Écologie

Menaces sur la diversité (1/2) – naturelle et culturelle

Géographe

Disparition progressive de la biodiversité, standardisation linguistique… notre humanité connait un terrible mouvement d’uniformisation. Les différences naturelles et culturelles qui font sa beauté et celle de son environnement sont écrasées. C’est ainsi son existence même qui est menacée. Premier volet d’un ensemble de deux textes sur les menaces qui pèsent sur la diversité.

Qu’est-ce que la progression du palmier à huile en Indonésie, la montée en puissance des autocrates dans le monde entier, la fusion entre Bayer et Monsanto, l’hégémonie de l’anglais et l’oppression des minorités religieuses en Chine ont en commun ? Tout simplement le fait d’accélérer le recul préoccupant de la diversité sous toutes ses formes. À l’image de la biodiversité qui chaque jour s’amenuise, la diversité linguistique, culturelle et religieuse de l’humanité est menacée.

Sur le plan politique, le recours à l’Un c’est-à-dire à l’homme providentiel paraît de plus en plus fréquent. N’épargnant plus aucun continent ni ensemble politique, il menace la démocratie. Au plan économique, le règne de l’Un, c’est-à-dire des ensembles monopolistiques, est avéré. Leur toute-puissance, supérieure à celle de nombreux États, pose question. Toutefois, la situation n’est pas (encore) désespérée, car il n’est pas si simple d’extirper la diversité du fonctionnement de l’homme et de la nature.

Sur tous les continents, sous la pression humaine et celle de l’agro-business, la diversité écologique est attaquée. En Indonésie et au Brésil, la forêt primaire, d’une richesse d’essences et d’espèces animales incomparable, recule de plusieurs dizaines de milliers de km2 chaque année. Son extrême diversité est remplacée par une extrême unicité, symbolisée par les plantations de palmiers à huile à perte de vue. Or, si l’huile de palme est utilisée aussi bien dans l’industrie agro-alimentaire et les cosmétiques que dans les agrocarburants, sa production en masse entraîne des conséquences environnementales et humaines dramatiques : déforestation, érosion des sols, assèchement de cours d’eau, nombreuses espèces en voie d’extinction (dont l’emblématique orang-outan, notre si proche cousin), déplacement de villages, destruction d’habitats indigènes. L’Union européenne, toujours plus prompte à blâmer les autres qu’à balayer devant sa porte, menace l’Indonésie de bannir l’utilisation de l’huile de palme pour les biocarburants en 2021. Pourtant, devant le ballet diplomatique discret mais ininterrompu des industriels et des politiques indonésiens, ira-t-elle jusqu’au bout ?

En dévastant la diversité et le multiple à son seul profit, celui de l’Un, de l’unique, de l’être supérieur, l’homme met en jeu son existence même, dans un geste suicidaire qui s’ignore.

Par ailleurs, ce que l’on sait moins, c’est que l’Union européenne, à travers ses principaux États-membres (Allemagne et France en tête), n’encourage pas particulièrement la biodiversité. Ainsi, les grandes et belles forêts de feuillus typiques de nos contrées se voient de plus en plus concurrencées par une espèce végétale originaire d’Amérique du Nord : le pin Douglas. Comme pour les palmiers à huile, le Douglas est cultivé de manière industrielle, c’est-à-dire en monoculture et en plantation, pour être ensuite exploité de façon systématique par l’industrie du bois, du carton et du papier. Qu’importe que ces plantations appauvrissent les sols, la flore et l’imaginaire. L’essentiel est qu’elles rapportent. Mais que rapportent-elles à l’humanité à long terme si elles prospèrent aux dépens de la biodiversité ? Que n’a-t-on entendu l’avertissement solennel du géographe Élisée Reclus lancé il y a… 150 ans et que chacun, en son âme et conscience, devrait méditer ?

