Écologie

Il faut catastropher Billancourt

Ingénieur agronome

Les successions de mauvaises nouvelles climatiques, environnementales, sociales, politiques et économiques provoquent sidération, ras-le-bol, anesthésie, colère et dépression. Sont-elles mobilisatrices ? Est-il pessimiste d’en rendre compte ? Faut-il au contraire arrêter d’en parler ? Que feriez-vous si votre maison était en train de brûler devant vous ?

Cela fait maintenant des années que notre maison brûle. L’incendie gagne les étages. Prenez cet été 2018, par exemple, il semble y avoir eu un sursaut de prise de conscience suite aux épisodes de canicule en France, aux diverses catastrophes naturelles dans le monde, à la démission de Nicolas Hulot du poste de ministre de la transition écologique et sociale, ou encore à la parution en août dans les Comptes-rendus de l’Académie des sciences des États-Unis d’une étude extrêmement inquiétante sur la trajectoire climatique rapide et irréversible menant à un état de « planète étuve »… [1]

Cet automne, la rentrée n’a apaisé personne. Elle a été ponctuée par le dernier rapport du GIEC et son pessimisme mal dissimulé derrière un solutionnisme techno-béat, par l’irrépressible poussée des fascismes (comme au Brésil), ou encore par les signaux avant-coureurs d’une imminente crise financière systémique.

Bref, les grandes mauvaises nouvelles s’accumulent, et les masques tombent : États, gouvernements, ONG et multinationales n’ont décidément pas les capacités de gérer ce qui arrive, les petits gestes quotidiens et individuels ne suffiront pas non plus… et les catastrophes s’emballent et se succèdent à un rythme effréné, aggravant la situation globale et laissant craindre un possible effondrement de notre société, voire carrément de la biosphère.

Cette idée d’effondrement est de plus en plus présente dans les esprits, elles s’immisce dans les débats, et il est devenu difficile de la balayer d’un revers de main. Trois ans après la compilation d’un faisceau d’indices montrant que cette issue était réellement possible dans les années à venir (Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, 2015), nous publions en cette fin d’année 2018, avec Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, la suite de ces réflexions collapsologiques : Une autre fin du monde est possible (Seuil, 2018).

La prise de conscience de l’incendie peut-elle nous réveiller sans nous dévaster intérieurement ?

Finalement, y a-t-il trop ou pas assez de catastrophes dans le monde ? En faut-il plus pour prendre conscience de l’incendie de notre maison ? Ou en faut-il moins pour ne pas effrayer nos paisibles colocataires ? Prenons ces questions à l’envers : combien de nouvelles catastrophiques (ou de catastrophes réelles) sommes-nous prêts à encaisser pour arriver à nous mettre en mouvement… sans toutefois sombrer dans le désespoir ? La prise de conscience de l’incendie peut-elle nous réveiller sans nous dévaster intérieurement ?

Imaginez : vous êtes tranquillement assis devant la télé, un inconnu frappe à la porte et entre dans votre salon, il porte un costume et des lunettes, on dirait un expert, il vous parle calmement en lisant un papier qui explique qu’un incendie s’est déclaré aux étages inférieurs et qu’il faut quitter la maison. Il ne cille pas, et constatant votre absence de réaction, se penche à nouveau sur son papier pour vérifier que tout est correct. Allez vous le croire ?

Imaginez maintenant qu’une deuxième personne arrive, haletante, c’est une voisine, vous l’avez déjà croisée auparavant, elle vous dit la même chose mais a l’air vraiment paniquée, elle parle de ses enfants qui risquent de mourir… mais tout semble incohérent. Mais bon sang ! Qui sont ces gens qui vous dérangent à l’heure de votre émission préférée !

En allant les raccompagner à la porte vous voyez dans la rue un attroupement, une bonne centaine d’experts, de policiers, d’ambulanciers, mais aussi de jeunes qui regardent l’immeuble dans un brouhaha indescriptible. Vous sentez comme une légère odeur de brûlé. Au loin vous croyez entendre la sirène des pompiers… et des hurlements. Mais peut-être avez-vous rêvé. Zut alors, c’est bien le moment !

Il n’est pas de bon ton de trop effrayer les gens, il parait que ça démobilise…

Pour avoir été en contact pendant des années avec les publications scientifiques des indicateurs catastrophiques du système-Terre et des sociétés humaines qui l’habitent, pour avoir côtoyé aussi durant une décennie divers publics dans une démarche d’éducation populaire, je peux témoigner qu’on m’a souvent reproché d’être trop catastrophiste. Il n’est pas de bon ton de trop effrayer les gens, il parait que ça démobilise…

D’accord, admettons que pour certaines personnes ce soit le cas. Mais alors comment parler de notre maison qui brûle sans parler du feu ? Sans dire qu’il s’est déjà propagé aux étages inférieurs ? Sans parler du risque que la maison entière disparaisse ? Peut-on parler d’un gigantesque incendie sans provoquer une peur viscérale ? La peur n’est-elle pas plutôt signe de bonne santé ? Comment ne pas « braquer » ces paisibles téléspectateurs ? Est-il possible de ne pas désespérer Billancourt ? [2]

Imaginez à nouveau : vous déambulez dans les couloirs de votre immeuble, et vous prenez conscience de l’incendie et des risques. Devant vous, un tableau de Jérôme Bosch : certains habitants sont toujours dans leur salon, affalés devant leur télévision ; d’autres sont en train de crever à la cave dans les flammes et la fumée ; quelques personnes bien équipées montent sur le toit vraisemblablement en attente de l’arrivée d’un hélicoptère… et d’autres s’activent déjà dans les couloirs pour éteindre l’incendie.

