Injuste France : pour une réforme conjointe de la justice et de l’enseignement supérieur
Il faut se rendre à l’évidence : la France est un pays injuste. Nous pointons du doigt le racisme aux États-Unis, le « social ranking » en Chine, la corruption au Brésil, les ravages religieux ailleurs, et nous ne disons pas assez à quel point notre pays est déséquilibré. Il l’est de manière si subtile et cachée qu’il est difficile de le dénoncer.
Le journaliste Laurent Mauduit a récemment montré, dans son livre La Caste (La Découverte, 2018), notamment en reprenant des passages d’Une étrange défaite de Marc Bloch, qu’une partie de cette injustice tient aux grandes écoles. Nous ne parvenons plus en France à créer une élite ayant, tout à la fois, le sens critique et le sens de l’État. La critique des grandes écoles me paraît, cependant, n’être qu’un seul aspect de l’injustice française. La manière dont sont traités le droit et la justice en est une autre. Il conviendrait donc de mener une réforme conjointe de l’enseignement supérieur et des institutions judiciaires.
La reproduction sociale ne s’est jamais aussi bien portée et génère des êtres qui se croient supérieurs.
De quoi s’agit-il ? Sous des dehors de démocratie et de méritocratie, nous vivons dans un régime oligarchique. Les dés sont pipés, tout le monde n’a pas les mêmes chances. Les jeunes des lointaines périphéries et des campagnes n’ont pas les mêmes chances que les jeunes des beaux quartiers de Paris qui sont déjà placés dans les bonnes maternelles, les bons collèges, pour être sélectionnés, apparemment de manière neutre, par un logiciel à la fin de la troisième dans les meilleurs lycées. Beaucoup de ces écoles sont privées et doivent leur bon classement régional au fait qu’elles sélectionnent des élèves suffisamment bons pour obtenir le bac à coup sûr. L’entrée à Sciences Po par un concours spécial se fait sur dossier puis par un oral spécifique hors Parcoursup.
Certains souffrent sans doute de cette situation (certains énarques brillants aimeraient sans doute faire de la recherche et avoir le temps de réfléchir) ; il n’est pas facile, non plus, comme l’ont montré le couple de sociologues Pinçon-Charlot, d’être un héritier. Certaines personnes, dont je suis, ont quand même pu profiter de l’ascenseur social. Mais les chiffres sont têtus : la proportion d’élèves provenant des milieux populaires dans les grandes écoles n’a cessé de baisser ces dernières décennies comme l’a bien montré Pierre Merle dans son article « L’École française, démocratique ou élitiste ? » (La Vie des idées). Le sociologue de l’éducation y montre que « pour les générations nées entre 1959 et 1968, les chances relatives des enfants des catégories aisées d’être scolarisés dans une très grande école sont 39,9 fois supérieures à celles des enfants des catégories populaires. Cette inégalité des chances n’était que de 23,7 pour les générations nées en 1939-1948 ».
La reproduction sociale ne s’est jamais aussi bien portée et génère des êtres qui se croient supérieurs, qui, après des prépas homogénéisantes inculquant une manière de gérer le temps fondée sur l’urgence, n’ont jamais été véritablement été mis au contact direct de la recherche. Tout cela est trop connu pour être développé. On connaît aussi la suite : le même milieu qui s’empare des grandes écoles, prend les rênes du pouvoir dans les grandes entreprises et administrations (notamment au sein des autorités administratives indépendantes), pantoufle et contre-pantoufle dans les anciennes entreprises publiques devenues entreprises privées (voir les livres de Mauduit et de Jauvert).
Quand la justice veut lutter contre la corruption politique, les conflits d’intérêt et l’organisation injuste de notre pays, elle ne peut remettre de l’ordre qu’à la marge.
Or, à cette injustice s’ajoute une faiblesse dans la séparation des pouvoirs et particulièrement dans le pouvoir judiciaire qui ne permet pas de redresser la situation. La justice est indépendante en France, mais le lien n’a toujours pas été coupé entre le parquet et le pouvoir exécutif puisque le haut de la hiérarchie reste le Garde des sceaux (le débat récent autour de la nomination de membres du parquet par le président de la République montre le manque de séparation des pouvoirs en ce domaine). Quand la justice veut lutter contre la corruption politique, les conflits d’intérêt et l’organisation injuste de notre pays, elle ne peut remettre de l’ordre qu’à la marge, faute notamment de moyens (le parquet brésilien a proportionnellement plus de moyens et d’indépendance). Des commissions de déontolotogie discutables (voir par exemples le livre de Jauvert sur Les Intouchables de la République ou le blog de Paul Cassia) sont chargées de dire en interne si un pantouflage ou un contre-pantouflage est acceptable. Certains – peut-être pas si nombreux mais suffisamment pour que cela fasse système aujourd’hui – passent ainsi du privé au public et inversement, faisant profiter le privé de leur compétence et de leur réseau construit dans le public.
Les réformes qu’il faudrait engager pour que les choses changent sont, dès lors, structurelles. Il ne suffirait pas de fermer Sciences Po Paris et l’ENA comme le propose justement M. Mauduit. Il faudrait aussi réformer le Conseil constitutionnel pour qu’il soit constitué en majorité de juristes passant le feu d’une commission d’enquête parlementaire et non d’anciens hommes politiques ; le Conseil d’État pour qu’il ne soit plus à la fois une organe consultatif et un organe de jugement composé de jeunes sortant en bon rang de l’ENA, les meilleurs magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel pourraient, comme c’est le cas pour la Cour de cassation, avoir cette perspective de carrière (trop peu parviennent à entrer au Conseil d’État) ; le parquet pour qu’il puisse déterminer sa propre politique pénale à partir de grandes orientations des pouvoirs législatif et exécutif sans être hiérarchiquement soumis au ministre de la Justice ; l’École nationale de la magistrature restreint au magistrat du siège (une autre école pourrait être constituée pour le parquet) pourrait accueillir plus largement en dehors du concours initial des juristes qui ont fait leur preuve sur le terrain (notamment des greffiers et des avocats).