« Les développements de l’humanité se lient de la manière la plus intime avec la nature environnante. Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. » [1]

Las, qui a fait l’expérience douloureuse de se promener au printemps dans une « vraie » forêt, belle mais silencieuse, désertée par le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes, sait qu’avec les espèces animales, « les imaginations s’éteignent ». Car non content de détruire les forêts et leur habitat, l’homme s’attaque à la biodiversité en déversant dans les champs cultivés ses produits phytosanitaires, ses pesticides et son glyphosate. Le résultat est proprement sidérant : près de 80% des insectes volants auraient disparu en trente ans, un tiers des oiseaux des campagnes en quinze ans (beaucoup plus pour certaines espèces). Quant aux insectes pollinisateurs, si précieux dans la chaîne alimentaire, abeilles sauvages, bourdons, papillons, leur population s’effondre du fait, notamment, de l’utilisation des insecticides toxiques, ces néonicotinoïdes dont le seul nom fait frémir.

La lame de fond de l’unicité n’épargne pas la sphère culturelle.

Quelle cruelle ironie de constater qu’au moment même où l’homme commence à entrevoir les secrets de la nature, comme la communication entre les arbres [2] ou le pouvoir du chant des oiseaux, il la détruit irrémédiablement. En saccageant tous les types de milieux, les forêts, les océans, les milieux humides ou tropicaux, en s’attaquant aux espèces mêmes qui assurent sa propre survie, en dévastant la diversité et le multiple à son seul profit, celui de l’Un, de l’unique, de l’être supérieur, l’homme met en jeu son existence même, dans un geste suicidaire qui s’ignore. Dans un futur proche, au train où va la destruction de l’environnement naturel, les enfants ne pourront plus contempler des animaux « pour de vrai » que dans les zoos et les adultes les plus chanceux ne pourront plus goûter aux charmes de la promenade dans les bois – sachant que « le loup n’y sera pas » – qu’à travers des forêts récréatives, des forêts-ersatz, des forêts-réserves protégées, tandis que les forêts naturelles auront soit disparu soit été transformées en plantations pour les besoins de l’industrie du papier.

La lame de fond de l’unicité n’épargne pas la sphère culturelle, au sens large. Dans le secteur des médias, la diversité des marques et des titres n’est que de façade lorsqu’on sait qu’en fait, seuls quelques groupes se partagent un marché gigantesque : groupe Lagardère, Vivendi, Dassault, Bolloré et, à l’international, Bertelsmann, News Corporation (groupe Murdoch), Viacom, CBS et quelques autres. Les recherches contemporaines ont bien mis en évidence la tendance préoccupante aux monopoles ou aux quasi-monopoles. On sait qu’aujourd’hui en France, une petite dizaine d’oligarques, grands patrons d’industrie, possède 90% des quotidiens nationaux et environ 50% des chaînes de télévision et des stations de radio. Face à ce que d’aucuns considèrent comme une atteinte grave à la liberté de la presse, la résistance s’organise. Elle passe notamment par la floraison de nouveaux médias indépendants mais dont la force de frappe, sauf exception (cf. Mediapart), n’a rien à voir avec celle des « faiseurs d’opinion ».

L’édition scientifique commerciale a suivi peu ou prou la même évolution que les médias. Cinq big players – Elsevier, Sage, Wiley, Springer, Taylor & Francis – se partagent 50% du marché de l’édition scientifique, l’arrivée d’internet ayant accéléré les effets de rachats et de fusions. Une telle concentration est troublante tandis qu’avec l’ouverture des pays émergents notamment, Chine et Inde en tête, la production scientifique mondiale a considérablement augmenté depuis vingt ans. N’y-a-t-il pas une distorsion fondamentale entre profusion d’un côté (le multiple) et extrême concentration de l’autre (mythe de l’un) ? Cette situation oligopolistique ne risque-t-elle pas de générer des abus ? De fait, ces cinq éditeurs de très nombreuses grandes revues ne paient ni les auteurs ni les reviewers, en revanche ils monnayent l’accès aux articles et les abonnements aux revues à prix d’or auprès des bibliothèques, des universités et des institutions scientifiques. Un système inique générant des taux de marge opérationnelle hors-norme (jusqu’à 40% pour Elsevier), mais dont le modèle économique commence à être fort heureusement remis en question par l’émergence des revues et des livres en libre accès.

Ce qui devait être par définition multiple et varié, c’est-à-dire l’expression de la créativité scientifique, devient progressivement unidimensionnel et monolingue.

