Environnement

Des « gilets jaunes » aux grévistes de la faim de Kolbsheim

Philosophe

On a beaucoup entendu parler ce week-end des « gilets jaunes ». Et si on accordait enfin un peu d’attention aux grévistes de la faim de Kolbsheim qui, depuis près d’un mois maintenant, protestent contre la construction du Grand Contournement autoroutier Ouest de Strasbourg (GCO) ?

Ce week-end deux types d’action ont, ou auraient dû pour le second, marquer l’actualité. D’un côté, le mouvement des «gilets jaunes » et ses barrages routiers, mouvement de protestation initialement contre la hausse des taxes sur les carburants, sur lequel s’est apparemment greffée une colère plus diffuse. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un mouvement catégoriel, concernant au premier chef des personnes et familles qui ont fait le choix de vivre à la campagne, souvent pour des raisons de bas coût foncier ou locatif, et sont en conséquence contraintes de recourir au véhicule individuel pour aller notamment au travail. Ce mouvement a donné lieu ça et là à des incidents et même accidents avec des agissements violents de la part de nombre de protestataires.

De l’autre côté, 10 grévistes de la faim initialement, 5 au bout de 27 jours, qui protestent contre la destruction de pans entiers de la nature et du paysage (parcelles forestières, vergers en terrasse, faune) entraînée par la construction du Grand Contournement autoroutier Ouest de Strasbourg (GCO), à l’utilité plus que contestable. Soulignons encore, chose insigne, le soutien qu’apporte la population de Kolbsheim, maire (Dany Karcher) et pasteure (Caroline Ingrand-Hoffet) en tête, aux Zadistes qui tentent de ralentir les travaux destructeurs du Groupe Vinci. Soutien tant relationnel que matériel, qui est de l’ordre du soin, de la bienveillance. À ce soutien amical s’est ajouté celui de la CGT de Vinci, fait hautement notable également. Soixante-dix parlementaires, à l’initiative de la députée LRM de la circonscription concernée, Martine Wonner, viennent aussi d’apporter leur soutien aux grévistes.

Imaginons que le président Emmanuel Macron réponde positivement à la demande des grévistes de la faim et mette un terme au GCO. Le climat, la nature et la santé des riverains y gagneraient. Ce GCO ne soulagera pas la circulation et les poumons des Strasbourgeois. Nous savons depuis quarante ans, que tout tuyau supplémentaire se remplit sans vider les autres, ajoutant in fine au trafic initial. En outre il est plus destiné à grossir le flot de véhicules vers la ville et à détourner à son profit les poids-lourds passant par l’Allemagne et soumis à des taxes outre-Rhin, qu’à autre chose. En coupant court aux intérêts du groupe Vinci, en écoutant des citoyens altruistes luttant pour une cause publique et salutaire, le président de la République montrerait qu’il peut ne pas être le président des riches, qu’il considère avec sérieux notre avenir climatique et les autres biens publics. Il monterait qu’il a compris que nous entrons dans un monde nouveau qui n’est plus celui du tout automobile, mais celui de la lutte contre le changement climatique et pour le vivant. Probablement rêvé-je … Cela aurait un sens beaucoup plus fort que tous les discours possibles sur un porte-avions, fût-il le nôtre.

Protester afin de continuer sans ciller la destruction des conditions de vie sur terre a quelque chose d’indécent.

Qu’ils aient le couteau budgétaire sous la gorge n’efface en rien le fait que nos « gilets jaunes » contribuent volens nolens à la destruction des conditions de vie sur Terre, en parcourant chaque jour des dizaines de kilomètres, généralement seuls au volant. Protester afin de continuer sans ciller a quelque chose d’indécent face à ceux qui perdent la vie pour cause d’incendies, d’inondations, et déjà de famine. Plus indécent est le soutien qu’ils reçoivent de partis politiques en quête de voix. Quand ces partis affichent des programmes écologiques, le grotesque et le mensonge sont à leur comble. Ils sont à l’écologie ce que Maduro est à la démocratie et aux droits humains. Décidément, écologiquement, l’habit ne fait pas le moine. Leur promettre une aide de 4000 € pour acheter une voiture d’occasion plus récente et moins gourmande, comme a fini par le concéder le gouvernement, a tout de la concession électorale stupide.

Leur protestation, les soutiens qu’ils reçoivent, les aides qu’ils pourraient percevoir ne changeront en rien le fait que nous arrivons à la fin d’une période d’abondance énergétique, qui seule pouvait autoriser leur choix d’un habitat isolé de tous transports en commun praticables. Ni les « gilets jaunes », ni les partis politiques n’ont le pouvoir de faire revenir le pétrole dans les sous-sols. Que l’on considère les choses sous l’angle du pic pétrolier ou sous celui du taux de retour sur investissement énergétique, sans même évoquer le climat, la manne pétrolière relève du passé. Sur les 100 millions de barils de pétrole que nous consommons par jour, grosso modo 25 millions ne proviennent plus de gisements conventionnels, mais de gisements dont les perspectives d’exploitation sont plus courtes. Quant à nos capacités d’extraction de pétrole conventionnel qui plafonnent depuis des années, elles finiront nécessairement par redescendre et avec un taux annuel de déplétion proche du double de ce qu’exigerait la décarbonisation de nos énergies pour des raisons climatiques.

La question du pouvoir d’achat des « gilets jaunes » ne peut être abordée en dehors de cette perspective de passage d’un système énergétique à un autre.

L’autre approche table sur le « taux général de retour sur investissement énergétique » (TRE). Nous ne pouvons capter l’énergie qu’en utilisant de l’énergie, directement, et indirectement par les métaux et autres matériaux auxquels nous recourons. La clé de toute question énergétique est donc le TRE. Or, s’il y a encore quelques décennies il suffisait d’investir 1 baril de pétrole conventionnel pour en extraire 100 ; nous n’en extrayons plus que 20 pour le même investissement. Compte tenu des rendements limités et de l’usage de l’énergie en cascade, un TRE général de 15 est très probablement nécessaire à des sociétés complexes comme les nôtres. Nous sommes donc très probablement proches de ce seuil en-deçà duquel s’effondre notre château de cartes énergétiques. Rappelons que nous restons dépendants à 80 % des fossiles pour notre énergie primaire.

La question du pouvoir d’achat des «gilets jaunes », celle de tous les précaires énergétiques et, en réalité, d’une part très importante de la société, ne peut être abordée en dehors de cette perspective de passage d’un système énergétique à un autre. Derrière cette question de pouvoir d’achat il y a un mixte de questions lourdes en matière de localisation de l’habitat, d’isolation de ce même habitat et de desserte de transports publics. Et là, les mêmes solutions peuvent servir le confort de vie des habitants, la baisse des consommations énergétiques, la mobilité professionnelle et le climat. Et évidemment, ce ne sont pas des solutions qu’il est possible de mettre en place en quelques mois. Mais au moins que les solutions transitoires proposées ne nous éloignent pas de la cible finale.

Il convient que les réponses apportées aux «gilets jaunes » n’offensent pas la hauteur de vue et le courage des grévistes de la faim de Kolbsheim contre le GCO.


Dominique Bourg

Philosophe, Professeur honoraire de l'Université de Lausanne