La fermeture des classes prépas et des grandes écoles au profit des universités pourrait permettre d’investir massivement dans les universités bien au-delà du pauvre budget annoncé récemment (les spécialistes affirment qu’il en faudrait au moins le double, notamment pour accueillir les 30 000 nouveaux étudiants). Il faudrait néanmoins mettre en place des gardes-fous afin que l’université, à son tour, ne devienne pas un lieu de pure reproduction sociale. Pourraient ainsi enfin se rencontrer en France les meilleurs élèves et les meilleurs enseignants-chercheurs. Les meilleurs étudiants ne deviendraient pas tous chercheurs, mais il auraient été confrontés aux doutes et à la complexité de tout questionnement scientifique. Leur sens critique pourrait se développer au contact des interrogations des chercheurs. Notre université pourrait développer sa recherche à un plus haut niveau qu’actuellement en relation avec le CNRS.
Il ne s’agit pas de tout réformer pour que rien ne change mais de bien réformer et suffisamment pour que les choses changent vraiment.
Bien sûr on pourrait dissoudre le CNRS pour parvenir à « gratter » quelques places dans le classement de Shanghaï. En effet, une médaille Fields ne compte que pour une demi-médaille dans le classement si son titulaire est à la fois à l’université et au CNRS. Le journaliste du Monde Gary Dagorn note ainsi : « Un bon exemple est le dernier Prix Nobel français de physique, Albert Fert. Celui-ci ayant été employé par un centre de recherche commun entre le CNRS et l’université Paris-Sud, il ne rapporte qu’un demi-prix Nobel à cette dernière, où il était professeur. » Mais ma démarche ne consiste pas à vouloir tout réformer pour que rien ne change, mais seulement à bien réformer suffisamment pour que les choses changent vraiment.
Les étudiants qui se destinent à l’administration ou à la politique feraient, par exemple, des études de droit et de science politique (dans des doubles cursus), des études de lettres, de sociologie, d’histoire et/ou de philosophie (comme c’est le cas dans de nombreux pays), voire des études scientifiques pour pouvoir saisir les enjeux techniques des dossiers et le résultat serait aussi à terme de meilleurs textes de lois qui demandent du temps et du soin.
Le ministère de la Justice ne devrait plus administrer la justice, mais seulement préparer les lois afin que le pouvoir exécutif ne « tienne » pas la justice par le management et le manque de moyens. Une administration judiciaire indépendante de l’exécutif, comme c’est le cas aux États-Unis ou en Irlande, par exemple, ayant un budget unique, serait chargée de gérer à la fois la justice administrative et la justice judiciaire (aujourd’hui, le coût d’une affaire portée devant la justice administrative est environ deux fois plus élevé que celui d’une affaire portée devant les tribunaux judiciaires ; l’explication que j’ai reçue plusieurs fois de cette inégalité est que les conseillers d’État négocient leur budget directement avec le ministère de l’Économie). Une procédure institutionnelle permettrait à cette administration de défendre chaque année son budget devant le Parlement sans avoir besoin d’un ministre pour le faire.
La justice et l’université pourraient ainsi avoir les moyens de travailler et un système plus juste et plus méritocratique pourrait enfin se mettre en place. L’ascenseur social, éventuellement sur plusieurs générations, serait restauré pour les jeunes ruraux, rurbains ou des périphéries des villes. Des personnes à l’esprit modeste seraient repérées au cours de leur carrière pour gravir les échelons administratifs et prendre les rênes des grandes directions administratives à 50 ans plutôt qu’à 40, comme c’est le cas dans les autres pays d’Europe.
On me dit qu’aucun parti politique n’osera toucher aux grandes écoles et aux classes préparatoires, que c’est une réforme impossible, que l’on ne peut pas non plus toucher à nos institutions judiciaires ; on me dit que le budget des écoles de commerce a déjà diminué (crise des chambres de commerce) ; on me dit que tout cela est une belle utopie qui ne deviendra jamais réalité, que je joue avec le ressentiment des classes populaires en faisant croire à la possibilité d’une véritable méritocratie, que je m’en prends à une classe sociale cultivée, anglophone, globalisée, libérale et intelligente dont nous avons besoin (que nos écoles de commerce sont parmi les meilleures du monde !) ; on me dit que la justice n’est pas de ce monde, que qui veut faire l’ange fait la bête, etc. Il y a pourtant là quelques réformes structurelles et systémiques – sans même parler de VIe République – qui devraient pouvoir donner lieu à un débat démocratique.
Ces idées sont en fait partagées par de nombreuses personnes comme le montrent, par exemple, les commentaires sous l’article présentant le livre de Laurent Mauduit et la lettre d’Anicet Le Pors publiée par Mediapart, mais elles ne sont pas suffisamment liées entre elles. Il se pourrait d’ailleurs qu’après discussion, on décide de conserver certaines grandes écoles d’application (d’ingénieurs, par exemple). Il s’agit, en somme, de mettre au point un système moins élitiste dans le recrutement afin d’éviter le maintien ou la reformation d’une caste se réservant les places-clefs tout en se donnant les moyens de contrôle et de lutte contre les conflits d’intérêt que donnent une véritable séparation des pouvoirs.