L’oligopole de l’édition scientifique, composé uniquement de groupes anglo-saxons, n’a fait que renforcer le poids de l’anglais comme langue scientifique. Car pour publier dans l’une des prestigieuses revues détenues par ces groupes, il faut la plupart du temps soumettre un papier rédigé dans la langue de Shakespeare ou plutôt en anglo-américain. Mieux : il faut également posséder les codes culturels, proposer les bons mots-clés, une thématique dans l’air du temps, les références à la mode dans le monde anglo-saxon et être politiquement correct. Docilement, l’instinct grégaire aidant et la peur des évaluations faisant le reste, la très grande majorité des chercheurs de par le monde se plie à cette norme linguistique et culturelle contraignante. Ce qui devait être par définition multiple et varié, c’est-à-dire l’expression de la créativité scientifique, devient progressivement unidimensionnel et monolingue.

Triste spectacle que la contorsion des chercheurs non anglophones sacrifiant leur langue sur l’autel d’un « globish » (global english) de bon aloi ne permettant qu’une communication internationale élémentaire ! Sur les campus européens et asiatiques, l’invasion silencieuse de l’anglo-américain se répand partout, souvent facilitée par les acteurs universitaires locaux eux-mêmes. De plus en plus de cours se déroulent en anglais, non seulement en science dure mais aussi en sciences humaines et sociales. En Europe, après les pays scandinaves et les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Europe de l’Est sont en train de basculer vers l’anglais, tandis que certains pays latins comme l’Italie leur emboîtent le pas. L’Espagne et la France ferment la marche mais pas pour longtemps. Le tribunal de commerce de Paris ne s’est-il pas récemment enorgueilli d’avoir traité de sa première affaire entièrement en anglais ? La langue des artistes et acteurs français de l’art contemporain n’est-elle pas, de plus en plus, l’anglais ?

Ainsi, au moment même où le Royaume (dés)uni s’apprête à quitter l’Union européenne, il nous laisse, comme un cheval de Troie, sa langue et sa culture scientifique en héritage. Ultime coup de pied de l’âne et sacré paradoxe, qui ne semble pourtant pas préoccuper grand-monde au sein de la communauté scientifique du vieux continent. La situation pourrait prêter à sourire si elle ne renfermait une sourde inquiétude. Comme le dit Barbara Cassin, « la diversité des langues enrichit la pensée », à l’inverse du global english « qui ne peut être un ciment pour l’Europe ». La philosophe rappelle aussi que chaque langue est bien plus qu’un mode de communication et qu’elle porte en elle une vision singulière du monde, et que renoncer à sa propre langue en matière scientifique, c’est souvent renoncer à affirmer cette singularité. Autrement dit, c’est préférer l’Un à l’Autre, le langage neutre et international à la beauté des langues, la croyance en l’universalité linguistique et culturelle à la foi dans la complexité. C’est privilégier une pseudo lingua franca et délaisser Babel définitivement. N’a-t-on pas une impression de déjà-vu ? Cette étrange situation de monolinguisme grandissant ne rappelle-t-elle pas, mutadis mutandis, la disparition progressive de la biodiversité et des espèces animales dont nous parlions ? L’homme aurait-il à ce point oublié qu’il est fait de diversité et de complexité, qu’il est par essence pluriel et contradictoire ? Quel dessein cache ce goût pour le « mono », le simple, le rationnel et l’efficace ? Le mythe de l’homme moderne global et « globish » rejoindrait-il voire réactiverait-il celui de l’homo œconomicus, que l’on croyait pourtant révolu ?

 


[1] Elisée Reclus, 1866, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », in Revue des Deux Mondes, 15 mai 1866, p. 351-382 [cf. réédition 2014, Champs-Flammarion].

[2] On rappellera le succès du livre de Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres, Les Arènes, 2017, un livre devenu best-seller dans plusieurs pays dont la France.

Boris Grésillon

Géographe, Professeur à l'Université Aix-Marseille, Senior Fellow de la fondation Alexander-von-Humboldt (Berlin)

Notes

[1] Elisée Reclus, 1866, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », in Revue des Deux Mondes, 15 mai 1866, p. 351-382 [cf. réédition 2014, Champs-Flammarion].

[2] On rappellera le succès du livre de Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres, Les Arènes, 2017, un livre devenu best-seller dans plusieurs pays dont la France.