Vous sortez sur le perron et constatez la colonne de fumée. Immobile, sans chaussures, les bras ballants, sidéré. Tout va très vite dans votre tête : « Ou sont mes affaires ? Où sont les enfants ? Y a-t-il un seau d’eau quelque part ? D’où vient cet incendie ? Qui a une idée claire de ce qui se passe ? Où sont les responsables ? Comment prévenir les personnes restées à l’intérieur ? Les pompiers sont-ils prévenus ? Que puis-je faire ? Comment s’organiser ? Et comment d’abord se calmer et retrouver ses esprits ? Que faire de cette puissante envie de pleurer et de hurler ? »

Si la pilule est trop dure à avaler, il faut se rendre à l’évidence : le problème n’est pas la pilule mais le manque de courage de celui qui l’avale.

Et là, en voyant cet inquiétant capharnaüm autour de vous, deux types de réactions attirent votre attention : il y a ceux qui ne veulent pas voir la situation, ils ont les mains sur les oreilles et ils ferment les yeux très fort car ils ont peur d’avoir peur. Ils veulent qu’on leur parle gentiment, ils veulent des « bonnes nouvelles », qu’on leur dise que leur maison est belle et solide, que des gens compétents s’affairent déjà à éteindre l’incendie, qu’on ne va pas leur enlever leur télévision, qu’ils ne devront pas quitter leur doux foyer…

Et puis vous remarquez d’autres individus qui semblent résignés, qui secouent la tête et n’arrêtent pas de répéter à leur voisin que « c’est foutu » ; « tu vois bien, quoi qu’on fasse, ça ne sert à rien » ; « laisse tomber, qu’est ce que tu veux faire avec ce seau ?! ».

Parmi les personnes qui s’activent, il y a ceux qui cherchent un récipient, n’importe lequel, le remplissent d’eau et descendent à la cave. Certains portent difficilement un grand récipient à plusieurs. Ils font leur part, avec courage mais en solitaire ou en petits groupes. Il y a aussi ceux qui hurlent à la foule que la seule solution, c’est qu’on s’y mette tous ensemble, de manière coordonnée, mais personne ne semble y prêter attention. D’autres haranguent la foule pour tenter de trouver et punir les pyromanes (car il y en a et ils sont toujours actifs !), pendant que des cohortes d’experts redescendent vers le feu avec des appareils de mesure pour rendre compte de la situation, croisant leurs collègues qui reviennent crasseux avec des mauvaises nouvelles, accompagnés des pompiers qui remontent des civières. Quelques personnes en costume-cravate disséminés dans la foule quittent discrètement les lieux, la tête dans les épaules…

Reprenons nos esprits. Il est clair que nous n’avons plus d’autre choix que d’accepter la réalité de l’incendie, de le comprendre, de nous remettre de ce choc émotionnel – et existentiel –, d’élaborer une stratégie, et de se mettre en action. Si la pilule est trop dure à avaler, il faut se rendre à l’évidence : le problème n’est pas la pilule mais le manque de courage de celui qui l’avale, et peut-être parfois le manque de tact de celui qui donne la pilule.

Il faut arriver à rendre la pilule moins toxique et à en faire une opportunité pour transformer votre vie…

En effet, aborder publiquement la question de l’incendie revient à annoncer à un patient qu’il a une maladie grave et qu’il risque d’en mourir. C’est un art délicat que les médecins ont eu du mal (et c’est toujours le cas) à exercer, car une mauvaise nouvelle (même si elle porte sur le futur) a le pouvoir de détruire votre présent. Il faut donc arriver à la rendre moins toxique et à en faire une opportunité pour transformer votre vie… radicalement. Autrement dit, il faut se faire à l’idée que la petite vie paisible devant la télé est terminée, puis se creuser la tête – à plusieurs – pour trouver un sens à cette extinction d’incendie… par exemple en plongeant dans l’action collective avec vos voisins !

Il y a aussi la question du pessimisme et de l’optimisme. Les personnes qui ont du mal avec la pilule râlent sur son goût pessimiste. Mais qu’y a-t-il de pessimiste à prévenir de l’incendie de votre maison ? Accuseriez-vous les pompiers ou votre médecin de pessimisme ? En réalité, nous avons besoin des optimistes et des pessimistes tant qu’ils ne sont pas dans le déni (les optimistes béats) et qu’ils ne vous écrasent pas votre avenir (les pessimistes « tout-est-foutu »). Il y a beaucoup d’optimistes et de pessimistes sains d’esprit et tournés vers l’action ! De même, il faut aussi se méfier de l’espoir, car il cache souvent un déni de l’incendie ou une peur d’affronter les choses.

