintant d’obscurantisme.

En déclarant « Nous ne sommes pas là pour retirer des vies », il invite tous les membres du Syngof – et aussi, implicitement, tous les spécialistes non adhérents, mais au nom de qui il pense peut-être s’exprimer – à dire s’ils et elles se reconnaissent dans ce « nous ».

Aussi, j’invite toutes les femmes qui entreront désormais dans le bureau d’un.e titulaire de cette spécialité à lui demander posément : « De quel côté êtes-vous ? Du côté de B. de Rochambeau et des médecins qui invoquent la « clause de conscience », ou bien du côté des droits, de la santé, de la liberté et de la sécurité des femmes ? »

Car à cette interrogation, on ne peut répondre ni par le silence ni par l’abstention. Il ne peut pas y avoir de demi-mesure : si l’on ne condamne pas purement et simplement les déclarations du président du Syngof, c’est qu’on est, objectivement, d’accord avec lui.

Selon la réponse qu’elle entendra, chaque femme saura immédiatement à qui elle a affaire, et sera en mesure de le faire savoir à toutes les femmes qui sont assises dans la salle d’attente, qui gravissent l’escalier ou qui gravitent sur les réseaux sociaux. Et ce sera justice : puisque B. de Rochambeau n’a pas hésité à donner son avis sur les « opinions » des femmes, chaque citoyenne est en droit, en retour, de donner ouvertement son avis sur B. de Rochambeau et les médecins qui adhèrent à ses « opinions ».

Jusqu’à ces derniers jours, j’avais sur la clause de conscience une position plutôt tolérante. Je présumais en effet que celles et ceux qui y font appel n’en respectent pas moins les femmes et leurs droits. Comme c’était naïf !  J’avais tort, et B. de Rochambeau vient de m’ouvrir les yeux : dans un pays moderne où les médecins se prétendent guidés par la science et la raison (et non par la religion, l’idéologie ou la pensée de classe), et où l’IVG est un droit inscrit dans la loi, une clause de conscience est une aberration contraire à l’éthique, car elle autorise la profession médicale, au gré des valeurs personnelles de ses membres, à se démettre de ses obligations aux dépens de la population qu’elle est censée servir.

On ne peut pas être tolérant avec la clause de conscience telle que l’invoque le président du Syngof, on ne peut que la dénoncer : cette fameuse clause dans laquelle il se drape n’est qu’un voile d’hypocrisie réactionnaire suintant d’obscurantisme.

Cette clause doit disparaître de la loi ; les médecins qui se forment ou pratiquent déjà la gynécologie et l’obstétrique ne doivent en aucun cas pouvoir choisir les soins et les services qu’ils délivrent ; et tout.e professionnel.le qui use de son statut pour faire obstacle à la liberté des femmes doit être sanctionné.e.


Martin Winckler

Écrivain et médecin, (Dr Marc Zaffran)