Philosophie

Le présent dévore-t-il notre futur ?

Physicien et philosophe des sciences

Nous avons perdu l’idée de futur : l’obsession de l’actualité, de l’ici et du maintenant bouche le regard, la perspective d’un futur cauchemardesque, relayée par certains écologistes, nous détourne les yeux. Comment les théories cosmologiques du temps peuvent-elles nous permettre de redonner une chance au futur ? En nous amenant surtout à reconsidérer l’idée de progrès.

L’idée de l’avenir est plus féconde que l’avenir lui-même.
Henri Bergson

Georges Clemenceau fit un jour remarquer qu’un discours de Jaurès se reconnaissait à ce que tous ses verbes étaient au futur. Mais Jaurès est mort, assassiné, et peut-être avec lui une certaine façon de conjuguer les verbes. Aujourd’hui, lorsque nous lisons les journaux, les pages web, ou que nous regardons la télévision, nous constatons qu’on ne nous parle que du présent, comme si le futur s’était absenté, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse. Déconnecté du présent, le monde de demain est laissé en jachère intellectuelle, en déshérence libidinale, dans une sorte de trou symbolique. Or, ainsi qu’on avait pu le dire de la nature elle-même, le futur a horreur du vide. Il se laisse donc investir par toutes sortes de hantises. Victime de notre vacuité projective autant que de notre sevrage prophétique, il est devenu très difficile à envisager, à dévisager.

On peut au moins trouver deux causes à cette situation. La première est que nous sommes orphelins des philosophies de l’histoire, ainsi que Régis Debray est parvenu à le dire en une phrase : « Les prémodernes regardaient par-dessus leur épaule un âge d’or inventé mais perdu. Les modernes regardaient devant eux, vers un soleil en souffrance. Nous, post-modernes, nous courons sur un tapis roulant les yeux bandés, après le scoop du jour [1] ».

Le scoop du jour… Ce qui amène à la seconde cause : nous sommes piégés dans un flux qui nous submerge, ensevelis sous les informations. Du coup, nous ne parvenons plus à lire l’avenir dans le présent, à penser ce qui va survenir en prolongement de ce qui est. Enfermés dans l’absorption du hic et nunc, nous avons perdu les moyens de discerner quel paysage général est aujourd’hui en train d’émerger. Qu’est-ce qui se construit ? Qu’est-ce qui se détruit ? Nous l’ignorons pour une grande part, mais c’est paradoxalement parce que nous avons compris quelque chose : par des boucles no


[1] Régis Debray, L’Angle mort, Les éditions du Cerf, Paris, 2018, p. 63.

[2] François Cassingéna-Trévidy, « Inferno », in Études, octobre 2018, n° 4253, p. 89-90.

[3] Régis Debray, ibid., p. 64.

Étienne Klein

Physicien et philosophe des sciences, Physicien au CEA, professeur à l'Ecole centrale à Paris.

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Notes

[1] Régis Debray, L’Angle mort, Les éditions du Cerf, Paris, 2018, p. 63.

[2] François Cassingéna-Trévidy, « Inferno », in Études, octobre 2018, n° 4253, p. 89-90.

[3] Régis Debray, ibid., p. 64.