Espoir vient du latin esperare, attendre. Mais attendre quoi ? Qu’un assureur vous dise que votre maison vous sera remboursée ? Que vous avez neuf chances sur dix de réussir à éteindre l’incendie ? Et si vous aviez une chance sur cent, n’iriez-vous pas tout de même porter main forte aux personnes qui s’activent déjà ? La leçon à tirer de cela est qu’il faut passer à l’action même si nous ne connaissons pas l’issue. L’espoir n’est pas obligatoire pour se mettre en mouvement, l’optimisme non plus. Il faut juste du courage, c’est-à-dire la capacité d’affronter ses propres ombres (Jung) et sa peur de la mort.

Nous pensons même qu’il faut catastropher Billancourt. Il faut le secouer. Nous n’avons plus le temps d’attendre. En revanche, il faut le dire avec tact, avec rigueur, avec compassion et avec sagesse, comme un médecin qui annonce une très mauvaise nouvelle. Il faut aussi prendre soin des personnes dévastées par ce nouvel état de fait, rester ensemble, partager, écouter, rester ferme mais patient… malgré l’urgence. C’est un paradoxe.

Les communautés humaines se sont soudées grâce aux rituels collectifs de perte, de chagrin et de deuil. Il est donc indispensable de plonger dans ces ombres, de renouer avec des rituels qui fabriquent du commun.

Ainsi, la voie « intérieure » (psychologique, éthique, spirituelle, artistique et métaphysique) est aussi importante que la voie « extérieure » (l’action, la politique, la transition, etc.). Il ne s’agit pas de choisir l’une des deux, mais de les emprunter simultanément (sinon on trébuche) et de le faire ensemble. La question spirituelle [3] est fondamentale mais n’est absolument pas un retour à l’individu, ni un désengagement politique, bien au contraire ! C’est un prérequis pour construire des collectifs solides, des luttes ancrées, des alternatives crédibles et des récits communs, c’est-à-dire des liens et du sens, deux indispensables ingrédients pour pouvoir traverser les tempêtes.

Depuis la nuit des temps, les communautés humaines se sont soudées grâce aux rituels collectifs de perte, de chagrin et de deuil (pensez à la fraternité spontanée qu’il y a eu après les attentats du Bataclan). Nous serons amenés à contacter beaucoup de souffrances, il nous parait donc indispensable d’apprendre à plonger dans ces ombres (et non à les éviter), de renouer avec des rituels qui fabriquent du commun, afin d’éviter que ces affects non-métabolisés (tristesse, désespoir, colère, peur, etc.) nous reviennent dans la figure sous forme de manifestations politiques très désagréables.

Deux questions s’imposent aux personnes qui prennent conscience de la situation globale : 1. Comment vivre avec ça sans devenir fou ? et 2. Que faire ?

Ce nouvel opus « collapsologique » traite de la première question – préalable indispensable à la deuxième – en abordant des thèmes aussi divers que la résilience des communautés soumises aux catastrophes, les sentiments de perte et de deuil, les changements de récit, le rôle des ZAD et des luttes, ou encore l’indispensable question spirituelle abordée non pas pour proposer un retour du religieux mais en invitant à changer notre manière d’être au monde et en particulier aux autres êtres vivants qui peuplent notre planète. La deuxième question (l’organisation politique en temps de catastrophes et de dégradation globales) est la plus importante. C’est le grand défi – et le chantier – des mois à venir, et un nombre croissant de personnes, tous milieux confondus, sont prêts à la traiter.

 

NDLR : Pablo Servigne publie avec Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle Une autre fin du monde est possible (Seuil, 2018)


[1] Steffen, W. et al. (2018). « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene ». Proceedings of the National Academy of Sciences, n°115 (33), pp. 8252-8259.

[2] Dans les années 1970, on dit que Jean-Paul Sartre a volontairement caché les mauvaises nouvelles venant d’URSS pour ne pas « désespérer Billancourt », du nom de cette grande usine Renault, métaphore du prolétariat.

[3] Spirituel n’a rien de religieux, nous signifions ici 1. notre rapport au monde et surtout à tout ce que nous n’avons pas produit (au donné) et 2. l’horizon d’accomplissement de soi (voir le dernier livre de Dominique Bourg, Une nouvelle Terre, Desclée de Brouwer, 2017).

Pablo Servigne

Ingénieur agronome, Chercheur indépendant

Mots-clés

Climat

Notes

[1] Steffen, W. et al. (2018). « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene ». Proceedings of the National Academy of Sciences, n°115 (33), pp. 8252-8259.

[2] Dans les années 1970, on dit que Jean-Paul Sartre a volontairement caché les mauvaises nouvelles venant d’URSS pour ne pas « désespérer Billancourt », du nom de cette grande usine Renault, métaphore du prolétariat.

[3] Spirituel n’a rien de religieux, nous signifions ici 1. notre rapport au monde et surtout à tout ce que nous n’avons pas produit (au donné) et 2. l’horizon d’accomplissement de soi (voir le dernier livre de Dominique Bourg, Une nouvelle Terre, Desclée de Brouwer, 2017).